HANDBOUND
AT THE
UNIVERSITY OF
TORONTO PRESS
<B
CONTES & CONTEURS GAILLARDS
Cet ouvrage ne sera jamais réimprimé
// a été tiré à six cent soixante deux exemplaires numérotés
650 sur Alfa vergé
12 sur japon.
90
Droits réservés pour tous pays, y compris la Suède,
la Norvège et le Danemark
' - /DLDi^lKJ 1 n JC^U H UU V1HUA JT i\ .K 1 O^
VAN BEVER *<£)
Contes ér Conteurs
Gaillards
au XVIIP Siècle
VERGIER. — J.-B. ROUSSEAU. — GRECOURT. — VOLTAIRE.
PIRON. — DES BIEFS.- - PAJOU. — ROBBÉ DE BEAUVESET.
GUICHARD. — DORAT. — GUDIN. — MÉRARD DE
SAINT-JUST. — THEIS. — ABBÉ BRETIN. — PUS.
NOGARET. — VASSELIER. — PELLUCHON-
DESTOUCHES. — BEAUFORT DAUBERVAL.
Recueil de Pièces Rares ou Inédites publiées sur
les ^Manuscrits ou les Textes Originaux
Préface et Notes Bio-Bibliographiques.
Ouvrage orné de huit planches hors texte
PARIS (IX0)
H. DARAGON, LIBRAIRE-ÉDITEUR
30, RUE DUPERRÉ, 3o
M D CCCC VI
nu
PRÉFACE
Entre tous les conteurs galants ou gaillards du xviiic
siècle — et ce livre, où l'on n'a compris pourtant que les
plus caractéristiques, va faire voir s'ils sont en nombre —
il semble que seuls La Fontaine, Grécourt, Piron et
Voltaire ne soient pas oubliés. Encore La Fontaine et
Voltaire ne doivent-ils pas précisément leur réputation
à leurs contes, et pour Grécourt et Piron, ils sont plus
connus par la légende qui s'est créée autour d'eux que
par leurs œuvres mêmes : Grécourt, parce qu'ayant été
chanoine de Tours et bon vivant, il fait, à deux siècles
de distance, pendant au curé de Meudon, Piron, parce
qu'il composa dans sa jeunesse une Ode, dont personne
au reste ne connait le texte, mais à laquelle il a suffi
d'être récitée par le Chevalier de la Barre devant un
crucifix pour être à jamais immortelle, et avec elle son
auteur, dans la mémoire des hommes.
Nous ne prétendons pas ici discuter, si cette inclémence
du sort pour tant d'écrivains peut se justifier en quelque
façon. L'historien, comme le naturaliste, doit se borner
à constater des faits, et se garder avant tout de son
humeur particulière. Mais on peut rechercher, semble-
t-il, quelle est la cause de cet oubli. Vient-il, comme il
apparaît sans doute à première vue, de ce que le genre
II PRÉFACE
léger du conteur est écrasé pour nous sous le poids des
encyclopédistes et des philosophes; de ce que tous ces
petits écrivains, médiocres bien que charmants, n'ont
pu subsister à côté des grands hommes du xvine siècle?
Vient-il encore de ce que leurs ouvrages sont, pour la
plupart, devenus fort rares, et même pour quelques-uns
introuvables? Ne serait-ce pas aussi que, les bibliogra-
phies mises à part, nous n'avons aucun livre qui décrive
l'évolution du genre, car l'on ne peut prendre en consi-
dération ni les notes hâtives placées en tête du Recueil
des Fables allemandes et Contes français en vers{l) attribué
à Chevalier dit du Coudray, ni le livre de Gudin de la
Brunellerie publié à Paris l'an xi sous le titre de Histoire
ou Recherches sur l'origine des Contes (2). Auraient-ils
enfin, avec toute la poésie duxvme siècle, été enveloppés
dans la disgrâce où les firent tomber les romantiques,
et n'hésiterait-on à les lire aujourd'hui que par crainte
de trouver en eux la platitude des Dorât et des Delille ?
Autant de conjectures que l'on peut soutenir, mais
dont aucune n'est décisive. Dans un genre presque
aussi léger que le conte, dans le roman, la gloire des
philosophes n'a pas, que nous sachions, étouffé celle
des Marivaux, des Prévost et des Bernardin, pour ne citer
que les plus célèbres. Si les livres de nos conteurs sont
rares, il n'est pas de livre tellement rare qu'il ne se trouve
et ne se réimprime avec succès lorsqu'il est encore sus-
ceptible de plaire. Aucune histoire, assurément, n'a
(1) Paris, chez F. -H. Monory et Delalain, 1772 et 1776, in-16.
(2) Paris, Messidor, an XI, in-8* (T. I).
PRÉFACE III
retracé l'évolution du conte en vers ; mais est-il tant besoin
d'avoir lu YHistoire des Frères Penfant pour s'amuser
au Bourgeois gentilhomme? La vérité est que le conte en
vers a disparu, en dépit de son agrément, parce qu'il a
cessé de correspondre aux mœurs qui ont suivi la Révo-
tion, après laquelle, il est vrai, plusieurs recueils ont été
composés, mais toujours par des hommes élevés sous
l'ancien régime, le dernier conteur, Beaufort d'Auberval,
étant né en 1764. Car le conte en vers n'est pas un art au
sens propre du mot ; il est avant tout un témoignage de
mœurs. Et c'est à ce titre que ce recueil vient prendre
place dans cette collection.
Pour peu qu'on examine, avec attention l'œuvre
d'aucun de ces conteurs, on est éclairé tout d'abord
par la technique particul ière de ce genre. Le conte en vers,
nous l'avons dit quelque part (1), n'appartient pas plus à
la poésie que le roman historique n'appartient à l'histoire.
Les défauts littéraires, la négligence du style et la crudité
de l'expression deviennent chez lui autant de qualités
exigées par ses conditions d'existence. Il est un de ces
témoignages de la littérature orale qui satisfait plus
souvent l'oreille que les yeux Mais si, après avoir dis-
tingué le caractère général du Conte, on porte ses regards
sur la personne des Conteurs et sur les sujets dont ils
traitent, la nature non pas précisément populaire, mais
bourgeoise de cette littérature, frapperadavantageencore,
et l'on comprendra qu'à la fin du xvin* siècle, l'un de ces
(1) Préface aux Conteurs Libertins du XVIII" siècle, Paris, Sansot,
1904, in-18.
IV l' Khi- ACE
conteurs (1) — d'ailleurs écarlé du présent ouvrage pour
sa médiocrité, — ait pu intituler son recueil : Choix de
fabliaux, airs en vers, (Genève et Paris, 1788, petit 12).
La marque de ces conteurs, d'une part, c'est qu'ils ne
sont pas, pour la plupart, des professionnels de la litté-
rature. Le sont-ils, comme Voltaire, La Chaussée,
Rousseau, Rulhières, Gudin,etChamfort, qu'ils échouent
ayant perdu, en faveur de l'art, la naïveté nécessaire au
genre ; un seul fait exception, Piron, lequel est tout
bouillonnant de sève populaire. Ce sont pour la plupart
d'assez petites gens, celui-ci, Vergier, commis de la
marine, et celui-là, Vasselier, commis des postes, et
celui-là encore, Félix Nogaret, commis des bureaux
de l'Intérieur ; d'autres, tels Mangenot et Grécourt,
ecclésiastiques tarés, ou tels Lantin, Pajon et des
Biefs, procureurs en rupture de chicane. A la fin du
siècle, on voit quelques littérateurs, mais ce sont gens
de théâtre et médiocres écrivains, les Piis, les Guichard,
et les Beaufort. Le maître d'eux tous est une sorte de
bouffon, de jongleur, si l'on ose dire, qui vit en parasite
dans la belle société, Robbé de Beauveset. On sent qu'ils
sont tous de braves bourgeois, aimant écouter de grasses
histoires, en buvant de bon vin, car cette littérature a
pour autre caractère d'être non seulement erotique, mais
bachique. D'autre part, les sujets de ces contes sont
essentiellement communs, et même, dirons-nous ici,
populaires. Il en est d'eux comme des mots d'esprit qui
se font dans la bonne compagnie : ce sont éternellement
(1) Barthélémy Imbert.
PRÉFACE V
les mêmes que de nouveaux plaisants donnent pour
être de leur cru. Tous ces conteurs se démarquent avec
une impudence sans égale. Non contents de piller le
fond, il arrive parfois qu'ils jugent plus expédient de
prendre la forme : toujours le même conte se retrouve
avec des versions différentes selon les auteurs. Voulez-
vous un exemple? Prenez cette facétie La fente, dont
l'origine remonte au temps ingénu des fabliaux. Nous en
retrouvons une leçon vieillotte chez les derniers anec-
dotiers du commencement du xixe siècle. Mais, nous
objecte ra-t-on, ce n'est point ici lieu pour dresser une
table statistique de tous les auteurs qui s'exercèrent sur
un même sujet. En publiant la meilleure version de
chacun, nous nous sommes bornés à indiquer sommai-
rement par qui le conte avait encore été traité. Ainsi, on
peut observer ici les sources principales de chaque
auteur.
L'évolution du conte au xvnr siècle se partage très
nettement en deux périodes. Dans la première, qui va de
1675, environ, à 1745, c'est-à-dire de La Fontaine à Piron,
les auteurs s'inspirent à la fois de l'Italie et des vieux
fabliaux français, non sans subir l'influence de Marot
et de Régnier. Dans la seconde, qui va de 1765 à 1800,
rupture complète avec le passé : seul Théis s'amuse
encore à imiter Boccace et la Reine de Navarre, et si
Pelluchon-Destouches intitule son recueil : le Petit-
Neveu de Boccace, c'est pure fantaisie. Les contes, alors,
tirent plutôt leur origine de faits divers plaisants et
connus, ou de bons mots répétés partout : ainsi la
réplique fameuse de Mlle Arnould, souris qui n'a qu'un
VI PRÉFACE
trou est bientôt prise, est traitée par presque tous. Il va
saus dire que là encore, les auteurs continuent à s'imi-
ter entre eux, tout comme leurs prédécesseurs, et qu'en
dépit de qualités d'inventions que quelques-uns, comme
Nogaret, manifestent le conte garde son caractère de
littérature orale et bourgeoise.
Quelques cadres convenaient dans cette galerie liber-
tine. Nous les avons faits aussi étroits que possible,
sacrifiant toujours en faveur du trait léger, de l'anecdote
piquante, la longueur du document biographique.
Cependant nous n'avons pas cru devoir nous res-
treindre sur les auteurs dont la vie était mal connue, ou
sur des circonstances peu notoires relatives à des auteurs
célèbres, lorsque ces circonstances avaient un rapport
direct avec le conte en vers. C'est ainsi par exemple
qu'on trouvera un exposé du procès Jean-Baptiste Rous-
seau et de l'affaire du café Laurent, et en même temps, des
notices assez détaillées sur Vergier, Grécourt, Vasselier,
Robbé, Nogaret, Piis, Beaufort, etc. (1). Nous espérons
du lecteur qu'il ne nous en sache pas mauvais gré.
Quant aux textes originaux publiés ici, sans retouches
orthographiques, nous nous sommes efforcés d'en four-
nir les meilleures versions, d'après les éditions originales
(1) Qu'il nous soit permis, à propos de ces notices, de remercier
ici notre confrère et ami, M. Fernand Caussy, du concours qu'il a
bien voulu nous prêter lors de rétablissement de notre texte C'est
à lui que nous aurons recours encore lorsque nous mettrons au
point notre étude sur YEpigramme du xvme siècle, récemment
annoncée, et qui doit servir de complément à nos premiers trovaux
sur la poésie de mœurs de l 'avant-dernier siècle.
PRÉFACE VII
et les manuscrits des grands dépôts publics, et de
quelques collections particulières, en nous attachant à
donner à chaque pièce une attribution aussi certaine que
possible, ce qui n'a pas été la part la moins délicate, ni
la moins minutieuse de notre travail.
CONTES & CONTEURS
GAILLARDS
DU XVIIIe SIÈCLE
JACQUES VERGIER
< Le goût d'Horace pour Varius, lit-on dans la Préface de
l'édition de Vergier publiée à Lausanne en 1750, le goût
d'Horace pour Varius, fait seul l'éloge du dernier. Nous
n'avons peut être rien dans notre tangue, dit l'Horace français
parlant de Vergier, où il y ait plus de naïveté, de noblesse et
d'élégance que ses Chansons de Table qui pourraient le faire
passer à bon droit pour VAnacréon français, » Il parait que de
Vergier, les chansons de table n'étaient pas seules au goût
de Rousseau. Car l'Horace français est Jean-Baptiste lui-
même. On trouve, dans maintes éditions de ses œuvres,
certain madrigal, qui déjà figurait dans celle de Vergier.
C'est le suivant :
Sur une bague envoyée à une dame
Beau doigt, ministre des plaisirs
De la charmante Célimene
O toi qui satisfais ses plus pressants désirs,
Reçois aujourd'hui mon étrenne.
Quoique l'on puisse soupçonner,
C'est un devoir où l'amitié m'engage ;
1
2 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
J'obéis à ses lois, elle vient m'ordonner
De t'offrir un bijou qui soit à ton usage.
L'Anneau de Hans-Carvel te plairait davantage
Mais chez moi l'Hymen seul a droit de le donner.
Et un autre trait, que Rousseau et Vergier eurent en
commun, fut de se montrer peu fiers de leur origine, laquelle
était dans les cuirs et crépins. L'on dit même que Vergier,
à cet effet, cacha toujours avec soin la date de sa naissance,
la plaçant en 1657, ainsi que l'ont fait, d'après lui, tous les
biographes, Beuchot excepté.
Quoi qu'il en soit, Jacques Vergier naquit à Lyon le 3 jan-
vier 1655, de Hugues Vergier, maître cordonnier, ainsi qu'en
témoigne, de façon irrécusable, le registre baptistaire de
Saint-Saturnin, sa paroisse. Ses parents, dit-on, le desti-
nèrent à l'état ecclésiastique, et dans ce dessein, le jeune
homme fit un cours de théologie en Sorbonne. Ayant conquis
le grade de bachelier, Vergier prit l'habit de son état et fut,
comme précepteur, se placer chez M Barthélémy d'Hervart,
autrefois intendant et contrôleur général des finances, homme
d'une richesse immense et connaissant l'art d'enjouir. Aimable
enjoué et galant, l'abbé sut plaire, et, lorsque son élève,
M. d'Hervart, conseiller au Parlement et maître des requêtes,
épousa, en 1686, cette belle personne qui devait être pour
La Fontaine une autre Madame de La Sablière, il resta familier
d'une maison où la compagnie était meilleure que jamais.
On y voyait, en effet, les diverses jeunes filles auxquelles
Vergier adressa des épitres, des contes et des chansons,
et au-dessus de toutes cette demoiselle de Beaulieu, qui tourna
de manière si étrange, la tête du bonhomme La Fontaine, et
ne laissa pas, non plus, de faire impression sur la jeunesse
de l'abbé. On y trouvait aussi des personnages dont la
protection n'était pas moins avantageuse ; ils firent entrer
notre Vergier dans le Service des Classes institué par Colbert
mais c'est par la petite porte, le 2 octobre 1688, qu'il lut
installé au Havre comme écrivain principal de la Marine.
JACQUES VERGIER 3
Feu M. Jal, qui dirigea les archives de la Marine, avant
que de composer son Dictionnaire de biographie et d'histoire,
a lu des proses administratives de Vergier ; elles lui ont paru
manifester une entente judicieuse des affaires, une connais-
sance aussi étendue que précise des règlements. La bonté
de l'administrateur n'ôtait rien, chez Vergier, à la perfection
de l'honnête homme, et même nous avons de lui des épitres
en vers qui, traitant d'affaires de service, nous montrent
assemblées ces diverses qualités ; il savait, si j'ose dire,
pincer les cordes de la lyre avec la plume des bureaux, et
le faisait avec tant de grâce et de finesse que ses supérieurs,
en personne, lui en montraient jusqu'à de la reconnaissance,
Phélypeaux, notamment, ministre de la Marine, était fort
satisfait des services poétiques du commissaire. Que Vergier
fût en service à Brest, où on le nomma commissaire ordi-
naire le lpr février 1690, à Rochefort, où on l'envoya le 29
janvier 1693, à Dunkerque enfin, où on le promut commis-
saire ordonnateur le 11 avril 1695, M. le comte de Pontchar-
train n'avait pas de cesse qu'il n'obtint de son employé
« des lettres fort longues et fort peu sérieuses », se disant
« d'autant plus obligé qu'elles étaient plus badines. » C'est
dans ces lettres que Vergier insérait ses contes, tout à fait
dignes de La Fontaine, au sentiment d'alors, et « dont les
plus indiscrets ne blessaient personne », comme écrivait
un autre de ses correspondants, M. le duc de Noailles, auquel
le poète se proposait de dédier son recueil.
A l'occasion du service, Vergier avait fait en Angleterre
plusieurs voyages, et l'un d'eux, en 1688, au moment de la
Révolution. M. le duc d'Aumont se l'attacha, lorsqu'il fut à
Londres ambassadeur extraordinaire, en 1712. Soit que
l'expédition déplût au commissaire, qui sans nul doute re-
grettait les bonnes bouteilles de vin de Graves, sablées avec
les chevaliers de la Méduse, ordre bachique dont il était
chancelier, soit que, déjà barbon, il eût idée d'entrer dans
la retraite, Vergier ne tarda pas à demander son rappel, et
chercha pour sa charge un acquéreur. Sa requête souffrit
4 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
d'abord quelques difficultés. On accepta le troc de la charge,
mais à condition qu'il continuât son service « avec le même
zèle et autant que sa santé le lui permettrait.» La paix d'Utrecht,
en 1715, le fit enfin revenir, et il eut la douleur, qu'il exprime
en fort beaux vers, de voir démolir à Dunkerque ces
mêmes forts à la construction desquels on l'avait employé.
La vie, à Paris, fut pour Vergier, telle qu'il convenait à
un vieillard aimable, préférant par-dessus tout la bonne
chère en compagnie de quelque amis et
de venus gentes prêtresses,
Aux yeux brillans, aux blondes tresses
qu'il avait l'attention d'inviter en nombre toujours égal à
celui des partenaires. Non qu'il versât, comme on aurait
facilité à le croire, dans la crapule d'alors, et qu'il ne con-
servât, dans des parties aussi agréables, une douceur, une
modération de bon goût. A cette époque de débauche cynique
qu'a débridée la mort du Roi, Vergier peut passer pour un
homme de mœurs très pures. D'ailleurs le poète n'avait pas
cessé de rendre ses devoirs à ses belles amies de l'hôtel
d'Hervart, devenues des mères de famille respectables. Il
venait de dîner chez l'une d'elles, Mme Fontaine, le 23
août 1720, lorsqu'il fut assailli, à minuit, au co;n de la rue
Bout du Monde (aujourd'hui rue du Croissant) et de la rue
Montmartre, par trois hommes masqués qui lui donnèrent un
coup de pistolet à la gorge et trois coups de poignard dans
le cœur. Le fait que Vergier ne fut point volé fit paraître
singulier cet assassinat. La Beaumelle a là-dessus débité des
fables dont Voltaire s'irritait fort. « On a sçu, dit à ce pro-
pos une note de l'éditeur des Lettres de Rousseau, que l'au-
teur de cet assassinat étoit un voleur connu sous le nom du
Chevalier Le Craqueur, avec deux autres complices, tous
camarades du fameux Dominique Cartouche. Le Chevalier
Le Craqueur fut rompu vif à Paris, le 10 juin 1722, et il
avoua ce meurtre avec plusieurs autres. Son dessein étoit
de voler Vergier ; mais il en fut empêché par un carrosse
JACQUES VERGIER 5
qui passa dans le moment que ces trois voleurs venoient de
le tuer »,
Parmi les contes de Vergier, il en est de gais, de tendres,
de malicieux ; il en est de scabreux, il en est même de moraux.
Mais la naïveté de l'épisode, chez les uns comme chez les
autres, ne nuit jamais à la poésie de l'expression, et à ce
seul titre, Vergier mériterait d'être réimprimé. On a de ses
Œuvres deux éditions assez bonnes, quoique certainement
incomplètes, sous la rubrique Lausanne (chez Briaconnet),
libraire, M.D.CC. (et 1752), 2 volumes in-12, et Londres 1780
(édition Cazin). Nougaret, depuis a donné de ses contes une
réimpression dont le titre dispense de tout commentaire :
Contes et poésies erotiques de Vergier, dégagés des longueurs
qui les défiguraient, corrigés et mis dans un meilleur ordre (sic),
suivis d'un choix de chansons bachiques et galantes et des
plus jolis contes de Bernard de la Monnoye, par P. B. J. N.,
Paris, Goujon fils, an IX, 2 volumes, petit in-12.
* LE PROCURATEUR DE St MARC
A Venise, un jour le Sénat
Sçut qu'un vagabond de la ville,
Sans avoir aucun bien, vivoit avec éclat ;
Maint Sénateur étoit bien moins habile.
Pour contenter sa curiosité.
Et connoître son exercice,
Sous prétexte d'avoir grand soin de la Justice.
Au Sénat Vincenti fut un beau jour cité.
Tout aussitôt qu'il se fût présenté,
Il lui fut demandé compte de sa conduite ;
Et n'y répondant pas bien positivement,
Un Sénateur lui dit, mais d'un air hypocrite,
Que s'il ne s'expliquoit un peu plus clairement,
Sa richesse inconnue auroit mauvaise suite.
CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Vincenti se voyant si vivement pressé,
Dit enfin : — « Il est vrai, messieurs, j'ai toutes choses,
Tous les jours argent frais et sans récépissé,
Bon souper, bon logis, sans me mêler des clauses ;
Mais, pour tout avouer, ce bonheur et ces biens
Ne sont pas faits pour tous les hommes,
C'est de l'amour que je les tiens.
J'ai de certains talens... au pays où nous sommes,
Avec eux sûrement on ne manque de rien.
Les Dames jusqu'ici m'ont payé par avance,
Contentes de mes grands exploits ;
Souvent, de trois ou quatre endroits
Il vient chez moi de la finance.
Voyez, Messieurs, qu'en dites-vous ?
Cela, je crois, ne peut m'attirer de supplice. »
De ce crime nouveau, beaucoup furent jaloux,
Nul n'en pouvant d'entre eux être complice.
On recueille les voix, on prend l'avis de tous :
Chacun pensoit, II n'y va rien du nôtre ;
On prononça : Vincenti fut absous,
Pour le plaisir d'un sexe, et pour l'amour de l'autre,
Or le Procurateur à peine fut chez lui
Qu'il conta promptement l'aventure à sa femme :
Il sentoit un mortel ennui
De garder plus long-tems ce secret dans son âme,
Imprudence digne de blâme
D'aller dire ce qui nous nuit ?
La Dame à ce récit improuve cette histoire,
Et quitte le dîné, honteuse d'avoir ouï
Chose qui de son sexe ose ternir la gloire,
L'aventure pourtant ne fut mise en oubli,
Le Magistrat content, plus qu'on ne le peut croire,
Sort pour conter le fait du vagabond
A ses amis, disant : S'il est fécond,
Autant que preux, nous verrons dans Venise
Peuple nouveau ; gardons-nous de surprise,
JACQUES VERGIER 7
Sur ce sujet il raille tout le jour.
En revenant le soir, il trouve à son retour
Le brave Vincenti qui passoit dans la rue.
Il l'appelle ; aussitôt Vincenti le salue :
— « Hé bien donc, lui dit-il, comment va le talent ?
Faites vous toujours des merveilles ?
Et les Dames dorénavant
Ne craindront-elles point que jusqu'à nos oreilles
Parvienne de vos faits le bruit trop éclatant ? »
— « Les Dames sur ce point ne s'inquiètent guère
Répartit Vincenti, je connois leur humeur :
L'Histoire du Sénat, bien loin de me mal faire,
Près d'elles ne m'a mis qu'en un plus grand honneur. »
— « Bon! répartit le Sénateur,
Vous auriez eu depuis quelque faveur nouvelle?
Et cela se pourroit ? quoi, du matin au soir? »
— « Oui, lui dit Vincenti, d'une certaine belle
Qui, même en me quittant, m'a dit jusqu'au revoir.
Qu'ainsi toujours telle fortune vienne! »
— « Pour le coup, Vincenti, tu mens hors de saison. »
— « Rien n'est pourtant plus vrai, c'est dans cette maison,
Dit-il, en lui montrant la sienne. »
LE CORDELIER ET LE FEUILLANT,
A MADAME CEBERET,
1699
Qu'aveugles sont les désirs des humains!
Légèreté dans leurs conseils préside ;
Vous les voyez avec un œil avide
Poursuivre un bien par cent divers chemins
A peine ont-ils ce bien entre les mains,
Qu'il leur devient ennuyeux, insipide.
CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
N'a pas longtemps, qu'au gré du vent porté,
Et rudement, sur les flots, agité,
J'étois sur mer, empire peu solide ;
Pas ne croyait d'autre félicité
Que d'arriver bien sain sur le rivage,
Fût-ce un rocher, fût-ce un antre sauvage;
Ores j'y suis, et je suis moins content
Que je n'étois, lors que j'allois flotant
Au gré des vents et de l'onde rapide.
D'où vient cela? C'est que dans cet instant,
Désir nouveau, nouvel objet me guide.
Il me souvient de vos gentes façons,
Parler charmant, air fin, gracieux rire,
Traits qui d'amour sont les seuls hameçons,
Que l'on ressent et qu'on ne peut décrire.
Ce n'est le tout que de m'en souvenir,
De les revoir, le désir me dévore :
Les reverrai-je? Autre désir encore
Auprès de vous viendra m'entretenir.
Ainsi toujours nos âmes incertaines,
Toujours volant de désirs en désirs,
Toujours ainsi vont de peines en peines,
Croyant aller de plaisirs en plaisirs.
Plus sage fut benoite Sœur Clairette :
Mais tempérance et modération
Sont attributs de claustrale retraite,
Qu'ignorent gens d'autre profession.
La sainte sœur n'eut en toute sa vie
Le cœur touché que dune seule envie ;
Envie encor, qu'à bout vint de dompter,
Non par combattre et par la rebuter,
Soins qui ne font que le mal irriter;
Mais par la suivre et par la contenter.
Deux bonnes Sœurs d'un même Monastère,
Etant un jour en devis familier,
JACQUES VERGIER
Se disputaient, qui plus du Cordelier,
Ou du Feuillant avoit le caractère
Tel qu'il le faut pour dûment consoler
Jeunes Nonains de leur clôture austère;
Et là-dessus chacune d'étaler
Les si, les cas imporlans de l'affaire.
Non loin de là Sœur Clairette causoit,
Moins attentive à ce qu'elle faisoit,
Qu'aux si, qu'aux cas dont elle entendoit faire
Descriptions, énergiques portraits,
Et n'en laissoit échapper aucuns traits;
Si que désir en son âme vint naître
De les juger, et pour ce de connoître
Par elle-même et l'un et l'autre fait.
Car sur-le-champ à Jeanne et Dorothée,
(Bien comprenez que ces deux Sœurs étoient
Celles qui lors entre elles disputoient)
Pour Juge offerte, et pour Juge acceptée
Elle procède, et dès le lendemain
On lui remet bonnes pièces en main,
Pièces, j'entends Père de chaque sorte.
Un Cordelier au teint brun et voix forte,
Dans ses habits négligé, sans éclat,
Mais beau parleur, de Sœur Jeanne Avocat
Vint le premier étaler sa science.
L'avant-propos fut court, sans apparat :
Il passe au fait avec impatience,
Et là-dessus tellement s'étendit
Qu'il occupa toute cette séance.
Pas ne dormit le Juge à l'audience,
Ainsi que font maints des plus en crédit,
Et pour pouvoir juger en conscience,
Du plaidoyer un seul mot ne perdit.
Le lendemain, parla pour Dorothée
Plus blanc qu'un lis, Père Dom Timothée
De qui le teint toujours frais et vermeil
10 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Sembloit pétri de lait et de sommeil ;
Pied fait au tour, jambe blanche et lissée
Se faisoient voir sous sa robe troussée.
Il débuta d'un air insinuant,
Non comme l'autre, en torrent, en déluge,
Et pour gagner la faveur de son Juge
Avec adresse il s'en va le louant,
Puis aux raisons plus solides il passe
Qu'en son discours il mêle rarement,
Mais qu'il agence, et de si bonne grâce
Qu'il vous en fait paroître abondamment.
Tout en ses mains prend un air de sublime
Œil, geste, voix, tout émeut, tout anime :
Si bien enfin sa cause il sçut plaider,
Que Sœur Clairette en balance incertaine,
Pour cette fois ne put rien décider,
Et voulut bien avoir encore la peine
Avant porter un dernier jugement,
D'examiner le fait plus amplement.
Autre jour pris, plaideurs de comparoître :
Avidement tous deux sont écoutés,
Mais tous les deux également goûtés
Doutes nouveaux dans le Juge font naître ;
Rien n'est conclu, troisième jour on prit,
Troisième jour qui rien de détermine,
Pour trancher court, si bien notre héroïne
Des Magistrats les longs délais apprit,
Tant trouva goût aux épices fréquentes
Qu'on lui payoit pour ses vacations,
(Car sans compter les consolations
Que lui donnoient les langues bien disantes
Des Avocats, maintes colations, -
Maints beaux présens, choses que la Justice
Toujours aima, lui venoient fréquemment)
A tout cela, dis-je, si doucement
S'accoutuma notre juge novice,
JACQUES VERGIER 11
Que trois anc put à tous les jours tenir
Longue audience, et souvent deux pour une,
Sans que jamais sa lenteur importune
Pût se résoudre à ce projet finir.
Or, direz-vous, passe pour Sœur Clairette,
D'avoir trois ans pu tels plaids écouter,
Pour ce n'avoit qu'à l'oreille prêter,
Et quelle oreille? oreille toujours prête.
Mais aux plaideurs d'être ainsi tous les jours
Sur même point, je ne le puis comprendre.
Or ce point-là pas ne doit vous surprendre :
Moines ne sont vulgaires Avocats,
Point ne requiert leur féconde éloquence
Divers sujets, sujets de conséquence,
Pour bien parler, pour faire long fracas ;
En eux toujours ils ont fraîche ressource.
Comme pourtant il n'est si belle source
Qu'avec le tems on ne puisse épuiser,
Leur éloquence enfin vint à s'user.
Le cordelier, autrefois si rapide,
Dont le discours toujours nerveux, solide,
Ne s'attachoit qu'au fait tant seulement,
Ores languit, s'attache à l'ornement.
Jà du Feuillant la vive politesse
Tombe, et devient froide délicatesse :
Plus de présens, plus de cotations
Et moins encor de consolations.
Clairette donc, voyant que cette affaire
Ne rendoit plus, et voulant satisfaire
Les deux partis, enfin l'accommoda
A l'amiable : entre eux, elle accorda,
Que plus étant le Cordelier solide,
Plus le Feuillant gracieux et poli,
Pour faire un choix de tout point accompli,
Choix qui d'un cœur ne laissât rien de vuide,
Nonnains dévoient d'un de chaque façon
12 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Entremêler tour à tour la leçon.
Ce qui fut dit, fut fait; et pour la forme,
Deux des meilleurs prit Clairette à l'instant :
Sœurs Dorothée et Jeanne en font autant,
Puis l'ordre entier reçut cette Réforme :
Ainsi finit ce procès important.
Quoi qu'il en soit, voilà l'unique envie
Dont Sœur Clairette eût cru le cœur atteint :
Bien est-il vrai que ce désir la tint,
Sans la quitter jusqu'au bout de sa vie.
Mais je l'ai dit, esprit si tempéré.
Est attribut de retraite claustrale,
Et des mondains fut toujours ignoré.
Or, finissons ces propos de morale,
Discours si grave est fort assoupissant;
Entamons donc quelque joyeux chapitre.
Mais ne vois pas que déjà cette Epître
Forme un volume, et trop va grossissant.
Ainsi toujours avec vous on s'oublie :
Veut-on vous voir une heure seulement?
Cette heure passe, et court si promptement,
Qu'à peine elle est du jour entier remplie,
Et qu'on voudrait, si tant est qu'on osât
Le désirer, qu'encore elle épuisât
Toute la nuit, fût-ce une nuit égale
A celle-là dont jadis le long cours
Favorisa les furtives amours
Par qui naquit le preux amant d'Omphale,
Ce n'est le pis ; sans qu'on sçache comment,
Et sans qu'on puisse y trouver de défaite,
Qu'on entre libre, on sort toujours amant :
Dieu garde de mal qui l'épreuve en à faite.
{Œuvres de Vergier, Lausanne, 1750)
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU
Né à Paris le 6 avril 1670, d'un maître cordonnier, avec une
verve gaillarde, une humeur satyrique, qui successivement
paraissent l'avoir éloigné de tous ses protecteurs, et que,
certainement, il déchaîna contre eux, quels qu'eussent été les
motifs de ses brouilleries, Jean-Baptiste Rousseau s'était fait
connaître par quelques pièces de théâtre assez médiocres,
de belles paraphrases de la Bible, et enfin par des épigram-
mes vigoureuses autant que raffinées, lorsqu'éclata cette
fameuse affaire des Couplets de laquelle il nous faut bien par-
ler ici après tant d'autres, si l'on veut comprendre pourquoi
les Contes de Jean-Baptiste ne sont insérés dans aucune des
éditions de ses œuvres, et ne se retrouvent qu'épars dans des
recueils de Grécourt, ou manuscrits dans quelques sottisiers.
Il y "avait à Paris, au coin des rues Christine et Dauphinc, un
café à la mode, tenu par la veuve Laurent, où s'assemblaient
des amateurs de belles-lettres, et entre autres Fontcnelle, La
Motte, Saurin, Danchel, Boy, Boindin, les deux La Faye, etc.
La rivalité y était déjà des plus vives entre la Motte et Rous-
seau, lorsqu'en 1700 parurent simultanément à la scène Le
Capricieux de Rousseau, qui tomba, et — avec un succès écla-
tant — Hesione, opéra de Danchet, poète assez méprisé, mais
d'ailleurs homme de lettres et honnête homme, dit Voltaire,
et grand ami de La Motte. Rousseau, persuadé que les habi-
tués du café, La Motte, Crébillon, Saurin et autres, caba-
laient contre sa pièce, fit un couplet, où il parodiait l'opéra
d'Hésione, couplet qu'il eut l'imprudence de réciter au café
même, à son ami Duché, et que voici :
14 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Que jamais de son chant glacé
Colosse (1) ne nous refroidisse
Que Campra (2) soit bientôt chassé,
Qu'il retourne à son bénéfice.
Que le bourreau par son valet
Fasse un jour serrer le sifflet
De Berin et de sa séquelle ;
Que Pécour, qui fait le ballet,
Ait le fouet au pied de l'échelle.
Le couplet fit scandale, fet, quoique l'indulgence dût être
acquise à Rousseau, dans un temps où ce vocabulaire et ce
procédé de critique avaient été mis à la mode par le sieur
Despréaux, Boindin, procureur général des trésoriers de
France, et partisan de La Motte au café, se chargea de la
réponse :
Tu le prends sur un ton nouveau ;
Ta façon d'écrire est fort belle !
Tu nous viens parler de bourreau,
De valet, de fouet et d'échelle :
La grève est ton sacré vallon,
Maître André (3) te sert d'Apollon,
Pour rimer avec tant de grâce ;
Mais je crains qu'un jour Montfaucon
Ne te tienne lieu de Parnasse.
Il faut savoir que ce Boindin, au demeurant assez méchant
homme, était en délicatese avec Rousseau. Il aurait assisté à
une scène où Rousseau avait refusé de reconnaître son père,
venu pour l'embrasser aux Français, après le succès de la
comédie du Plaideur (1695), et aurait dit au poète « que cette
(1) Nom d'un chanteur de l'Opéra.
(2) L'auteur de la musique d'Hésione.
(3) Le bourreau.
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU 15
action était détestable, et qu'il n'entendait même pas les in-
térêts de sa vanité ; qu'il y aurait eu de la gloire à reconnaître
son père, et qu'il ne devait que rougir de l'avoir méconnu. » Il
avait fait contre Rousseau une épigramme qui finissait
ainsi :
Le dieu (1), dans sa juste colère,
Ordonna qu'au bas du coupeau
On lit écorcher le faux-frère,
Et que l'on envoyât sa peau
Pour servir de cuir à son père.
De son côté, Danchet, l'auteur visé par Rousseau, fit une
réplique, où il parodiait à son tour un couplet de son opéra !
Fils ingrat, cœur perfide,
Esprit infecté,
Ennemi timide,
Ami redouté
A te masquer habile :
Traduis tour à tour
Pétrone à la ville,
David à la Cour ;
Sur nos airs,
Fais des vers ;
Que ton fiel se distille
Sur tout l'Univers :
Nouveau Théophile (2;,
Sers-toi de son style,
Mais crains ses revers.
Faisons attention à ces trois derniers vers : ils éclairent
toute l'Intrigue qui va suivre.
(1) Apollon.
(2) Théophile de Viaud, auquel on attribua le Parnasse satgrique
16 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Bientôt circulèrent cinq nouveaux couplets, dont on accusa
Rousseau, qui se défendit d'en être l'auteur, et qu'en effet, il n'a
peut-être pas composés, quoiqu'il y ait contre lui cette grave
présomption que plusieurs des diffamations qu'ils contien-
nent se retrouvent dans YEpitre à Marot. C'est alors que
le géomètre Saurin, « homme d'un caractère le plus dur que
j'aie jamais connu», dit Voltaire, et qui, se trouvant visé dans
les couplets, n'entendait pas raillerie, fît défense à Rousseau
de reparaître au café. Le poète eut alors la faiblesse, qui dans
l'occasion était une imprudence, d'obéir à cette injonction. De
nouveaux couplets, plus injurieux encore que les précédents,
ayant été adressés à M. de Villiers, chez qui se réunissaient
les personnes visées dans les premiers couplets, on s'agita
et tint conseil pour ôter à l'auteur le goût de persister, lors-
que tout s'assoupit et fut terminé avec une chanson par
Autreau sur l'air du Pont Neuf, où la naissance de Rous-
seau, ainsi que son ingratitude prétendue à l'égard de ses
parents, étaient raillées cruellement.
Voltaire, qui de sa vie n'a cessé de calomnier ses rivaux —
et le nombre en était grand pour un homme qui prétendait
à la primauté en tous genres — raconte qu'une vive émulation
contre La Motte, fit alors composer à Rousseau « des vers
soit profanes, soit sacrés, parmi lesquels il y en a de très
beaux. Heureux si ces ouvrages n'étaient pas infectés d'un
fiel qui révolte les auteurs sages ! Est-il possible qu'un
homme qui avait du goût ait pu rimer ces horreurs contre
la première règle de l'épigrammc, qui veut que le sujet
puisse faire rire les honnêtes gens? Mais ces mêmes infamies
qui le faisaient détester des gens de bien, lui donnaient
accès chez les jeunes libertins. Il traduisait des psaumes
pour plaire à M. le duc de Bourgogne, prince religieux,
et il rimait des ordures pour souper avec les débauchés
de Paris. Un jour que M. le duc de Bourgogne lui repro-
chait de mêler ainsi le sacré avec le profane, il répondit que
ses épigrammes étaient les Gloria l'atri de ses psaumes ; età
propos d'une épigramme où il était question du temple an-
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU 17
térieur d'une nonnain et de son annexe (1), une dame lui
demanda ce que ce temple et son annexe signifiaient ; il ré-
pondit que c'était Notre-Dame et Saint-Jean le Rond. Cette
réponse n'était pourtant pas originairement de lui ; c'était
un bon mot de l'abbé Servien, frère du marquis de Sablé.
Quant aux épigrammes et aux Contes, dont le sujet a toujours
roulé sur les moines, ce fut M. Ferrand, très bon épigram-
matiste, « qui dit lui-même qu'il n'y a point de salut en
épigrammes et en contes hors de l'Eglise (2) ».
Que Rousseau ait alors composé des épigrammes dont le
chantre de la Pncclle aurait dû être le dernier à s'offusquer,
c'est un point qui n'est pas douteux. Pour les contes, nous
avons, outre Voltaire, l'autorité de Gacon, cet ennemi de Rous-
seau dont le nom seul est devenu une injure, et celle de Piron.
Gacon, dans son pamphlet dénonciateur, Y Anti-Rousseau,
revient sans cesse sur ce genre d'écrits qu'il dislingue des
épigrammes. On lit à la page 100 de l'édition de Rotterdam
(1712, in-12) : « Les contes du Léopard et du Suisse, que notre
rimeur a travaillés avec beaucoup de soin et qu'il estime par-
dessus tous les autres ouvrages sortis de sa plume, sont des
preuves que le péché, qui active le feu du ciel sur les villes
abominables n'a pas été le non plus ultra de sa fureur, etc. »
Page 122 : « Quoique le sieur Rousseau récitât volontiers ses
contes il ne les donnait que rarement par écrit; non pas qu'il
(1) C'est celle-ci :
Un moine ayant (c'était un soû-prieur)
D'une nonnain vérifié le sexe,
Las d'encenser le temple antérieur.
Voulut aussi visiter son annexe.
O vanité ! dit la nonne perplexe,
Qu'en son état l'homme se connoît mal !
Que vers le bien sa route est circonflexe,
Un soû-prieur trancher du Cardinal.
(2) Vie de M.-J.-B. Rousseau. Œuvres de Voltaire, édition Louis
Moland, tome XXXII.
2
18 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
n'en craignît de fâcheuses suites, mais afin qu'en les retc-
tenant par devers lui ils eussent toujours la grâce de la nou-
veauté.Gela n'a pas empêché qu'à force de les répéter, pi usieurs
personnes ne les aient retenus et copiés de mémoire, et dis-
tribués à quiconque témoignait l'envie de les avoir. Bien des
femmes même n'ont pas été des moins ardentes à en meubler
leurs soiisiers — c'est ainsi qu'elles appellent certains petits
recueils de contes obscènes, parmi lesquels ceux de notre
poète tiennent le haut bout. * Enfin, Piron, qui vit à Bruxel-
les Rousseau, vieux et exilé, en 1738, écrit dans une lettre à la
marquise de Mimeure, citée dans la Notice de Rigoley de
Juvigny, que Rousseau, malgré sa dévotion, persistait dans
la gaillardise du conte épigrammatique et grivois : « J'ai vu
qu'il tenait encore aux premières idées dont il forma ses épi-
grammes, car il me donna la matière d'un conte assez gail-
lard que je mis en vers, par complaisance pour lui, et dont
il me parut content. »
Rousseau, par ses contes autant que par ses épigrammes,
eut donc bientôt contre lui toute la cabale des dévots qui
n'attendit que l'occasion d'atteindre le poète libertin. Elle se
produisit en 1710. La Motte et Rousseau briguaient concurrem-
ment, à l'Académie, la place laissée vacante par la mort de
Thomas Corneille. D'autre part, la mort prochaine de Boileau
devait bientôt laisser une pension à la disposition de la Cour.
A cet effet, des protecteurs s'entremettaient pour Rousseau,
tandis que d'autres le faisaient en faveur de la Motte et de
Saurin, qui auraient partagé la pension. Il s'agissait donc
d'exclure à la fois Rousseau de l'Académie et de la pension,
et dans ce temps de dévotion outrée — Mme de Maintenon
régnait alors, — rien n'était plus sûr, pour y réussir, que
d'accuser le poète de libertinage.
Les 2 et 3 février, peu de jours avant l'élection définitive
de la Motte, les derniers couplets furent colportés par des
inconnus, tant au café Laurent que chez les particuliers outra-
gés, lesquels figuraient déjà dans les couplets de 1700,
mais étaient signalés cette fois par des traits plus cyniques.
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU 19
Pour susciter à Rousseau des ennemis puissants, on avait eu
soin d'y attaquer dans leur honneur et dans leurs relations
domestiques les deux La Faye. Personnellement maltraité
par l'aîné d'entre eux, au sortir de l'Opéra, Rousseau porta
plainte et fut attaqué lui-même en calomnie. Une première pro-
cédure en résulta, à la suite de laquelle l'accusé obtint un arrêt
de décharge rendu sur les conclusions de M. deLamoignon. Il
était en effet inadmissible que le poète, quelqu'eût été son
penchant à l'invective, se fût laissé entraîner au moment
même qu'il sollicitait les suffrages de l'Académie. Publique-
ment diffamé, Rousseau voulut une réparation solennelle et
juridique. Il parvint à découvrir le colporteur des couplets
et à tirer de lui l'aveu de la personne qui lui avait remis le
paquet: c'était Saurin. Fort de cette découverte, Rousseau
se porta l'accusateur de Saurin, qui eut infailliblement suc-
combé dans l'attaque, si le poète n'eût persisté à pour-
suivre comme auteur des couplets celui qu'il venait à peu
près de convaincre de leur distribution. Cette imprudence
rendit ses forces à Saurin. Poursuivi à son tour, Rousseau
succomba sous le poids de l'accu sation trop légèrement in-
tentée contre un autre. Le 7 avril 1712, un arrêt du Parlement
rendu par contumace, et qui, par suite, ne pouvait que con-
damner l'accusé, déclara Rousseau « atteint et convaincu
d'avoir composé et distribué des vers impurs, satiriques et
diffamatoires; fait de mauvaises pratiques pour faire réussir
l'accusation calomnieuse intentée contre Joseph Saurin; pour
réparation de quoi ledit Rousseau est banni à perpétuité du
royaume. » Il suffit délire cet arrêt pour se convaincre du
vrai motif de la condamnation : le mot couplet ne s'y trouve
même pas énoncé : on y parle vaguement de vers impurs et
satiriques, ce qui s'entend des épigrammes et des saillies irreli-
gieuses. C'est là ce qui explique pourquoi Rousseau, se sen-
tant visé comme poète libertin, retrancha ses épigrammes et
ses contes de toutes les éditions de ses œuvres qu'il publia
de son vivant.
Un recueil des contes de Rousseau parut en 1881 à Bruxelles,
20 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
par les soins de Gayet Douce. Quoique ce livre, formé d'un
manuscrit in-4° d'environ 400 pages des poésies de Rousseau,
et provenant de la collection de Victor de Luzarches, biblio-
thécaire de la ville de Tours, contienne des contes originaux
de Rousseau, on ne saurait, à son endroit, se tenir trop sur
ses gardes; certaines pièces, publiées là « pour la première
fois, se retrouvent dans une «édition définitive» de Grécourt,
imprimée la même année pour les mêmes éditeurs. Le pro-
cédé vaut d'être signalé aux bibliophiles qui pensent possé-
der dans cette collection le texte intégral et certain des deux
poètes. Toutefois, il est juste de dire que certaines pièces du
manuscrit Luzarches correspondent exactement — sauf
variantes ou erreurs de copies — à la leçon que fournissent
des manuscrits de provenance diverse. Enfin, après avoir
conféré tous ces textes avec une copie que nous possédons,
nous avons acquis la certitude que les contes de Rousseau,
pour la plupart ignorés ne sont pas perdus. Un certain
nombre d'entre eux figurent d'ailleurs, mais de façon apo-
cryphe, dans presque toutes les éditions de Grécourt, notam-
ment la Nonne et les doigts du Prémontré, la Charrue, le Capu-
cin et la Robe, et bien d'autres, dont la découverte est affaire
de patience, de scrupule et d'esprit critique.
LE CLOU (1)
En amour, comme en autre chose,
Souvent en vain l'on se propose,
Pour satisfaire son désir,
De se donner bien du plaisir.
(l)Ce conte, et les deux suivants, tirés d'un curieux Ms. du XVIII*
de la collection de M. Ad. B..., ont été publiés déjà dans l'édition des
Contes inédits de J.-B. Rousseau. Bruxelles, Gay et Douce, 1881,
in-8°. Ils n'ont jamais, jusqu'à ce jour, été confondus avec les
productions douteuses de l'abbé de Grécourt.
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU 21
Dans Paris était une belle
Femme à passer, non pour pucelle,
Beau poil, beau nez, beaux yeux, belles mains, et surtout
Langue bien affilée et ris fort agréable
En un mot, très capable
De prendre à la pipée un amant de bon goût
Je veux la nommer Isabelle.
Peut-être a-t-elle un autre nom.
Mais qu'elle l'ait ou non
Il n'importe pour la nouvelle.
D'ailleurs, certain gros gars, brillant comme le jour,
Beau sang et blonds cheveux, bon air et mine fière,
L'œil vif et bien fendu, l'œillade meurtrière,
En un mot, l'homme fait tout exprès pour l'amour,
Et de taille à ne jamais demeurer derrière ;
Cet homme donc, ce beau Damon,
Car c'est ainsi qu'on le nomme en ruelle,
Ce chevalier de brune et de blonde toison
N'eut pas plutôt sur la femelle
Joué de la prunelle
Qu'il jugea bien qu'en bref il en aurait raison.
Les petits soupirs, les tendresses,
Les avant-coureuses caresses,
Gagnèrent, sur la belle, enfin un rendez-vous.
Ah ! qui pourroit peindre la joie,
Dont se flattait l'heureux Damon ?
Plus ardent qu'un jeune faucon,
Qui s'élance, tout prêt à fondre sur sa proie,
Vigoureux et brûlant d'amour
Il entre au cabinet où la tendre Isabelle
Palpitait, l'attendant, en magnifique atour,
Dont l'éclat triomphait d'une unique chandelle
Qui répandait un peu de jour ;
Heureuse, si, moins entêtée
Du plaisir de se faire voir
Loin d'elle, dans un coin, elle l'eût écartée,
22 CONTES ET CONTÉUfcS GAILLARDS
On fait monter sous l'éteignoir I
En entrant, le galant s'assure
Des deux doigts de verrou, contre toute aventure,
Et sans chercher de longs propos,
Tant le pressait sa vive flammé,
Sur un petit lit de repos,
Il embrasse et jette la dame.
Tout se préparait au plaisir
Que procure aux amants un secret tête à tête.
Et si la galante était prête,
L'impatient Damon avait de chauds désirs.
La mettre sur le lit et trousser sa chemise.
Ce ne fut qu'un même moment ;
Mais ciel ! qu'elle fut la surprise
De notre amant,
Quand, portant ses regards sur la cuisse d'albâtre,
Justement entre le genou
Et certain trou
Il crut découvrir un emplâtre ;
— «Qu'est cela? » lui dit-il. — « Ce n'est rien ; c'est un clou ! »
Répond négligemment la belle.
Mais, ainsi que jadis on devenait caillou,
Sitôt que sur Méduse on tournait la prunelle,
De mênie Damon, interdit,
De l'emplâtre fatal redoutait la menacé,
Tout à coup se sentit de glace ;
Et l'effroi saisissant l'organe de son v...,
Il en baissa la tête et pleura de dépit.
— « Qu'est cela ? » lui dit Isabelle,
D'un air tendre et plein de langueur,
Portant la main sur le rebelle,
Qui, si près du combat, se montrait sans vigueur.
— « Ce n'est rien ! » à son tour reprit le bon apôtre
« Si je n'ai pas la même ardeur
C'est parce qu'un clou chasse l'autre. »
— « Trop timide amant, que crains-tu?
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU 23
Quoi ! faut-il, pour un clou, que ton marteau recule,
Lui dit-elle en courroux, et gîacé quand je brûle,
Ne peux-tu dans mes mains retrouver ta vertu ? »
— « Non, répliqua Damon, avouant sa faiblesse,
J'aime fort le plaisir, mais je crains le retour.
Des emplâtres de cette espèce,
Sont de vrais emplâtres d'amour. »
A ces mots, il se débarrasse
De la triste beauté qui lui sautait au cou,
Gagne soudain la porte, en ouvre le verrou,
Et joyeux d'échapper à pareille disgrâce,
S'enfuit, criant : — « Gare le clou ! »
LES DEUX TROUS QUI N'EN FONT QU'UN
« J'avois deux trous, dit la femme à Régnier :
L'un au folâtre amour, l'autre à dame Nature,
En temps et lieu, donnant assez belle ouverture,
Quand il survint à ce dernier
Ulcère dont l'humeur rongeante
Aurait dans peu fini mes jours,
Si par une lame tranchante
D'un mal si dangereux on n'eut tranché le cours.
Nul accident depuis n'a ma vie offensée,
Sinon que la double croisée
N'a plus de séparation,
Pour la sortie ou l'introduction.
Quel malheur, si l'hymen, à mes maux secourables,
Ne m'avait fait trouver un époux, favorable
A la vaste capacité
De ma solution de continuité,
Qui, pour le moins égale, en grandeur, en figure,
Cette effroyable égratlgnure
24 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Que, dans un péril imminent,
Pour tirer son mari d'affaire,
Montra la femme d'un manant
An Diable de Papefiguière
Mais si Perrette et moi portons d'aussi grands trous,
A la montre pourtant c'est chose différente :
Le Diable recula, voyant l'énorme fente,
Et la mienne jamais n'étonna mon époux. »
Belles, que large égratignure
Fait languir dans le célibat ;
De peur qu'à l'amoureux débat
L'époux, contre vous ne murmure,
Donnez-vous, mais ne risquez rien.
Jugez l'amant par l'homme et le choisissez bien.
C'est le plus sûr pour vivre entre vous sans reproche.
De la mine et du nez laissez là l'examen :
L'augure en est douteux, c'est prendre chat en poche.
LE FAUX CARME
A Paris, ainsi qu'à Florence,
On y voit mainte Révérence,
Frère frappart et moinillon,
Ne pas haïr le cotillon,
Et son pan, qui tourne et qui vire,
Souvent à ces cagots inspire
Le meilleur et le pire.
Mais... me dira quelque censeur,
Taisez-vous, mon petit causeur ;
Il ne faut point parler de notre mère Eglise.
Sur tel cas, en railler, n'est pas chose permise.
J'en conviens, il est dangereux,
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU 25
Mais quel mal de faire connaître
Que dans le combat amoureux
Un Carme est toujours un grand maître ?
Peut-être ! direz-vous... Il n'est point de peut-être.
Ecoutez : l'autre jour, un des plus vigoureux,
Père Antoine, en amour un Samson, un Hercule,
Paillard qui jamais ne recule
Et qui sans se lasser travaille plus que deux,
Enfin, un Roland furieux,
Promit à certain gars, que s'il voulait se taire
Il le rendrait bientôt heureux,
Il choisit, pour cela, la femme d'un notaire
De bonne affaire
Qu'il résolut de lui sacrifier.
L'ami, c'était un César, un Pompée,
Se faisant blanc de son épée
Un Dragon !. . . A tels gens on devrait se fier ?
Soit que le Révérend lût las de la donzelle
Ou qu'il eût le dessein de se défaire d'elle,
Il promit au Dragon que, dans deux ou trois jours,
Il vous le conduirait au logis de la belle.
— « Vous verrez, lui dit-il, la mère des amours.
Mais il faut prendre scapulaire,
Robe et froc : sans l'habit, vous n'y pouvez rien faire.
La Dame, à l'ordre seul, accorde ses faveurs,
Et pour d'autres que nous n'eut jamais de douceurs.
Le Dragon tope à tout et dit au dévot Père :
Chargez-moi de l'ajustement,
Et nous irons dans ce moment.
— « Demain, dit le cagot, je ferai votre affaire,
Et je vais de ce pas me rendre au monastère. »
A demain ! Vous aurez mon cher, contentement. »
Le lendemain, la Notaire, avertie
De la partie,
Prépare le souper, rien de trop ; force vin ;
On l'avait pris chez d'Arboulin ;
26 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Chapons gras, lapereaux, et tourtes de commande ;
Chez Guerbois, le rôti. La dame était friande.
Bref, nos froqués vont au festin.
On les reçut le mieux du monde,
Et Vénus à la tête blonde,
Sortant de l'écume de l'onde
Aux humains ne parut jamais
Avec de si brillants attraits,
Comme aux yeux du Dragon la Charmante Notaire.
J'oubliais de vous avertir
Que le mari, pour inventaire,
Avec un sien confrère
Ne faisait que sortir ;
Je vous le dis, et ce pour cause.
Pendant ce temps, on se propose
De se bien divertir,
Surtout l'homme à métamorphose,
On y but, on y mangea bien,
Des discours je ne dirai rien,
Venons au fait. L'hôtesse aimable
Sort de table,
Prend le faux moine et le conduit
Dans une chambre, où sur un Ht
Le Dragon fit le carme,
Et tira fort bien par deux fois.
Mais, en voulant poursuivre ses exploits,
A la troisième fois son arme
Prit rat. . . La Notaire, surprise
Des faiblesses du Révérend,
Aussitôt dans ses bras le prend,
Le caresse et l'embrasse, et pour le mieux s'avise
De courir au buffet,
S'imaginant que le jus de la treille
Produirait son effet,
Mais le Dragon vida d'un seul coup la bouteille,
Sans pouvoir revenir au fait.
JEAN-iiAPTISTE-ROUSSEAU 27
Elle cherchait en vain la cause,
D'un si fâcheux événement.
— « Est-ce, dit-elle, enchantement ?
N'ai-je plus le même agrément ?
Quoi rester court ainsi, pour deux coups seulement ! »
Elle ne put enfin tirer autre chose,
Et du Dragon froqué se plaignit vainement.
Après uri tel affront, on se remit à table,
Et la dame, au faux moine, dit
Avec un ton plein de dépit :
— « Es-tu Carme ? Il n'est pas croyable !
Tu n'en as, au plus, que l'habit ;
Toi, Carme, Carme ! c'est le diable. »
Le dépit la rendit plus belle.
Aussitôt le vrai Révérend
Pour terminer le différend
Et rétablir l'honneur de l'Ordre, qui chancelle,
Fit le Carme et le fit très bien.
La belle, au changement, ma foi ne perdit rien ;
A l'ouvrage on connut que c'était Père Antoine.
Que tirer de cet entretien ?
Que l'habit ne fait pas le moine (1).
(1) Le sujet de ce conte a été repris par Beaufort d'Auberval. Voir
dans les Contes-Erotico-philosophiqucs de cet auteur (Bruxelles,
Demanet, et Paris, Ferra, 1818, 2 vol. in-18) le conte intitulé : La
Cotnteêse gourtnande ou l'Habit ne fait pas te moine.
GRÉCOURT
Le plus facile, le plus fécond, et l'un des plus fameux
conteurs du xvme siècle, Jean-Baptiste-Joseph Willart de
Grécourt, naquit à Tours vers l'an 1683. Du côté paternel,
des mémoires domestiques le font descendre d'une noble
famille d'Ecosse, que des revers de fortune auraient con-
traint de s'établir en France. Sa mère était Ourceau, de
Tours, et proche parente de MM. Rouillé, lesquels tiraient
leur origine de cette ville. Ces fameux directeurs des Postes
du Royaume ont toujours eu l'attention la plus louable du
monde pour toutes les personnes de leur famille, qui était
fort nombreuse. Il suffisait de leur appartenir pour être à
l'abri de l'indigence. Aux uns, ils donnaient des pensions ; à
ceux qui étaient capables d'exercer, des fonctions, et madame
de Grécourt, demeurée veuve de bonne heure avec plusieurs
enfants, eut celles de la direction des Postes à Tours, qui lui
furent maintenues jusqu'à sa mort.
Jean-Baptiste était le cadet de ses enfants. Destiné dès son
bas âge à l'état ecclésiastique, il vint faire ses études à
Paris, et reçut de M. Germain Willart, son oncle, des lumiè-
res et des instructions solides sur la religion. Agé de
quatorze ans à peine, en 1697, il fut pourvu d'un canonicat
dans l'illustre église de Saint-Martin de Tours, sur la démis-
sion de M. l'abbé Rouillé, conseiller au Parlement. Le jeune
chanoine eut d'abord idée de se livrer à la prédication; mais
ayant débuté par des allusions satiriques contre plusieurs
dames de la ville, son premier sermon fut un premier scan-
dale, et il ne tarda pas à se dégoûter d'une occupation sé-
rieuse et qui, d'ailleurs, ne souffre qu'un ton, celui de la
gravité.
GRÉCOURT 29
Si le devoir semblait l'attacher à son canonicat, l'agrément
le rappelait sans cesse à Paris, où il avait l'heureux don de
paraître toujours avec les grâces de la nouveauté, ayant
préparé avec soin ses impromptus et ses mots au fond de sa
province. D'une taille au-dessus de la médiocre et propor-
tionnée à souhait, le teint basané, l'œil noir, ouvert, vif et
brillant, le nez long et serré sur un menton de galoche, il fut
bientôt admis, recherché même dans des maisons de distinc-
tion. Un homme aisé se tout doit entier à l'aimable comme au
seul utile ; Grécourt, qui à tout préférait déjà la table,
les ruelles et la bonne compagnie, se livra sans ménage-
ment, comme sans retard, au goût du plaisir qu'il avait très
décidé. Une chapelle, véritable sinécure ecclésiastique, lui fut
procurée dans l'Eglise de Paris. On le vit chez Conti, chez
d'Estrées, chez Furstemberg, aussi bien que chez les demoi-
selles Gaussin, des Français etRiccoboni, des Italiens. C'était
à qui aurait un homme dont, à chaque, instant l'esprit fécond
et original fournissait de ces traits neufs et de ces bons
contes qui fixent les plaisirs dans un cercle et dans un
repas.
Grécourt qui, dans sa jeunesse, avait su mériter l'amitié
du vieux Maréchal duc d'Estrées, au point que celui-ci l'em-
menait chaque année aux Etats de Bretagne, dont il était
gouverneur, ne fut jamais déterminé par l'ambition ni par la
flatterie. La seule démarche qu'on lui ait vu faire eut pour
objet une place de censeur, qu'il n'obtint pas, et où il se pro-
posait de montrer les vues les plus libérales. Pressé par le
fameux Jean Law, contrôleur général des finances, et com-
patriote de sa famille, de s'attacher à sa fortune, il répondit
par un apologue du Solitaire et la Fortune, où il disait avoir
peint son caractère :
Un solitaire ennemi de la gêne,
Et sectateur de toute volupté. . .
Vivait content sans embarras, ni crainte,
Avec un livre, un verre et son Âminthe.
30 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Dame Fortune, elle-même, en personne
Frappe à sa porte en lui criant : — C'est moi.
— C'est vous ! Qui vous ? — Ouvrez, je vous l'ordonne.
Il n'en fit rien. Comment, dit-elle, quoi.
Vous n'ouvrez pas. . . la grandeur, l'opulence,
La dignité, la gloire sont ici
Réduits hélas ! a vous crier merci !
— J'en suis fâché, mais je ne sais qu'y faire ?
— Vous logerez tout au moins le désir.
— Je ne sçaurois, répond le Solitaire,
Je n'ai qu'un lit que je garde au plaisir.
Grécourt se plaisait à réciter ce petit conte : il aimait sa
liberté parce qu'il la confondait avec le loisir et l'insouciance.
Avec des connaissances plus étendues que n'en ont commu-
nément les gens de Lettres, persuadés qu'ils vont s'y suppléer
par le génie, l'abbé n'avait ni le dédain avantageux des uns
ni la pédante vanité des autres, et n'était jamais savant qu'avec
esprit; ce qui est la seule façon bienséante de l'être. Dans les
conversations sérieuses qu'il lui arrivait de soutenir, son
humeur bouffonne et libertine ne manquait jamais de percer,
exemple que suivit plus tard un autre abbé, mais Napolitain,
celui-là, Ferdinand Galiani. Même, cette humeur ne perçait
jamais plus subtilement que lorsqu'il avait affaire à des
personnages graves et bouffis. Bon facétieux, il narrait,
d'après nature, amusait fort, mais pour lui, savait pincer sans
rire. Ceux qui l'ont connu, ajoute Meusnier de Querlon, dans
l'édition de Grécourt qu'il donna en 1761, ceux qui l'ont
connu, ne le retrouvent que faiblement dans ce qu'il nous
laisse.
Enjoué, mobile et léger comme son siècle, qu'il aurait pu
dire, avec le Mondain de Voltaire, tout fait pour ses mœurs,
Grécourt portait la liberté de l'esprit à l'inconséquence, mais
non celle du cœur à l'ingratitude. Exercé dans le talent de
séduire dés son enfance ecclésiastique, et d'un tact con-
sommé dans les manœuvres délicates de la société, aucune
GRÉCOURT 31
souplesse ne lui coûtait, et il suivait en cela les préceptes les
plus célèbres des moralistes, de la Rochefoucauld au marquis
de Lassay. Il savait l'art d'être toujours de l'avis de tous, et
celui, plus difficile, mais dont le succès est infaillible, de
mettre en valeur avec adresse les moindres propos d'autrui.
Aussi, pas d'entreprise où il ne réussît avec les femmes,
sexe plus faible encore par le moral que par le physique,
sexe qu'il aimait et dont il se faisait aimer. A ce commerce,
si bien fait pour alanguir une àme fort relâchée déjà, nous
sommes redevables de la plupart de ses faciles produc-
tions. « S'il lui arrivoit d'encourir leurs disgrâces, elles lui
rappeloient un ou plusieurs de ses contes, selon la qualité
du délit, et lui ordonnoient, pour punition, de l'habiller en
prose ; point de faveurs d'elles qu'à cette condition. Le
moyen d'être réfractaire ! Pressé de rentrer en grâce et de
jouir, il se hâtoit d'être docile, au risque de rendre mal ce
qu'il avait bien imaginé. » On peut supposer que le prix des
premières faveurs était quelque conte en vers, et il n'y a
pas apparence qu'il ait mis moins de hâte à s'acquitter.
Soit passion véritable, soit plus simplement bonne éduca-
tion, l'abbé n'eut jamais d'autres principes que ceux des
femmes qu'il servait. Noble, galant, précieux dans la ruelle
des Grandes, où il plaisait, il descendait parfois dans le
monde bourgeois, où il plaisait également. Tirant parti de
toutes les positions, il se montait sur tous les tons, et
jugeait que
L'homme difficile est un sot,
Trouver tout bon, c'est le bon lot.
Ce fut pour attendrir certaine chapelière de la place
Maubert, laquelle se donnait des airs de janséniste, qu'il
composa contre les jésuites le petit poème de Philolatuis,
mais s'étant épris, quelques années plus tard, d'une belle
cordonnière, qui, elle, en voulait aux jansénistes, il attaqua
ceux-ci à leur tour.
32 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Voltaire qui, clans son siècle de Louis XIV, exécute Gré-
court en trois lignes, s'indignait fort qu'on lui comparât notre
poète On lit dans une lettre du 12 novembre 17G4 an marquis
d'Argens de Dirac : « Je ne sais pourquoi vous m'attribuez
une pièce de Grécourt, qui n'est que grivoise et dont vous
citez ce vers.
L'amour me dresse son pupitre.
« Vous devez bien sentir que la belle chose dont il est
question ne ressemble point du tout à un pupitre. Ce n'est
pas là le ton de la bonne compagnie. » Ici n'est pas l'en-
droit d'entrer dans la définition de ce qui est grivois et de
ce qui ne l'est pas. Tout ce qu'on dira, c'est qu'aux négli-
gences près, mais à la méchanceté en moins, les contes de
Grécourt égalent peut-être bien ceux de Voltaire. A suppo-
ser qu'il en soit de grivois, ils rachètent bien cet agaçant
défaut, par les grâces de la poésie et la fluidité d'une rime
agréable. Ainsi, du moins, en jugeait le difficile Brossette,
dans une lettre à Rousseau, du 25 juin 1719 : « C'est d'un
burlesque d'un genre nouveau, qui ne ressemble ni à Scaron,
ni à Marot, ni au style du Lutrin ; il tient plutôt du caractère
badin de Chapelle. »
Nous n'aurions rien des œuvres de Grécourt, si son ami,
M. de Lasseré, connu par ses liaisons avec Voltaire, Bros-
sette et Rousseau, n'en avait recueilli des copies avant sa
mort, laquelle survint le 2 avril 1743, à Tours, où la prébende
de son canonicat le rappelait quelquefois. Personne, en
effet, moins que M. de Grécourt, n'était entiché du goût ordi-
naire aux beaux Esprits, qui est de se voir relié en veau. De
ses œuvres, la seule publication faite de son vivant est un
recueil qui contient entre autres pièces de diverses époques,
des poésies plus que libres de Grécourt, de la princesse de
Conti et du P. Vinet, oratorien : Recueil de poésies choisies,
rassemblées par les soins d'un cosmopolite, 1735, in-4<>, ouvrage
imprimé à quelques exemplaires au château de Veretz, par
le duc d'Aiguillon. C'est dans ce château de Veretz, que l'abbé
*J^
V
;
^
■ta v
"^^fc||
v^> > -^
j*V.
Jak. ' *
'h
1^ Al
%&&*
i
GRÉCOURT 33
se consolait des séjours que son bénéfice l'obligeait de faire
en Touraine. L'aimable duc n'y menait pas une existence très
rigide. Là, le poète trouvait, comme il le disait, « une fon-
taine de jouvence qui ne s'épuisait point, un paradis ter-
restre, — Paris et la Cour, — avec tout ce que la campagne
a de riant, et sa Divinité favorite, la Volupté ».
Il a été fait, depuis, un grand nombre d'éditions, dont
pas une n'est correcte, et qui, presque toutes, accueillent des
œuvres qui ne sont pas de Grécourt. Telles : Le Mondain, La
Mule du pape, La Crépinade, les Piétés épiques, de Voltaire,
l'Imagination, de Chaulieu, Les Misères de l'Amour, de Piron,
LeSalamalec Lyonnais, qu'on attribue à la Monnoye, le Rajeu-
nissement inutile, de Moncrif, VEpitre à Claudine, VEpitre
sur l'hiver, de Bernard, etc., etc., sans oublier les stances
sur la ch... p..., de Mathurin Régnier. Quelques-unes des
pièces que nous publions, extraites des éditions de Lausanne,
de 1747 et de 1750, se trouvent encore dans un manuscrit
ayant appartenu à la comtesse de Verrue (la fameuse Dame
de Volupté), manuscrit daté de 1706, et qui nous a été com-
muniqué par M. Pierre Louys, à qui nous devons ici des
remerciements. Il ne semble pas d'ailleurs que Grécourt ait
jamais beaucoup fréquenté chez la comtesse de Verrue, à
laquelle aucune de ses épîtres n'est dédiée. Le manuscrit dut
être plutôt rassemblé à son intention par La Faye le jeune,
lequel avait alors des liaisons de café avec tous ceux qu'on
appelait les nourrissons des Muses, et paraît, d'autre part,
avoir été fort intime avec la dame, si l'on en croit les Derniers
couplets, attribués à Rousseau (1).
(1) Je vois La Faye le Cadet
Qui se croit monté sur Pégase,
Mais son cheval n'est qu'un Baudet
Et son frère n'est qu'un viédase...
Dis que le jeune adroit Escroc,
Qui f... madame de Verrue
A les mains plus faites en croc
Que ceux qui volent dans la rue.
34 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LES DEUX PUCELAGES (1)
Certaine Agnès à doux maintien,
Belle et gentille de corsage
Avec Damis eut un tendre entretien,
Qui fut suivi d'un tendre apprentissage,
Dont personne, pourtant, n'auroit jamais sçu rien
Si ce n'est que l'Agnès, propre à mettre en ménage.
Fut demandée en mariage.
Le Père, ayant gendre à souhait,
Lui vantoit fort les douceurs de sa fille
Voilà, lui disait-il, un chef-d'œuvre parfait,
Un miroir de vertu, un modèle docile.
Pour pucelle, elle l'est ; je la garantis bien.
— « Mon père, reprit-elle, hélas, je suis si sage
Que Monsieur n'aura pas pris un seul pucelage
Car Damis, l'autre jour, m'a fait présent du sien » (2).
(1) Les 11 contes que nous donnons ici, appartiennent en propre à
Grécourt. Ils se trouvent dans les premières éditions de ses œuvres
entr'autres celles de Lausanne, 1747 et 1750. Aucune de ces pièces
légères qui, pour la plupart, avaient paru précédemment, mais sans
nom d'auteur, dans le Recueil de pièces choisies rassemblées par les
soins du Cosmopolite (Voir la note consacrée à ce Recueil dans notre
appendice) ne saurait être revendiquée au profit d'autres conteurs.
(2) Le sujet de ce conte a inspiré bien des auteurs du xvme siècle.
A titre de variante, nous renverrons le lecteur à cette jolie bagatelle
insérée dans les Anecdotes échappées à l'observateur anglois et aux
mémoires secrets (A Londres, chez John Adamson, 1788, II,p. 136) sous
cetitre : Les trois pucelages . On comprendra le sens de ces derniers
vers.
Lubin heureux, Lubin content,
Dans ses nouveaux transports, la presse, la dévore,
S'égare, se retrouve.... et se remet enfin.
« Ah! dit Agnès! c'est fait... quoi déjà... cher Lubin,
N'en as-tu point un autre encore? »
GRÉCOURT 35
ATTRAPEZ-MOY TOUJOURS DE MÊME
Un cadet d'assez bon aloi
Passoit son hiver en Province.
Toujours prier était l'unique emploi
Du château paternel, ordinaire assez mince.
Nuls voisins, nuls plaisirs. Or, étoit là-dedans
Chambrière à gentil corsage.
Lise appelée, en bon point, en bon âge
Comme passant de fort peu les quinze ans.
Le Jouvenceau la lorgna quelque temps,
Puis l'attaqua : la première entreprise
Ne réussit ; mais un jour qu'en chemise,
En simple cotillon, le galant la surprit,
Bon gré, mal gré, sur ses genoux la mit,
Fit son chemin ; la fillette gentille
Mord, se débat, si bien et beau frétille,
Que de Vénus le temple elle sauva.
Il fallut bien du détroit 1...
Se contenter ; la Belle alors bien moins frétille,
Tant soit peu seulement pour le plaisir du Sire.
L'œuvre finie, Lise, étouffant de rire :
— « Vous n'avez pas mis, dit-elle, où vous croyiez; »
— « Vous, lui répondit-il, votre adresse est extrême,
Je suis navré qu'ainsi vous me déroutiez :
Attrapez-moy toujours de même. »
LA SUIVANTE MODESTE
Un Jouvencel à Dame Présidente
Etoit venu faire un présent ;
— « Elle vient de sortir, répondit la suivante,
Et ne doit tarder qu'un moment. »
36 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
— « N'importe, donnez-lui, dit-il à la donzelle,
Ce paquet. » — « Monsieur, de quelle part? Votre nom?»
Alors le compagnon
Lui dit : — « Pour vous servir, Vit je m'appelle ! »
Et puis s'en va. Babet rougit,
Songe à tourner ce nom maudit.
Pendant son embarras revient la Présidente,
Babet, en rougissant, son paquet lui présente,
Elle connoit bien et la chose et le nom,
Mais pour le prononcer, néant, le pourroit-on?
De qui ceci vient-il, dit la maîtresse ?
Elle questionne, elle presse.
Babet ne répond point : son esprit en défaut
Ne lui fournissait fort rien à dire comme il faut.
— « Réponds-moi donc, impertinente ! »
— « Madame, je ne puis sans honte le nommer,
Dit-elle, et vous auriez raison de m'en blâmer,
Que plutôt jamais je n'en touche
Qu'un tel nom sorte de ma bouche. »
— « Mais Babet, quand on veut, l'on nomme et l'on dit tout,
Il n'est façon que de s'entendre. »
— - « Eh bien, madame, essayez de comprendre,
Son nom est la partie avec laquelle on f... »
L'ORIGINE DU PETIT BOUT DES TETONS
Au temps passé n'avoit, à ce qu'on dit,
Femme au teton ce rouge boutonnet,
Et Priapus, qui étoit en crédit,
Oreilles eut sous son petit bonnet ;
Mais quelque Dieu les lui coupa tout net,
Puis en forma la retourne gentille
Que fait aller mainte superbe fille,
Sentant qu'elle a du mâle la dépouille.
Et de là vient que tous les coups que souille
GRÉCOURT 37
Au sein de son amie un amoureux ardent,
Ce bon galant frémit incontinent
De grands plaisirs, et s'étend à merveilles,
Comme disant, je prendrai mes oreilles.
LE CHANOINE ET LA SERVANTE
Un gros chanoine, embarrassé :
De voir que sa servante porte
Certain embonpoint mal placé,
Sourdement la met à la porte.
Bientôt une autre vient s'offrir,
Jeune encor, et de bonne mine.
Voilà notre homme à discourir :
— « Savez-vous faire la cuisine ? »
«Fort peu. « — «Blanchir?»— «Non.» — «Buvez-vous?»
— « Il n'y paroît pas. » — « Lire, Ecrire ? »
« Point. » — « Gages? » — « Cent]écus. »' — « Tout doux !
Oh! par ma foi, je vous admire :
Vous ne scavez rien, et d'abord
Cent écus ! Quoi ? la plus habile
N'en demande que vingt. » — « D'accord,
Monsieur, oui ; mais je suis stérile. »
LE CAVALIER PRESOMPTUEUX
Un cavalier présomptueux,
Jeune, bien fait, franc Petit Maître,
Ne pouvant plus cacher ses jeux,
Veut enfin les faire paroître.
38 CONTES ET CONTEUHS GAILLARDS
Avant midi, d'un air aisé,
Il va trouver à sa toilette
L'objet dont il est embrasé,
La belle Dame étoit coquette,
Et crut qu'il falloit recevoir
Quoique pour première visite,
Le beau fils qui venoit la voir.
Le voilà qui la félicite,
La complimente et va disant
Tout ce que dit la politesse
Entre les mains d'un complaisant.
Mais bientôt de la gentillesse,
Il passe aux discours sérieux ;
Les femmes s'étaient retirées,
Il en profite de son mieux,
Lui fait des promesses outrées,
Et des serments à l'infini ;
A ses genoux il se prosterne
Et lui montre qu'il est muni
D'un excellent mérite externe.
Que faire en pareil embarras ?
Voilà la dame fort en peine :
Pour sortir de ce mauvais pas.
En femme offensée et hautaine,
Appellera-t-elle au secours.
Et dans Une prompte Vengeance
Mettra-t-elle tout son secours ?
Non, elle agit avec prudence :
Sa boîte à mouches elle prit ;
En choisit une convenable,
Et tranquillement en couvrit
Le bout du nez du pauvre diable.
— « Monsieur, dit-elle froidement,
Je vous pardonne l'équipée,
AdieU la gentille poupée ;
Il vous manquoit cet ornement. ><
GRÉCOURT 39
LA SAGE REMONTRANCE
Un Mousquetaire auprès d'un Cordelier,
D'un air contrit débitait ses fredaines,
Et s'accusoit, le jeune Cavalier,
De plusieurs chefs de foiblesses mondaines,
— « J'ai disoit-il, avec un tendre objet,
Dôpuis longtemps une intrigue secrettc :
Ce n'est pas tout, je suis même sujet... »
- « Eh bien ! à quoi, lui dit l'Anachorète ? »
— «Je suis sujet à lui faire en levrette. »
— «D'où vient cela? reprit Père Séguin. »
- « C'est que j'y trouve un pouce au moins de gain. »
— « Mon frère, poursuit le saint personnage,
Pour ton salut, reviens à l'avant-main ;
L'esprit pervers avec ce beau ménage,
Plus d'une lois m'a trompé de chemin. »
LE FIDELE ITALIEN
Au jeu d'amour, une jeune donzcllc
Vouloit induire un chevalier Romain,
L'ultramontain, à son culte fidèle ;
La refusoit, et même avec dédain ;
Quand pour lui plaire elle tourna soudain,
Ce qu'à Jupin Ganymèdc réserve,
Mais l'Italien, malgré l'offre, affermi :
— « Me fourrer là, dit-il, Dieu m'en préserve,
Je logerois trop près de l'ennemi. »
40 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LE PUPITRE
Belle-Maman, soyez l'arbitre,
Si la fièvre n'est pas un titre
Suffisant pour se disculper,
De ne point aujourd'hui souper ;
Je suis au lit comme un bélître,
Fort mécontent de m'occuper
A sentir mon pouls galoper.
Beaucoup de sang couleur de litre,
De mon bras on vient d'extirper,
Et c'est à force de lamper,
Qu'il est, dit-on, trop plein de nitre ;
Mais j'espère d'en réchapper,
Puisqu'en écrivant cette Epître,
L'amour me dresse mon Pupitre.
LES BONNETS
Aux pieds d'un confesseur, un Ribaud, pénitent,
Développait sa conscience.
— « Père, lui disait-il, je viens bien repentant,
Vous taire l'humble confidence,
Que la chair fut toujours mon péché dominant. »
— « Tant pis, dit le Pater ; mais enfin, mon enfant,
La Vénus, grâce à la Providence,
Met fin à la concupiscence.
Voyons à quels excès vous vous êtes porté,
Par vos dérèglements trop longtemps emporté ?
N'êtes-vous pas contrit ?» — « Si je le suis, mon Père,
Ah ! je ne puis assez gémir de ma misère ! »
GRÉCOURT 41
— <( Allons, tels sentiments montrent un vrai retour,
Parlez donc : dites-moi vos fautes sans détour,
Et n'oubliez surtout aucune circonstance,
La façon de pécher décide de l'offense.
Continuez. » — « Hélas, mon Père, une beauté
Que le hasard m'offrit, et dont je fus tenté,
Me fit perdre, en un jour, toute mon innocence ;
Je l'aimai, je la vis avec toute licence,
Et l'amour, dans ses bras au fond d'un cabinet... »
— « Je vous entends ; son nom? » — « On l'appelle Bonnet. »
— « Bonnet ? Je la connois, comment donc, adultère ?
Ah ! mon fils, redoutez la céleste colère !
Mais voyons, que devint ce commerce odieux ! »
— « Mon Père, il fut suivi d'un plus délicieux ;
Une jeune Bonnet, tendre, vive et gentille... »
— « Oh ! oh ! voici bien pis ; quoi ! la Mère et la fille ? »
— « Cette jeune Bonnet, source de mes désirs,
Devient bientôt l'objet de mes plus doux plaisirs. »
— « Ah ! quel désordre affreux ! l'inceste, l'adultère I »
— « Mon Père, suspendez votre juste colère ;
Je ne viens point ici vous vanter mes vertus
Et tout ce que j'ai dit n'est encore que bibus.
Apprenez que Bonnet, chef de cette famille,
Succéda, dans mon lit, à sa femme, à sa fille
Et que son fils enfin y prit place à son tour,
Que j'eus pour ce dernier le plus ardent amour. »
— « Méchant, n'achève pas, dit le Père en furie,
Je ne veux plus entendre une telle infamie,
Et puisque tout Bonnet doit être ta Catin,
Tiens/ Rousseau, prends le mien, et remplis ton destin. »
CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
NABUCHODONOSOR (1)
Certain Froquart, prêchant à des Nouettes,
Leur dit : — « Mes soeurs, Nabuchodonosor,
Ainsi qu'il est écrit dans les Prophètes,
Pour avoir fait adorer le veau d'or
Se vit couvert en guise d'une bête,
D'un gros poil noir des pieds jusqu'à la tête. »
Dès le soir même, une jeune Nonnain,
Ayant porté je ne sçais où la main,
Sentit du poil. La pauvrette étonnée
Montra l'endroit à la Dame Renée :
— « Pour mon péché, disait-elle en pleurant,
Dieu me punit comme ce Roi méchant. »
— « Eh vraiment oui, dit l'Abbesse dévote ;
Mais tu n'en as que pour un véniel ;
Alors, troussant sa chemise et sa cotte :
Tiens, en voilà pour un péché mortel. »
(1) Il existe plusieurs versions de ce conte. L'une de celles-ci se
retrouve dans l'édition des Contes inédits de J.-B. Housseau,
publiée à Bruxelles, par Gay et Douce, en 1881.
Jeune fillette est un friand morceau, etc.
Le conte de Grécourt, grâce à sa Concision, l'emporté sur c.\
dernier texte.
VOLTAIRE
Homme de science, homme d'érudition ; homme égale-
ment versé dans les lettres hébraïques, grecques, latines,
anglaises, et même welches, dans l'anatomie, la physique et
là mécanique céleste aussi bien que dans l'exégèse, la
philosophie, la politique et la législature ; poêle satirique,
comique, tragique, mais jamais famélique ; historien, épis-
tolier, critique littéraire et polémiste ; diplomate, fondateur
de villes et fabricant de montres ; historiographe de France,
membre de l'Académie française et de celle de Berlin,
gentilhomme de la Chambre, seigneur de Ferney et autres
lieux, — et nous oublions la moitié de ses titres, il eût
manqué vraiment quelque chose à l'universalité d'un homme
qui, au dire de Jean-Baptiste Rousseau, eût d'ailleurs volon-
tiers sacrifié toutes ses réputations en faveur de celle d'un
homme d'esprit — s'il n'eût point écrit des contes en vers.
Aussi bien, deux sortes de contes se trouvent dans l'œuvre
de Voltaire; les uns dates de sa toute première jeunesse,
les autres publiés en 1762, sous le pseudonyme de Guil-
laume Vadé, et augmentés dans Jes éditions de ses œuvres
complètes, defc contes intitulés Les Finances, 1775, et le
Dimanche, on les Filles de Minée, 177C. Ces derniers,
faut-il le dire, sont, ainsi qu il arrive souvent, beaucoup
moins piquants, beaucoup moins originaux que ceux du
début. Le grand homme, déjà vieux, el dont la malice pre-
nait un tour bonhomme et bavard, les composa trop visible-
ment à l'attention d'une morale qui, pour être facile, n'en a
pas moins une solennité fâcheuse. Ce sont d'ailleurs des
44 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
apologues plutôt que des contes, et comme tels, il ne con-
vient pas d'en parler davantage.
Mais pour les contes qu'il fit à peine âgé de vingt ans, le
Cadenas et YAnti-Giton, dédié à Mlle Le Couvreur, sont en
effet de 1714, — l'on ne sait ce dont il faut s'étonner
davantage, de la perfection formelle si remarquable chez un
débutant, ou du ton hardi, désabusé, et moins cynique,
par goût de l'audace, que pour le plaisir intime de se
moquer du monde. On le voit, dans un langage toujours
très fin, très littéraire, et où il excelle mieux qu'aucun de
ses contemporains (Jean-Baptiste Rousseau excepté), prati-
quer cette manière narquoise, cet art de la pirouette désinvolte
où il ne tarda point à passer maître, et qu'il a si bien résumé
plus tard, dans une lettre à Sénac de Meilhan : « Moquez-
vous de tout et de tous ceux qui vous ennuient. «Voltaire s'y
montre futé, fermement décidé, sous son air moqueur, à
conquérir les seules choses qui lui importèrent jamais, la
fortune et la jouissance, tel que l'a représenté de Troy dans
le portrait peint en 1723 qui est au Musée de Versailles, et
tel, au fait, qu'il fut toute sa vie.
Les contes de Voltaire ont été réimprimés trop de fois
pour qu'ils prennent place dans ce recueil. L'on nous saura
peut-être gré de publier ici un conte resté jusqu'à ce jour
inédit.
L'APOTHEOSE DU ROI PETAUT
Mes amis, c'est assez vous parler d'Opéra,
De la Cour d'Arlequin, même de la Sorbonne.
Faisons chacun un conte; et rira qui pourra.
Voici le mien, et je vous l'abandonne.
(1) Ce conte, ou badinage, comme l'on voudra, est extrait du
VOLTAIRE 45
C'étoit un bon humain que le grand Roi Pétaut!
Vous vous rappeliez tous la rare obéissance
Qu'il eut plus de trente ans pour la vieille Éminence.
Aussi tous les auteurs l'élogent-ils tout haut.
Ils disent de lui tous dans leur mâle éloquence,
Qu'il eut mille vertus, et pas un seul défaut.
C'est un peu fort, en conscience.
Vous et moi, nous savons qu'entre plus d'un Bonneau
Le saint homme, parfois, buvoit; par excellence :
Qu'il eut à son service et jusqu'à son tombeau,
Ce qu'à la Cour, où tout se peint en beau,
Nous appelions le bon ami du Prince,
Mais qu'à la Ville, et surtout en Province,
Les gens grossiers appellent Maquereau,
Il vous souvient encor de cette Tour de Nesle,
Mivintille, Limaille, Rauchâteau, Pompadour,
Mais dans la foule enfin de peut-être cent Belles,
Qu'il honora de son amour,
Vous distinguez, je crois, celle qu'à notre Cour
On soutenoit n'avoir jamais été cruelle.
La bonne pâte de femelle !
tome II des Anecdotes échappées à l'observateur anglais et aux
mémoires secrets, etc, à Londres chez John Adamson, 1788. Il est
précédé des lignes suivantes : « Dans le nombre des satyres, des
chansons, des méchancetés de toutes espèces par lesquelles on a
tenté de contrarier l'élévation de Madame du B[arry], je trouve un
conte en vers qu'on attribua à Monsieur de Voltaire, et qui, quoique
fort plaisant, n'est pas même excusable par l'intention qui le lui a
inspiré, de faire sa cour aux antagonistes de la nouvelle maîtresse
et particulièrement au duc de Choiseul » (6 janvier 1776). On
chercherait vainement ce texte dans toutes les éditions de Voltaire
y compris celle de Louis Moland. Ce n'est d'ailleurs pas, avouons-le,
la seule pièce méconnue du grand écrivain. Le manuscrit français
9352 de notre Bibliothèque Nationale renferme encore sous ce titre :
Le Goguenard, un conte qui peut prendre place parmi les productions
de jeunesse de notre poète. Mais c'est là une pièce médiocre dont
nous nous soucions peu de grossir ce recueil.
46 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Combien d'heureux fit-elle dans ses bras 1
Qui, dans Paris, ne connut ses appas t
Du laquais au marquis chacun se souvient d'elle,
Mais laissons-là ses séduisans appas :
Portons nos yeux vers la route éternelle.
Le bon Pétaut comme un autre mourut :
De notre globe enfin il disparut.
Son àme fugitive, errante, très peu sûre,
Cherchoit du ciel, comme on dit, le chemin.
Il marchoit, il marchoit, et toujours incertain
S'il ne se fourvoyoit Advint que d'aventure,
Le bon Pétaut fit rencontre à la fin
De la dolente et triste Madelaine,
Il vous l'aborde, et lui conte soudain
Ce qu'il cherchoit, et le mettoit en peine.
La Sainte alors, du ton le plus bénin,
Le remet sur la route, il repart de la main.
Le voici galoppant vers la brillante plaine,
Il fit peut-être encor cent mille et même mieux :
Hélas! en vain. Le céleste Domaine
Ne s'offrit point à ses débiles yeux.
Comme il revoit à sa déconfiture,
Voici venir bien à point Saint Denis,
Cheminant seul, lentement, sans monture.
Il reconnut ce miracle des Saints
En lui voyant porter entre ses mains
(Comme l'on sait) sa bénigne figure :
Après les premiers complimens,
Le bon Pétaut, du grand Saint de la France,
Reçut de nouveaux erremens.
Pétaut le quitte enfin dans la douce espérance
D'être juché bientôt au benoît Paradis
Mais les conseils de Monsieur Saint Denis
Ne le mènent pas mieux à la Demeure sainte.
Comme il erroit dans cette vaste enceinte
Las, inquiet, et surtout plein d'ennuis,
VOLTAIRE 47
Nez à nez, face à face, il voit que Saint Louis,
Heureusement accourt sur son passage.
Vous devinez bien quel hommage
Le Roi Pétaut fit au Patron des Lys!
Après quelques menus devis,
Et ces discours oiseux consacrés par l'usage,
Le Saint lui dit : Je devine, mon fils,
Quel but peut avoir ton voyage :
Tu le ratois tout net sans moi, sans mes avis;
Une fois dans ta vie écoute donc un Sage,
Connois ce qu'est écrit au Livre du Destin :
« Qui met sa confiance en un homme sans tête,
t Et qui pput croire une Catin,
« Ne sera jamais qu'une bête. »
ALEXIS PIRON
Le chef de file, le parangon, et, davantage même que La
Fontaine, le patron des conteurs galants à la fin du xvin*
siècle, Alexis Piron, a laissé dans ce bon peuple une répu-
tation de gaillardise quelque peu vulgaire, mais dont il
pouvait dire, avec Figaro, qu'il valait mieux qu'elle. Pour
les uns, et c'est la très grande majorité, Piron est resté,
depuis sa jeunesse jusqu'à nos jours, le Poète de iOde à
Priape, péché de jeunesse tellement énorme que le prési-
dent Bouhier, indulgent à toutes sortes de choses à cause de
sa grande érudition latine, dut s'en déclarer publiquement
l'auteur, afin d'éviter au jeune homme des poursuites qui
auraient bien pu le vouer au bûcher, ainsi qu'elles firent
plus tard du chevalier de la Barre, lequel, comme on sait,
ne fut condamné que pour avoir récité le fameux cantique de-
vant un crucifix. Pour les lettrés, il est encore le rimeur
d'épîtres délicates, de contes naïfs et piquants par lesquels il
rajeunit le genre, et où, effet sans doute d'un vin de Bour-
gogne vert et vigoureux, dont il eut toujours cave pleine, il
continue, seul dans un siècle fatigué, la verve franche, et
très fine, quoique simple d'apparence, des conteurs du
xvie siècle ; — le diseur d'une foule de bons mots, tous si
bien tournés qu'ils ne lui valurent guère d'ennemis, et qu'ils
firent de lui l'homme le plus spirituel d'un temps où tout le
monde avait de l'esprit ; — l'auteur enfin de la Métromanie
sujet restreint, et dont le poète fit une comédie alerte,
et somme toute la meilleure qu'on ait vue depuis Molière,
avant que ne parût l'étourdissant Figaro, déjà nommé.
ALEXIS PIRON 49
Commencée à Dijon, le 9 juillet 1689, par les soins d'Aimé
Piron, apothicaire et lui-même poète, et d'Anne Dubois,
seconde femme d'icelui, l'existence de Piron a été parfaite-
ment décrite dans la Notice de Rigoly de Juvigny, placée en
ête de l'édition des Œuvres complètes de Piron, 7 vol. in-8°,
(1776), dans celle où M. Edouard Fournier (érudit plus spiri-
tuel que savant et qui, pour cela, est loin d'être à dédaigner)
présente les Œuvres de Piron, publiées chez Delahays en
1857, et enfin dans les trois excellents ouvrages qu'Honoré
Bonhomme a consacrés à Piron, sous le titre d'Œuvres iné-
dites de Piron (proses et vers), accompagnées de Lettres
inédites adressées à Piron par Mesdemoiselles Quinault
et de Bar, Paris, 1859, Poulet-Malassis, et de Broise, 1 vol.
in-8« (2c édition in-12), de Complément de ses œuvres inédites,
prose et vers, Paris, Ferdinand Sartorius, 1865, in-12,
et d'Œuvres posthumes de Piron (prose et vers), accom-
pagnées de la correspondance adressée à Piron par Made-
moiselle de Bar, Paris, Dentu, 1888, in-12. Par suite,
nous ne saurions ici retracer la vie de Piron autrement
qu'avec des indications très sommaires. Après une jeunesse
passée tout entière à Dijon, les années exceptées où il put
étudier le droit à Besançon, Piron, semble-t-il, fut contraint
de quitter sa ville natale par le scandale de son Ode dePriape.
Venu à Paris, fort léger de bourse, mais riche de jeunesse et
de talent, Piron, pour subsister, s'employa d'abord à des tra-
vaux de copie chez MM. de Belle-Isle, jusqu'au moment où il
rencontra Mademoiselle de Bar, fille de trente-cinq ans, fort
laide, spirituelle toutefois et lettrée, ainsi qu'en témoignent
ses lettres. Les femmes de qualité, alors, aimaient avoir dans
leurs domestiques des personnes de plus de distinction que
ne comporte cet état et, de même que comme on sait, Madame
de Pompadour eut pour femme de chambre, une femme assez
bien née, Madame du Hausset, de même la marquise de
Mi meure avait auprès d'elle celte demoiselle de Bar. Celle-ci,
dont l'emploi tenait en quelque sorte delà femme de chambre
et de la dame de compagnie, vivait avec sa maîtresse
4
50 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
dans une intimité qu'il est difficile d'imaginer aujourd'hui
que la vanité démocratique a séparé d'un abîme les maîtres
et les serviteurs. Intéressée par la détresse, par la jeunesse de
Pi mn, et aussi par la bonne mine d'un gaillard que seule une
chute fit mourir à plus de quatre vingts ans, celle-ci parvint
à introduire son protégé jusque dans le salon de sa maîtresse
où celui-ci suscita tout de suite la jalousie de Voltaire. Arouet,
— car le grand méchant homme, alors, ne s'était pas encore
anobli, — pour se débarrasser d'un rival gênant, tenta de
le faire chasser en venant réciter à Madame de Mimeure
YOde fameuse. La marquise, ici, eut le bon goût de se
brouiller avec le dénonciateur.
Entre temps, et à la suite d'aventures excellemment racon-
tées par Edouard Fournier, lequel connaissait à fond la chro-
nique des petits théâtres du xvme siècle, Piron était parvenu
à faire jouer son étincelant Arlequin- Deucalion, à la comédie
Italienne, puis bientôt une foule d'autres parodies à ce même
théâtre, et sur les autres scènes de la Foire. S'étant essayé
dans des genres plus solennels, il vit représenter aux Français,
ses tragédies de Callisthène, 1730, de Gustave Wasa, 1733, de
Fernand Cortez, 1741, ses comédies de Y Ecole des Pères, 1728, et
de la Métromanie, 1731, avec un succès croissant, jusqu'au jour
où il fut désigné par le sentiment unanime du public et de
l'Académie pour tenir dans cette compagnie la place laissée
vacante par le décès de l'Archevêque de Sens. C'est alors
que YOde encore un coup, revint à la mémoire des envieux
que ses succès avaient naturellement faits à Piron. Excité
par M. de Boulainvilliers, jeune ambitieux fort tracassier, le
théatin Boyer, évêque de Mirepoix, fit représenter au Roi
le scandale qu'il y aurait à voir académicien l'auteur de YOde
à Priape. Le Maître eut assez bonne attitude, faisant mine
d'ignorer ces vers, mais n'en appela pas moins Montesquieu,
lequel dirigeait alors la compagnie, pour lui dicter c qu'ayant
appris que l'Académie avait jeté les yeux sur M. Piron
et sachant que M. Piron était l'auteur de plusieurs
écrits licencieux, il souhaitait que l'Académie choisît un
ALEXIS PIRON 51
autre sujet. S. M. déclara en même temps qu'elle ne voulait
pas de sujetde l'Ordre des Avocats ».(1) L'Académie murmura,
M. le Maréchal, duc de Richelieu, qui goûtait Piron, vint
même tout exprès honorer une séance pour tancer l'abbé
d'Olivet, soupçonné de cabaler avec les dévotes, et finale-
ment, tout le monde s'inclina Piron se consola d'une pen-
sion de 2.000 livres sur le Mercure que le comte de Florentin,
son protecteur, lui envoya avec le billet suivant, que rap-
porte Grimm (octobre 1754) : « J'ai toujours ouï dire qu'un
peu de mercure faisait beaucoup de bien ; je sais que vous en
méritiez beaucoup, mon cher Piron ; mais pour cette fois-ci,
vous vous contenterez d'une petite dose : c'est une pension de
deux mille livres. » Déjà célèbre pour un mot sur l'Académie :
« ils sont là-dedans quarante qui ont de l'esprit comme
quatre », il se consola mieux encore avec l'épitaphe sou-
riante que tout le monde connaît :
Ci-gît Piron qui ne fut rien
Pas même académicien,
et de laquelle on pourrait tourner à l'aigre l'intention, si l'on
en ignorait la circonstance.
« Piron, écrit l'abbé Raynal, a été défini un feu d'artifice
continuel et bien servi. Les saillies, les bons mots, les choses
plaisantes et sentencieuses sortent de sa bouche avec une
rapidité qu'on n'a peut-être jamais vue. Il vit retiré, il com-
mence à avoir de l'humeur, il ne se soucie guère de per-
sonne 'f il n'est ni bon, ni méchant \ il a des malices, mais des
malices d'enfant ; il s'irrite et s'apaise avec une égale facilité,
et parce qu'il est singulier, il se dit et se croit philosophe. »
Tel paraît bien avoir été le vrai caractère d'Alexis Piron.
On a fait un recueil de ses bons mots, qui peut-être est la
meilleure chose que l'on ait en ce genre. Ce qui distingue
(1) Grimm, Correspondance littéraire, juillet 1753. Piron, comme
on a vu était aussi avocat.
52 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
surtout l'esprit de Piron, c'est un grand fond de bienveillance.
Chez lui, rien du mordant d'un Voltaire, ni de la brutalité
d'un Rivarol. Lorsqu'il blesse l'amour propre, c'est avec tant
de légèreté dans l'à-propos, ou tant d'art dans la conduite de
l'ironie, que la victime ne tarde pas à se mettre du côté des
rieurs. Au reste, Piron n'attaquait guère et la plupart des
bons mots qui nous restent sont des ripostes.
Si la bienveillance, malgré quelques usages passagers, était
l'humeur habituelle de Piron dans la société, une très grande
bonté était celle de sa vie intime.
Après vingt ans de prévention, il épousa Mademoiselle de
Bar, de laquelle il ne voulut jamais se séparer, lorsque
devenue folle, la prudence aurait demandé qu'elle fût enfer-
mée. Ce joyeux badin paraît aussi être au fond un grand
sentimental. Quelque belle que fût une femme, aimait-il à
dire, il ne pouvait l'aimer si elle n'était pas bonne : « C'est,
ajoutait-il, que l'âme de cette personne se met toujours
entre son visage et le mien. » Sa raillerie, son cynisme,
étaient tout de surface, et personne ne fut surpris, devant
une telle inconsistance, de le voir tourner à la dévotion
dans sa vieillesse. « Aujourd'hui ce vieux fou, dit Diderot,
dans un Salon de 1765, se frappe la poitrine et les fesses
devant Dieu, de tous les bons mots qu'il a dit et de toutes les
drôles sottises qu'il a faites. » — « Il s'est donné, ajoute Grimm
(l(r janvier 1766), le ridicule de faire imprimer dans le
Mercure un De Profanais en vers français, en expiation de ses
fautes de jeunesse. Depuis sa conversion, M. Piron fréquente
donc les dévots et les prélats ; mais il paraît que ceux-ci ne
s'en trouvent pas mieux. » Il était en effet resté fort caustique,
et, jusqu'à sa mort, un des plus gais habitués du Caveau, où
il ne cessa de hanter avec Collé, Crébillon fils et quelques
autres...
ALEXIS PIRON 53
LA PUCE (1)
Le hasard seul, sans l'aide du génie
Est quelquefois père d'inventions.
Tel est vanté pour ses productions
Qui n'y pensa-peut-être de sa vie :
C'est ce qu'on voit tous les jours en chimie.
Nature tient tous ses trésors ouverts
Aux ignorans aussi bien qu'aux experts ;
Le tout dépend d'en faire la rencontre :
Sans la chercher souvent elle se montre.
Nous le voyons par l'exemple d'Agnès,
Qui n'étoit fille à découverte aucune,
Mais qui pourtant un matin en fit une
Que cent nonnains vanteront à jamais.
Voici le fait : Suivante d'une dame
Était Agnès ; farouche elle avoit l'ame,
Non par vertu, mais par tempérament,
Ainsi qu'on sait qu'il arrive à la femme
Lorsque le ciel la traite durement.
La jeune Agnès passoit pour fille sage;
Elle étoit belle et n'avoit que quinze ans.
Auprès d'Agnès laquais du voisinage
Ne rencontroit que griffes et dents ;
(1) Les contes que nous publions ici sont extraits, sauf le dernier:
La Vierge et le Chantre, des Poésies diverses d Alexis Piron, ou
recueil de différentes pièces de cet auteur, pour servir de suite à
toutes les éditions desquelles on a supprime les ouvrages libres de ce
poète, à Londres de l'Imprimerie de William Jackson, 1784-1788
(édition augmentée). Us ont été scrupuleusement collationnés
sur les autres éditions de cet auteur, entr'autres celle donnée par
Cazin, en 1782, tome III, ce qui nous a permis, croyons-nous d'éviter
les errements de nos prédécesseurs, lesquels attribuèrent trop
souvent à Piron des productions de Grécourt et d'autres conteurs.
54 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Jeune marquis visitoit la maîtresse
Pour voir Agnès, mais sans distinction,
Agnès pour tous implacable tigresse,
Égards n'avoit à la condition.
Amour pour faire à son cœur quelque broche,
Avoit contr'elle épuisé mainte flèche
Sans nul effet ; elle portoit un cœur
Bien cuirassé ; si, que dans sa fureur,
Amour jura de venger cet outrage :
Mais ce courroux tomba sur son auteur ;
Agnès tourna tout à son avantage.
Dans la saison de l'aimable printemps,
Un jour, dit-on, de dimanche ou de fête,
Du tendre émail dont Flore orne les champs.
La jeune Agnès avoit paré sa tête.
Entre deux monts de roses et de lis,
Étoit placée une rose naissante,
Qui relevoit leur blancheur ravissante
Et recevoit un nouveau coloris.
Dans un corset, sa taille prisonnière,
Pouvoit tenir sans peine entre dix doigts ;
Sous un jupon d'une étoffe légère,
Un bas de iin, paraissoit quelquefois
Tiré si bien, et si blanc à la vue,
Qu'on auroit cru voir une jambe nue.
Bref, dans l'enclos d'un soulier fait au tour,
Son petit pied inspiroit de l'amour.
L'enfant ailé, plus espiègle qu'un page,
Gomme j'ai dit, lui gardoit une dent :
Voici le temps, dit-il, ça, faisons rage,
Et dérangeons tout ce vain étalage
Chez cet objet qui m'est indifférent.
Aussitôt dit, il change de nature,
Puce devient ; d'abord lui saute au cou,
Au front, au sein, à la main, fait le fou,
Laisse partout une vive piqûre.
ALEXIS PlfcON 55
Notre beauté sensible à cet assaut
Cherche la puce, en veut faire justice :
Mais Cupidon s'esquive par un saut,
Et doucement sous son corset se glisse,
Y fait carnage et n'en veut déloger.
Fillettes sont bons morceaux à gruger :
L'Amour en fait souvent son ordinaire.
Si comme lui je savois me venger,
De par saint Jean, je ferois bonne chère.
Agnès en feu déchire son corset,
Le jette au loin, arrache sa chemise
Et montre au jour deux montagnes de lait
Où sur chacune une fraise est assise.
Elle visite et regarde en tous lieux,
Où s'est caché l'ennemi qui l'assiège ;
Mais il étoit déjà loin de ses yeux
Et lui mordoit une cuisse de neige.
Ce dernier coup accroît ses déplaisirs ,
Elle déïait sa jupe toute émue :
Au même instant, mille amoureux zéphirs
Vont caresser ce qui s'offre à leur vue,
Et combattant en foule à ses côtés
Par une heureuse et douce préférence,
Sauvent l'Amour d'une prompte vengeance.
Qui l'attendoit au sein des voluptés.
A la faveur d'un saut, d'une gambade,
Le petit dieu soutient sa mascarade,
Aux barres joue et sans cesse fend l'air.
Il vient s'offrir de lui-même a la belle,
Puis il échappe aussi prompt qu'un éclair,
Et fait cent tours de vrai polichinelle.
Pendant ce jeu, vers un jeune taillis,
L'amour lorgnoit un portail de rubis,
Fief en tous lieux relevant de Cythère,
Mais que la belle, injuste et téméraire,
Avec chaleur disputoit à Cypris.
56 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Plus mille fois que la nature humaine,
Les immortels sont jaloux de leurs droits.
Puis il étoit question d'un domaine
A faire seul l'ambition des rois.
Dans cette enceinte aux alarmes fermée,
Régnaient en paix les délices des sens ;
Il y couloit une source enflammée
De pâmoisons et de ravissemens.
Contre tel fort besoin est de courage ;
L'Amour en a bonne provision.
Il fait l'attaque, il force le passage,
Et prend d'assaut ce charmant apanage,
Malgré l'effort de la rébellion.
Calmez, Agnès, ce courroux qu'on voit naître ;
Ne craignez rien pour ce charmant séjour ;
Si le premier l'Amour s'en rend le maître,
C'est un tribut qui n'est dû qu'à l'Amour.
Vaines raisons ; on court à la vengeance.
Un doigt de rose, à cet effet armé,
Tient lui tout seul l'ennemi renfermé,
Et, le pressant, l'attaque à toute outrance.
Cupidon fuit par un étroit sentier ;
On le poursuit ; l'attaque est redoublée ;
Le doigt vengeur met l'alarme au quartier,
Et la demeure en est toute troublée.
Les citoyens de ce séjour heureux,
Les doux plaisirs, les charmantes ivresses,
Jusques alors oisifs et langoureux,
Par ce combat sortent de leurs mollesses ;
Chacun d'un vol badin et caressant
S'empresse autour de son aimable mère,
Répand sur elle un charme ravissant,
Et lui fait tôt oublier sa colère.
Ce doigt vengeur, au meurtre destiné,
Fait sous ses coups naître mille délices :
L'Amour lui-même en est tout étonné,
ALEXIS PIRON 57
Et se repend déjà de ses malices ;
Il craint de voir son trône abandonné,
Et ses autels privés de sacrifices.
De son palais, enfin, la volupté,
Sur l'œil d'Agnès pousse une sombre nue.
Elle se pâme, elle tombe éperdue ;
L'Amour s'échappe et court épouvanté
Remplir Vénus d'une alarme imprévue.
De son extase à peine revenue,
L'aimable enfant recommença ce jeu ;
Elle y prit goût, et par elle dans peu,
Dans l'univers la science en fut sue ;
Mais nuit et jour, chez le peuple nonnain,
Il fut en vogue, et cette heureuse histoire
Fut aussitôt écrite sur l'airain
Pour en garder à jamais la mémoire.
LE NEZ ET LES PINCETTES
Les Saints et les Diables ensemble
Eurent toujours maille à partir ;
Mais ce qui doit nous avertir
Qu'il faut que chacun de nous tremble,
C'est que le Serviteur de Dieu
N'a pas toujours avec le Diable
Tiré son épingle hors du jeu,
Ou la Légende est une fable.
Jadis un vieux Saint existoit,
Lequel Apoticaire étoit ;
Car en quelque état que l'on vive,
Est saint qui veut, noble, vilain,
58 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Voire pis, témoins saint Crépin,
Sainte Madelalne et saint Ives.
Un jour que pour le bien public,
Manipulant quelques recettes,
Le Distillateur en lunettes,
Dans un fourneau, sous l'alambic,
Fourgonnoit avec des pincettes ;
Voici venir le Tentateur,
En intention de distraire
Le vigilant Opérateur,
Et d'être ainsi l'instigateur
D'un qui-pro-quo d'Apoticaire.
Devant le Saint Monsieur Satan
Culbute, caracole et fringue :
La fanatique Charlatan
De mille façons se distingue ;
Entr'autres le corps du lutin
Se tourne en cylindre d'étain,
Réprésentant une seringue,
Il fait de son nez le canon,
Soupirail exhalant la peste,
De sa gueule un mortier bouffon,
Et de sa langue un gros pilon,
Dont le mouvement circulaire
Faisoit un petit carillon,
Tel qu'au Sabat on peut le faire.
Des ténèbres le Roi Falot
Epuisa là tout son calot ;
Mais ce qu'il y gagna fut mince ;
Car le bon Saint, ne disant mot,
Fait cependant rougir sa pince,
Puis l'addressant au nez du Prince,
Vous le lui serre comme il faut.
Le Diable fait un soubre-saut,
Montre de longues dents qu'ii grince,
ALEXIS P1R0N
Veut avancer, veut reculer,
Tend les griffes, serre la queue,
Rue et beugle à faire trembler
Toute la terre et sa banlieue.
Cependant en malin sournois,
L'autre jouit de sa victoire,
Et fait faire au Diable vingt fois
Le tour de son laboratoire,
Jusqu'à ce que, las de ce jeu,
Il renvoya la bête au gîte ;
Et pour l'y faire aller plus Vite,
Il lui seringua pour adieu
Quelques petits jets d'eau bénite.
C'est s'en tirer avec honneur :
Heureux le saint Pharmacopole,
S'il eût d'une telle faveur
Rapporté la gloire au Seigneur.
Par malheur, en tournant l'épaule,
Le Diable avoit trouvé moyen
Pour se dépiquer de son rôle,
De jeter au cœur du Chrétien
Un grain de sa vanité foie,
Dont à son tour le Tout-Puissant,
Très mécontent avec justice,
Châtia le Saint, en laissant
Triompher un tems la malice
Du maudit lion rugissant,
Dont voici quel fut l'artifice
Il s'enveloppa d'une peau
De ces gens chargés de cuisine.
Masse de chair faite en tonneau,
Pesante, espèce de pourceau,
Qui roule ici-bas sa manche,
CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Et qui, pliant sous le fardeau,
Sur deux pieds quelquefois chemine
A la Ville et dans le quartier,
Où le Saint faisoit son métier.
Le masque à figure massive,
En Moine de Citeaux arrive,
Va descendre chez le Baigneur,
Se met au lit, fait le malade,
Et mande le premier Docteur
Qui vient lui débiter par cœur
Cent mille et une coïonade,
Et termine le sot narré
Par la formule régulière
Du clisterium donare
De la faculté de Molière.
Là paroît l'humble Apoticaire,
Tout prêt à donner de sa main
Avec sa mine débonnaire
Le remède chaud et bénin.
Dieu des Vers et de la Peinture,
Aidez-moi dans cette avanture.
Voilà tout bien appareillé,
Le Mousquetaire agenouillé,
Et le malin corps en posture ;
Mais, quoique longue outre mesure,
La canule n'arrivoit point
A mi-chemin de l'embouchure ;
Pour que tout donc aille à son point,
De deux valets l'effort s'y joint,
Chacun d'eux du fessier difforme
Prend une part, la tire à soi,
Et de l'Ennemi de la Foi
Présente le podex énorme.
Le Collateur un peu butor,
Qui malgré cela craint encor.
ALEXIS PIRON
De s'égarer dans la bruyère,
Et qui, pour ses péchés, de plus
Etoit un peu court de visière,
Met le nez si près du derrière,
Qu'il est à deux doigts de l'anus.
C'est où mon drôle attend son homme ;
On ne peut trop admirer comme
Droit au-devant la bague alla,
Et d'elle-même s'enfila.
Alors sur chaque joue on laisse
Retomber l'une et l'autre fesse :
L'impitoyable Lucifer
A cris, ni pleurs ne veut entendre,
Et change en tenailles d'enfer
L'endroit où le nez s'est fait prendre.
Ah 1 vous avez beau trépigner,
Vous voilà pris, l'homme aux pincettes,
C'est à vous de vous résigner ;
Car de la façon dont vous êtes,
Vous ne pouvez pas vous signer
Il dit, et plus fier de sa proie
Que ne le fut le beau Paris
Rapportant la sienne de Troie,
L'infâme ravisseur déploie
Ses ailes de chauve-souris,
Et s'élève en l'air avec joie.
Spectacle horrible et scandaleux
Au cul du Démon cauteleux,
Et de qui triomphe la fraude ;
L'un d'entre les Prédestinés,
Un Saint en l'air et par le nez
Pendu comme une gringuenaude.
Ainsi sur le saint homme Job
Le Dieu d'Isaac et de Jacob,
62 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Jadis de la même puissance,
Toléra l'affreuse licence,
Et bientôt sut y mettre fin,
Aussi mit-il ici lu main.
Le Saint reconnut son offense ;
Dieu tonna ; le malin esprit
Ouvrit la pincette maudite ;
Et de la foire qui lui prit,
Aspergeant le nez du contrit :
— « Adieu, lui dit-il, quitte à quitte. »
LES DEUX RATS
Au bon vieux tems, lorsque Berthe filoit,
Et que mainte Bête parloit,
Mieux que font nos Docteurs de Sorbonne,
On dit que certaine Mitronne,
Un soir comme elle pétrissoit,
Se sentit vivement mordre par une puce.
Sur le bord d'un certain endroit,
Par où FHermite Frère Luce
Fit croire que d'Agnès un Pape sortiroit.
Sur le champ la Mitronne adroite
Surprit cette puce indiscrette,
La pressant, le col lui tordit,
Puis après sa besogne faite,
Auprès de son Mitron elle se mit au lit.
Or, quand la puce elle avoit dénichée,
La pâte de ses doigts qui s'étoit attachée
Aux plumes de l'oiseau que je nomme pas,
Attira dans le lit deux Rats,
Dont le nez fin l'avoit flairée;
En tapinois venus pour en tâter,
Ils commençoieot à grignoter,
ALEXIS PIRON 63
Quand le Mitron sentant sa pâte bien levée,
Se mit en devoir d'enfourner ;
Les Rats le voyant se tourner,
L'un étourdi de peur, tremblant, tête baissée,
Dans le plus prochain trou brusquement se jetta,
Et l'autre auprès tapis resta.
Le Mitron, besogne achevée,
Se recoucha sur le côté ;
Les prisonniers en liberté
S'enfuirent au grenier à leur gîte ordinaire
Les voilà se questionnant,
L'un et l'autre se demandant
Comme ils s'étoient tirés d'affaire ;
— « Moi, dit l'un, j'ai donné dedans le pot au noir,
Je ne crois pas qu'on puisse avoir
Une plus risible avanture ;
Je me suis fourré dans un trou
Où j'ai crû ma retraite sûre ;
Mais le maudit Mitron m'a bourré tout son saoul
Avec je ne sais quoi qu'il poussoit à mesure
Que pour sortir je voulois avancer,
Il m'a coigné le nez, et m'a fait le tapage,
Tant que lassé du badinage,
Ce gros et long je ne sais quoi,
Prenant enfin congé de moi,
M'a craché par mépris au milieu du visage,
Le vilain m'a presque aveuglé. *
— « Et moi, dit l'autre, tout troublé,
Dans l'encoignure d'une cuisse,
Sans grouiller, m'étant cantonné,
Témoin impatient d'un si fort exercice,
Pendant qu'il te coignoit le nez
Avec sa cheville ouvrière,
Qui te causoit tant de souci
Deux boules qui pendaient ù son chien de derrière,
Sans cesse allant, venant, coignoient mon nez aussi. »
64 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LA PERRUQUE DU CURÉ (1)
La nuit, un coche ayant versé,
On tomba les uns sur les autres;
Chacun se crut le cou cassé,
Et dépêchoit ses patenôtres.
Dans l'entre-deux d'un gros fessier,
Un curé fut pris par la nuque;
Il retira son chef entier,
Mais il y laissa sa perruque;
Il la cherche en l'obscurité.
Une dame, fort étonnée,
Se plaint de sa témérité :
— « Monsieur, suis-je assez tâtonnée? »
Le curé s'excusa beaucoup,
Et pour apaiser son murmure,
Lui dit : — « Je la tiens, pour le coup,
Car j'ai le doigt dans la tonsure. »
LES BELLES JAMBES (2)
Colin, poussé d'amour folâtre,
Regardoit à son aise, un jour,
Les jambes plus blanches qu'albâtre
De Rose, objet de son amour.
(1) Ce conte a été parfois attribué à Grécourt. Il se trouve dans
les dernières éditions de cet auteur parmi une quantité de pièces
d'origine douteuse.
(2) Ce conte se trouve reproduit, non sans variantes, dans les
Etrennes gaillardes (voir ce recueil à l'appendice). A Lampsaque,
De l'imprim. du Dieu des Jardins, 1782, p. 21.
F*«udkbei»g : LA VISITE INATTENDUE
ALEXIS PIRON 65
Tantôt il s'adresse à la gauche,
Tantôt la droite le débauche.
— <v Je ne sais plus, dit-il, laquelle regarder,
Un égale beauté fait un combat entr'elles. »
— « Ah! lui dit Rose, ami, sans plus tarder,
Mettez-vous entre deux pour finir leurs querelles. »
LES CANTARIDES
Comme souvent tout s'enfile ici-bas!
Des bernardins pâturoient en lieu gras ;
Près de leur clos vivoient des bernardines.
Peignez-vous bien chaque chose à son rang
Un bel étang nourrissoit les béguines;
Certaine haie entouroit cet étang :
Sur cette haie étoient des cantarides;
Un vent survint qui les jeta dans l'eau.
Dans l'eau nageoient des grenouilles avides,
Par qui l'essaim fut croqué bien et beau :
Grenouille après servie au réfectoire,
De sa substance enflamma la nonnain ;
D'où s'ensuivit l'esclandre qu'on peut croire
Un feu subtil et rien moins que divin ;
Grand carillon, si qu'au bruit du tocsin
Vinrent, non pas les pompes de la ville,
Mais celles-là du benoît Bernardin.
Comme souvent ici-bas tout s'enfile!
CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LA VIERGE ET LE CHANTRE (1)
Un peintre fit en s'amusant
Le portrait de la Chanterie
Et le vendit dans un couvent
Pour orner l'autel de Marie.
Un jour après l'alleluia
Le chantre, en passant, s'écria :
— « Je veux que le ciel me punisse
Si ce n'est cette Vierge-là
Qui m'a donné la chaude-p ...»
(1) Ce conte que nous ne trouvons pas dans les Œuvre* diverses
est extrait des Contes Théologiqua suivis des litanies des catholiques
du XVIIIe siècle et de poésies er ... philosophiques. A Paris, de l'Im-
primerie de la Sorbonne, 1783, in-8° (Voir notre appendice).
DES BIEFS
On n'ose pas affirmer que c'est la méchante rapsodie de
Sandras de Courtilz, connue sous le nom de Mémoires de
M. d'Artagnan, qui a fait aux mousquetaires — ■ rouges, gris,
noirs, ou de la Reine, cette réputation de vaillantise, qui se
maintient encore avec tant d'éclat. Quoi qu'il en soit, dès
1709, le chevalier de Saint-Gilles, un des précurseurs dans le
genre du Conte en vers, avec Saint-Glas, Lantin et Vergier,
mettait son recueil sous l'invocation de la Muse Mousquetaire.
Et en 1755, un Monsieur D. B***, a intitulé son ouvrage
(paru à Berg-op-Zooni, en un volume in-12), le Passe-tems des
Mousquetaires, parce que, dit-il dans une Préface désinvolte,
« quelques-uns de ces Messieurs ont eu de l'indulgence pour
ce Recueil, et que leur bon goût paroit me flatter de quelque
succès. Le Tems perdu (c'est le sous-titre) est un titre qui lui
convient encore mieux. J'ai perdu mon tems à le faire;
ajoute-t-il, d'autres perdront le leur à le lire, et je souhaite
que tous les Français soient de ce nombre. L'auteur, quoique
critiqué, n'en seroit pas plus à plaindre. Adieu, Lecteur.
Les Préfaces courtes sont les meilleures, la mienne doit te
plaire. »
Ce Monsieur D. B*** était un certain Louis des Biefs, né à
Dole, le 22 octobre 1727 (1), et qui, dit-on, reçu avocat, aban-
(1) Et non en 1733, ainsi que l'ont écrit jusqu'ici les divers biogra-
phes qui daignèrent s'occuper de notre personnage. Voici, à titre
justificatif", un extrait de naissance et de baptême, tiré des registres
paroissiaux de la ville, et dont nous avons eu récemment coin mu -
68 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
donna la chicane et la manutention du Digeste pour s'adonner
tout à la passion des Lettres. Une épître à sa sœur, insérée
dans le Passe-tems des Mousquetaires, fait voir que, naturel-
lement, cette démarche valut d'abord au poète quelques
jours malheureux .
Mes bas jadis noirs, qui, dit-on,
Furent des noces de mon Père,
Ne vont que jusqu'à mon talon;
Et dans cette saison mortelle,
Mon pied tout nud loge dans un soulier,
Qui fut contraint, le mois dernier,
De laisser sa vieille semelle
A la porte d'un savetier.
On n'a lavé mon unique chemise
Rien qu'une fois depuis l'été;
Et par les trous de ma culotte grise
On voit passer ma pauvre humanité.
Il est à croire que le Passe-tems des Mousquetaires n'eut
pas la fortune que l'auteur en attendait. Grimm, dans sa cor-
respondance littéraire de février 1755, l'exécute en ces mots:
« Contes en vers fort libres, et, par-dessus le marché, fort
mauvais ». Deux romans, publiés à Amsterdam (Paris, 1756),
nication, grâce à l'obligeance de notre confrère et ami, M. Sébastien-
Charles Leconte :
Charle[s]- Antoine, fils du Sr Claude-François Desbiefs, procureur
du Roy et de Dnt Claudine Millière, son épouse, est né et baptisé le
22* octobre 1721. Ses parrain et marraine sont le Sr Charles Millière
et D]]e Jeanne-Antoine Robbé. Signé : Millière, Robbé.
Febûre, ptre chan.
(Archives de Dôle. Reg. par.).
Le nom de Robbé dans cette pièce est curieux à retenir. On sait
qu'il y eut, à la fin du xvme siècle, un conteur de ce nom (voir dans
le présent ouvrage, la notice consacrée à Robbé de Beauveset).
DES BIEFS 69
Sophie et Nine, furent également trouvés par Grimm « fort
mauvais et fort plats. » Ces deux ouvrages, toutefois, parais-
sent avoir obtenu au moins un succès de scandale. Outre
des situations assez vives, ils contenaient en effet nombre
d'allusions à des personnes en vogue. Et il faut bien que le
libertinage et la causticité de son esprit aient trouvé grâce
devant quelques-uns, puisque des protecteurs l'instituèrent
secrétaire du grand-maître des Eaux et Forêts à Dijon, d'où
il revint, croit-on, mourir à Paris, en 1760, âgé de trente-
trois ans à peine (1).
Quand la mort le surprit, des Biefs venait d'annoncer deux
ouvrages qui n'ont jamais été imprimés, ni peut-être même
composés : les Mémoires de la marquise de Fcruille et le
Faux marquis, ou Clorinde confondue, comédie en un acte
« pleine de galanterie ». Il y a dans les contes de des Biefs
des maladresses de métier bien excusables chez un aussi
jeune homme, mais une invention, une vigueur, un tour
d'esprit original et hardi qui méritent d'être connus, et ne
sont pas indignes du poète qu'il semble s'être choisi pour
modèle : Jean-Baptiste Rousseau. Outre l'édition originale du
Passe-Tems des mousquetaires, ou le Tems perdu, on connaît
une seconde édition, Passe tems des mousquetaires, ou les
Loisirs bien employés, choix de petits contes modernes de
M. D. B. et d'un recueil d'épigrammes tirées des meilleurs au-
teurs françois. Au quartier général de l'imprimerie du Tam-
bour-Major, en tout temps, in 8° (2). Cette réimpression,
(1) Rien n'est plus incertain que cette date. On verra plus loin
(note 2 ci-dessous, relative à son portrait) que des curieux de célé-
brités locales l'ont fait vivre jusqu'en 1792.
(2) La Bibliothèque de la ville de Dole possède un exemplaire de
cet ouvrage, avec un autographe de l'auteur. Voici pour les biblio-
philes une copie de cette pièce peu curieuse, simple billet adressé à
un destinataire resté jusqu'ici inconnu : « Monsieur, je vous prie bien
humblement de me laisser entrer deux muids de vin pour mon usage,
qui doivent entrer par la porte du pont. Et vous obligerez. Monsieur,
70 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
faite vers 1760, contient, outre le texte de l'édition origi-
nale, deux cent vingt-quatre épigrammes choisies parmi
les meilleures et les plus connues du xviif siècle.
LES DEUX COMMERES
Un jour Madame la Ramée,
S'étant mise sur son plus beau,
Visitoit neuve Mariée
Qui sa parente étoit, ou du moins peu s'en faut.
— « Cela va-t-il bien, ma Commère,
Dit-elle, en la voyant, d'un air tout empressé,
Comment cela s'est-il passé ?
Et d'un bon train Jacob mène-t-il le mystère ? »
— « Ah ! répond l'Epousée, avec un gros soupir,
Escorté d'un niais sourire :
Tenez, ce n'est rien de le dire ;
Ma Commère, il faut le sentir. »
votre très humble et très obéissant serviteur. Du 6 août 1752. Desbiefs. »
La même bibliothèque conserve encore un portrait du poète. C'est
un médaillon en cire, d'auteur inconnu, dans un cadre rond, en
cuivre, sans ornement. 11 représente, nous dit-on, un homme d'âge
mûr, en perruque poudrée à blanc, dont l'édifice descend entre les
épaules. Profil rasé, empâté et mélancolique. Habit de cour rose
et or, jabot de dentelles, mode de la fin du xviii» siècle. Ce portrait
est-il authentique ? Rien ne l'indique, sinon une pancarte accrochée
au-dessus où on peut lire : « Desbiefs (Charles- Antoine), né à Dole,
le 22 oct. 1727, mort en 1792 (tic). Médaillon en cire et en relief.
[Don de M. Crestin, ex-substitut du Pr du roi.) »
DES BIEFS 71
LE CARME
Avec la Sœur Saint Anaclet,
Dix fois sans débrider, un Carme l'avoit fait :
Il alloit commencer l'onzième,
Quand la Nonnain lui dit tout net :
« Je suis lasse, mon fils ! Ne l'es-tu pas toi-même? »
« Non, répondit le Père à ce discours bénin,
Quinze me fatiguent à peine,
Allons, recommençons, ma Reine ! »
— « Glouton ! s'écria la Nonnaine,
Il te faudroit dix Monastères. »
« Moi ! Glouton ! reprit-il : eh Mignonne ! comment,
Nommeriez-vous donc mes Confrères?
Je suis le moindre du Couvent. »
LE JOUEUR A COUP SUR
Un Prêtre des faux dieux (et chacun verra bien
Qu'un pareil tour ne peut être Chrétien),
Ce Prêtre donc, un certain jour de Fête,
Voulut avec son Dieu jouera pile ou tête
A qui pairoit fille, pinte et fagot.
Mon offrande du jour est, dit-il, fort honnête,
Si le Dieu perd, elle paiera l'écot.
Tête pour moi : la médaille aussi-tôt
Vole, revient ; mais tête qu'il demande
Ne paroit point, et le Dieu ne perd pas.
Que fait le Prêtre? Un bon et grand repas,
Avec Fillette experte aux doux ébats,
Boit du meilleur, et paye avec l'offrande.
72 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LA FAMILLE A TALENTS
Certain Blondin, d'esprit assez épais,
Vantoit par-tout les présens à lui faits
Sur certain point par la bonne Nature,
Et fier d'iceux exaltoit leur mesure.
Pour leur prouver qu'il ne mentoit en rien,
Il se montroit : « Voyez, regardez bien :
Quelqu'un de vous a-t-il, meilleur partage ? »
Tous, d'une voix, lui cédoient l'avantage.
— « Ceci n'est rien près d'un mien Oncle Abbé,
Dit-il, le Drôle est bien mieux partagé,
Mais d'en parler à présent, il n'a cure,
Car le Paillard vise à la Prélature :
Pour mon Papa c'étoit encor bien mieux.
Homme ne fut onc si prodigieux ;
Jamais ne sçut, quelque eftort qu'il pût faire,
En son vivant, entamer feue ma Mère. »
(Le Passe-temps des Mousquetaires, etc., à Berg-op-Zoom,1755.)
PAJON
Les biographes d'encyclopédie qui, comme on le sait, se
démarquent d âge en âge, les uns les autres, nous disent
tous qu'Henri Pajon, avocat au Parlement de Paris, naquit
dans cette ville, mais se taisent sur la date de sa naissance
avec un bel ensemble. La première signature Pajon que l'on
trouve au xvme siècle, est dans le Mercure de France de
juillet 1725, au bas d'une Epître envoyée à M. le..., par
M. Pajon, pour lui demander la permission d'entrer à son
Conseil. On peut supposer que c'est là l'époque où le jeune
homme se fit inscrire au barreau. Pajon, en effet, a consacré
à sa profession un zèle honorable, au moins dans sa vieil-
lesse, laquelle se termina en 1776. On a de lui des Observa-
tions sur les donations, 1761, in-12; des Dissertations sur les
articles 15 et 16 de Vordonnnance de 1731, concernant les dona-
tions, 1765, in-12, et encore d'autres ouvrages juridiques.
L'avocat Pajon serait à jamais oublié cependant, s'il n'a-
vait eu le goût, pendant ses loisirs, de composer quelques
romans : Histoire de Soli, 1740, 2 vol. in-12 ; Histoire des fils
d'Hady-Bassa, 1746, in-12 ; un Essai d'un poème sur l'esprit ;
1757, in-8°, et surtout des Contes et Nouvelles nouvelles en
vers, publiés sous la rubrique d'Anvers, en 1753, et dont
le succès fut assez vif pour qu'on lançât, la même année,
une nouvelle édition, point datée, celle-là. Ces contes, dont
les sujets sont généralement nouveaux, qui sont toujours
écrits avec art, et traités avec autant de clarté que de sou-
plesse, semblent avoir gagné à leur auteur, l'estime litté-
raire de ses contemporains. On voit par une lettre contenue
dans le manuscrit 3.300 de la Bibliothèque de l'Arsenal, datée
74 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
du 21 juillet 1750, et adressé à M. d'Argenson, que Pajon
envoyait régulièrement au ministre ses productions poéti-
ques. Il lui annonce dans cette lettre « des vers sur un évé-
nement de son ministère » (et la pièce qui suit est une Ode
sur la prise de Port-Mahon) et rappelle que jusqu'ici, il lui
a fait « tenir tous ses ouvrages, y compris le Prince Joly».
Toutefois, il est probable que cette fois, le poète fut assez
mal inspiré : en marge de sa lettre se lisent ces mots auto-
graphes de d'Argenson : « Répondu le 22 juillet. — Très
médiocre. »
Les contes de Pajon ont été réimprimés en 1798, sous le
titre d'Œuvres posthumes et Facéties de Mirabeau le jeune,
2( édition, à Paris, chez Vincent, an VIII. [Figure gravée.] On
ignore si le libraire Vincent attribuait réellement dans sa
pensée, ce recueil au vicomte de Mirabeau, lequel avait pu-
blié un volume de Facéties (Côte- Rôtie, imprimerie de Boi-
vin, 1790), ou bien, comme on l'a fait remarquer, s'il trouva
piquant et avantageux de le mettre au compte du fameux
Mirabeau-Tonneau. Cette édition ne contient que 36 contes
pour les 38 de l'édition originale, mais a, comme celle-ci, le
mérite alors bien rare de ne rien emprunter aux recueils
contemporains. Une autre réimpression « Sur le texte de
l'édition originale » des Contes et Nouvelles nouvelles en vers,
a été faite en 1866, sous la rubrique « Luxembourg, impri-
merie particulière. »
LE DEMENAGEMENT
Une nymphe, jeune et gentille,
Par un matin déménageoit.
Pour son petit meuble de liile,
Grande voiture il ne ialloit,
Un seul crocheteur suffisoit.
PAJON 75
Dans le cariour, elle prit Biaise,
Garçon robuste et des mieux faits ;
Il mit le lit sur ses crochets,
Puis à chaque corne une chaise ;
Prit la bergame sous un bras,
Sous l'autre, la nappe el les draps ;
Et se sentant encore à l'aise
De la main droite il prit le seau,
De la gauche le pot à l'eau ;
Lui allongeant, ne vous déplaise,
Ce qu'on ne dira pas ici,
— « Parbleu, dit-il, prenez ceci,
Mademoiselle, et grimpez-y,
Aussi bien je n'ai point de voiture,
Et sans crotter votre chaussure,
Je vais vous emporter aussi. (1) »
LES MAUVAIS DISCOURS
Père Cordon consulté par un frère,
Le Jouvenceau lui dit : — « Hier, sur le soir
Je rencontrai Nanon sur la fougère ;
Je fus tenté ; j'entamai la matière :
Bref, je lui tins propos que l'ange noir
Me suggéra. » — « Comment donc, dit le père,
Hier, sur le soir! n'étoit-ce pas au coin?...
Là... tout joignant à notre monaslère? *
— « Oui, dit le gars; mais sans pousser plus loin,
Je m'arrêtai dans le préliminaire,
Et me sauvai, criant : Satan arrière. »
— Oh! malheureux, dil le moine en colère, »
(1) Ce sujet a été repris par Robbé do Beauveset (Cf. : Œuvres
badines, Londres, 1801, II, p. 47),
76 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
De ces propos ayez un grand remords :
Par vos discours, tant vous aviez su faire,
Que passant là, malgré tous mes efforts,
Il me fallut achever son affaire. »
IL N'EST RIEN DE TEL QUE DE TENIR
Au dessert, après bonne chère,
Des dames disputaient sur la bonté des fruits,
— « J'aime lort, disait la première,
Ceux qui sont gros et bien nourris. »
— « Peu m'importe, dit la seconde,
Qu'ils soient gros ou qu'ils soient petits ;
J'aime ceux où le jus abonde. »
Une autre dit: — « J'ai lu qu'en un certain pays,
Dans l'Amérique, on en voit nombre
De forts gros ensemble et fort longs. »
— « Oui, dit une autre, en forme de concombre ;
Ceux-là ne croissent point à l'ombre ;
Et c'est ce qui les rend si bons. »
— « En bonne foi, dit une chambrière,
Sur tout cela c'est bien parler en vain ;
J'ai toujours vu que dans cette matière
Le meilleur est celui que l'on tient dans sa main.
L'ŒIL ET LE PUCELAGE
Certain borgne ayant épousé
Lise qu'il croyoit toute neuve,
La nuit, dès la première épreuve,
Fut sûr qu'il s'étoit abusé.
Dieu sait comment il fit tapage :
— « Eh, quoi ! dit Lise, en mariage
PAJON 77
Ne faut-il pas l'égalité ?
Un œil vous manque ; et tout compté,
Un œil vaut mieux qu'un pucelage. »
— « Ah! dit l'époux, outré de rage.
Si d'un œil je me vois privé
Avec gloire il fut enlevé,
Les ennemis en sont la cause... »
— « Quoi ! dit Lise, les ennemis?
Eh ! mais, monsieur, c'est encor pis :
Moi, si j'ai perdu quelque chose
Du moins, c'est avec mes amis (1). »
LE REGRET
Certaine fille de renom
Aimable et dans la fleur de l'âge,
Avait un jeune époux riche et de haut partage,
Et, pour homme de cœur, assez bon compagnon.
L'époux brûlait d'avoir un rejeton,
A qui, d'une illustre maison,
Il pût laisser le brillant héritage :
Enfin, qui pût éterniser son nom.
Près de la dame il eut beau faire,
Quoique jeune, ardent, amoureux,
Aucun fruit ne combla ses vœux.
La jeune dame pour lui plaire
En cachette, emprunta le secours des blondins :
Elle suivait les conseils de sa mère,
Qui lui disait : — « Votre père
Vous doit lui-même à ses voisins. . . »
Mais les blondins eurent beau faire,
Tous leurs efTorts furent vains.
(1) Ce conte est une imitation un peu négligée d'une épigramme
fort répandue à la fin du xvr siècle.
78 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
On eut recours aux neuvaines,
Même aux pères qui les faisaient ;
Nuit et jour ils y travaillaient :
Elle y perdit encor son argent, eux leur peine.
Après avoir tout tenté,
On consulta la Faculté.
Tous les docteurs examinèrent
Le cas qui leur fut présenté,
A la mère, aux parens, enfin ils déclarèrent
Qu'elle n'aurait, ni tôt, ni tard,
Fruit légitime ni bâtard :
- « Toute recette est inutile,
Dirent ils, madame est stérile ;
Elle est bréhaigne, c'est le nom. »
Cette triste décision,
A tous les païens de la dame,
Comme on peut croire perça l'âme.
Mais elle, entendant ce décret,
Dit simplement à sa famille :
— « Ah ! grands dieux I que j'ai de regret
De n'en avoir rien su tandis que j'étais fille. »
LE BON LATIN
Ayant pris leurs joyeux ébats
Deux écoliers contaient leur cas
A certain directeur puriste,
Délicat et grand latiniste.
— « Pater, puellam cognovi. »
Dit l'un. Le directeur dit : — « Fi !
Allons, un mois de pénitence.»
— « Moi, dit l'autre, voici ma chance,
Rem habui cum puella. »
— « Ah I dit le père, bon cela ;
L'expression est de Térence. »
ROBBE DE BEAUVESET
Qui croirait, aujourd'hui que seuls les curieux de lettres le
connaissent, que Robbé fut en son siècle une manière de
grand homme ! « Comment, s'écrie dans ses Remarques sur
la Harpe, le spirituel prince de Ligne, comment M. de la
Harpe ne peut-il pas accorder aux épigrammes de Robbé la
supériorité sur toutes celles de Rousseau, Boileau, etc., en
convenant que ses vers, quoique durs, sont faits à merveille
et forts de choses?»
— « M. Robbé, dit Raynal (1), célèbre dans ce pays-ci par
les Contes obscènes qu'il va réciter dans les soupers vient
de publier trois Odes. Il y a du feu, de la force, de la pensée,
et par conséquent du génie, et même un génie original ;
mais la versification en est dure et forcée, remplie de mots
prosaïques, quoique assez poétique par les tours. La prin-
cipale cause de cette dureté est peut-être l'affectation de
l'auteur à rimer richement ; on dirait des bouts rimes. Comme
ils ne ressemblent en rien aux vers de nos meilleurs poètes, la
première impression est de les trouver détestables. L'esprit
qu'on y trouve affaiblit ensuite cette impression, et si l'on ne
peut estimer l'ouvrage, l'on ne peut s'empêcher d'estimer
l'auteur. C'est Chapelain avec de l'esprit et du génie.» Grimm,
et Bachaumont, de leur côté, en dépit que Robbé se
fût déclaré contre les philosophes, reconnaissent la force et
l'originalité de son talent. « Le vieux Robbé, dit avec dédain
Grimm (qui ne manque jamais à citer ses épigrammes), si
honteusement fameux par les dérèglements d'une imagina-
tion vraiment cynique, mais souvent originale et forte. »
«M. Robbé, écrit, Bachaumont, est vraiment original, il aune
(1) Nouvelles littéraires, 1746-1755, § 45.
80 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
manière à lui : sans doute elle n'est pas la meilleure ; il affecte
trop de chercher la richesse de la rime. Pour former des
images, il en emprunte de toutes parts ; elles ne sont pas
toujours nobles et bien choisies ; son érudition les lui fait
revêtir des formes techniques des arts, ce qui jette de l'obs-
curité, de la dureté dans sa poésie, toujours forte et éner-
gique. »
Mais ce qui paraît, davantage encore que ses contes et
poèmes, avoir assuré le succès de Robbé, c'est la causticité
de ses propos, répandue en mille épigrammes de circons-
tance dont on nous a conservé quelques-unes (1). Il est vrai
que selon cette méchante langue de Collé (Journal, janvier
1751), Robbé, qui aurait vécu à Paris « de façon assez basse»
n'aurait eu i nul esprit et nul agrément en société, mais au
contraire > y aurait été « fort ennuyeux ». Or, ce personnage
crapuleux et si peu amusant parvint à vivre jusqu'à l'âge
de quatre-vingts ans, en parasite des meilleures sociétés, où
il ne paya jamais son écot qu'en petits vers et en bons mots.
Né à Vendôme vers 1714, d'un marchand de gants, Pierre-
(1) Correspondance littéraire, Septembre 1775.
EPIGRAMME DE ROBBÉ
Contre le contrôleur général Terray qui a supprimé sa pension.
Sous les mains de Midas tout se changeait en or,
Si notre Contrôleur opérait ces merveilles
Pour la France épuisée il serait un trésor ;
Mais de Midas, il n'a que les oreilles.
Ibid. Juillet 1776 : M. de Sainte Foix, connu pour son humeur
brusque et par son goût pour les duels, avait fait représenter le
même jour trois de ses petites comédies en un acte. Les deux pre-
mières furent médiocrement applaudies. La dernière fut trouvée détes-
table et tomba tout à plat. Robbé qui était au parterre, dit en sortant :
Pour celle-ci, force est qu'on y renifle ;
Il n'est poltron si connu qui n'y siffle.
(On trouve de cette épigramme une variante dans les Œuvres
badines de Robbé de Beauveset, Epigramme XXXVI;.
ROBBÉ DE BEAUVESET 81
Honoré Robbé de Beauveset avait fait chez les Oratoriens
d'assez bonnes études, ainsi qu'en témoignent les poésies
latines qu'il composa plus tard, lorsqu'il fut chassé de sa
ville natale à coups de bâton pour avoir, dit Collé, fait des
vers satiriques contre plusieurs de ses compatriotes, parmi
lesquels, assure une tradition locale (1), le gouverneur même
de la province, M. le Comte de Rochambeau. Il vint à Paris,
et y publia son Débauché converti (1736, in-12), qui dans son
succès, a été souvent attribué à Grécourt, à Voltaire, et enfin
à Piron, lequel s'en défendit avec indignation dans la pré-
face de la Métromanie. L'audace de ces vers ne tarda pas à
ouvrir au poète l'accès des meilleures maisons, où on l'invi-
tait pour débiter des contes licencieux (2). Il semble même
(1) Pierre Dufay : Un poète Vendomois : Picrre-Honorc Robbé de
Beauveset, 17U-Î7M, Vendôme, 1898, in-8°. (C'est une notice fort
curieuse et qui ne le cède en rien, comme agrément, à ce nouvel
ouvrage du même auteur : Un Chapitre inédit de l'Histoire du Costume.
Le Pantalon féminin. Préf. d'Armand Silvestre. Carrington, 1906,
in-18).
(2) Le Parlement, la Cour et la Ville, pendant le procès de Robert-
François Damiens, 1757. Lettres du poète Robbé de Beauveset au
dessinateur Desfriches, publiées pour la première fois avec Notice,
notes et documents inédits par Georges d'Heylli, Paris, Librairie géné-
rale, 1875, in-12, p. XX (1757). « J'ai récité au dessert ma dernièrepoé-
sie légère: La chàlc sur le gazon (ce conte ne figure pas dans les
Œuvres badines) ; elle a eu un succès considérable, bien que les
dames aient cru devoir l'écouter sous l'éventail. J'en avais, en effet,
à peine récité dix vers qu'elles dérobèrent leur visage derrière ce
léger et discret paravent, soi-disant pour ne pas écouter, mais par le
fait, afin de pouvoir, sans trop de vergogne, le mieux entendre jus-
qu'au bout. Ce n'est en somme rien d'aussi sale que cela ! Les mots
sont peut-être un peu crus et la situation finale de la bergère, bien
que conforme à la la nature, un peu piquante à l'excès ; mais tout
cela peut s'entendre après un bon souper, et surtout lorsque
]e récite moi même mes vers, car j'ai soin de glisser rapidement,
sans appuyer, ni les faire ressortir, sur les endroits qui pourraient
effaroucher des oreilles chastes, ou au moins qui, pour la forme,
veulent qu'on les considère pour telles.
6
82 CONTES ET CONTI IHS (.AILLAROS
qu'il y ait trouvé nombre de bonnes fortunes, s'il faut en
croire les lettres qu'il adressait à son ami, le dessinateur
Desfriches (1). C'est alors qu'il composa ce fameux poème
sur la Vér..., au sujet duquel Piron lui dit : « Monsieur Robbé,
vous avez l'air bien plein de votre sujet. » Et Palissotdans sa
Dunciade l'interpella en ces termes :
Est-ce donc vous que j'aperçois ici,
Mon cher Robbé, chantre du mal immonde,
Vous dont la Muse en dégoûtait le monde.
Ah ! je conçois d'où vous vient cet honneur...
Je vous le dis peut être un peu trop tard
Mais je vous laisse en bonne compagnie.
Cette poésie, qui en tout autre temps aurait valu quelque
désagrément à son auteur fut alors ce qui fit sa fortune. Le
scandale, en effet, retint l'attention de l'archevêque de Paris
sur les autres vers du poète, lesquels étaient plus audacieux
encore par le blasphème que par la licence. Plutôt que de
l'envoyer devant des juges, et donner par là plus de célébrité
à l'impie, le prélat préféra négocier, moyennant une pension
de 1.200 livres, «l'incendie» de tous ces vers. Robbé, en hon-
nête homme, les brûla religieusement, mais, comme il les
savait par cœur, il les récitait à tout venant (2).
(1) Ibidem p. XXI, « J'ai réduit par mon esprit un domino dont le
masque devait recouvrir quelque illustre visage... J'ai mené jus-
qu'aux dernières extrémités une aventure avec une duchesse dont
l'honneur m'oblige à ne pas révéler le nom, etc., etc. »
(2) «Je tiens ce fait, dit Mmc du Hausset dans ses Mémoires, de M. de
Marigny, à qui il les a récités un jour qu'il soupait avec lui, et quel-
ques gens de la Cour, pour leur débiter son horrible poème (sur la
V ). 11 fit sonner de l'or qui était dans sa poche : « C'est de mon
bon archevêque, dit-il ; ie lui tiens parole, mon poème ne sera point
imprimé pendant ma vie, mais je le dis... » puis il se mit à rire.
«Que dirait ce bon prélat s'il savait que j'eusse partagé mon quartier
avec une charmante petite danseuse des Italiens ? C'est donc l'ar-
ROBBÉ DE BEAUVESET 83
Robbé, toutefois, vers le milieu de sa vie, en 1759, fit mine
de se ranger Dans ce dessein, il épousa W° Fradelle, nièce
de son ami Desfriches, et fut avec elle s'établir à Montargis
pendant quelques années. Pour s'achever, il se mit dans la
dévotion, sur les instances du comte de Butré, personnage
très dévot, mais qui cessa de l'être dès qu'il eut converti le
poète, disant : « J'ai fait pour mon salut ce qu'on fait pour la
milice ; j'ai mis un homme à ma place. » Bachaumont est
plein de iraits piquants à l'endroit de ce nouvel état d'âme :
— % juillet 1762 : M. Robbé donne à corps perdu dans le jan-
sénisme. C'est un convulsionnaire intrépide etc'est un acteur
zélé qui a besoin des secours les plus abondans. Il a passé
par tous les états, il a été assommé, percé, crucifié, sa vocation
est des plus décidées. . . — 22 novembre 1769 : M. Robbé a donné
dans les convulsions comme le genre de secte la plus propre
à alimenter son imagination exaltée jusqu'au fanatisme. Dans
cette effervescence de zèle, il a voulu tourner au profit de la
religion un talent trop profané jusque-là, et il a entrepris
depuis plusieurs années, un poème en cinq chants sur cette
matière auguste. Un caustique a fait en conséquence l'épi-
gramme suivante :
Tu croyais, ô divin Sauveur,
Avoir bujusquesà la lie
Le calice de la douleur ;
11 manquoità ton infamie
D'avoir Robbé pour défenseur. »
Néanmoins, le poète n'avait pas tout changé de son ancien
genre de vie. On voit dans une lettre de lui, adressée à Des-
friches en 1768, qu'il avait alors pour ami « le plus intime »
le comte du Barry, le Roué célèbre. Le prince de Ligne
chevÊque qui m'entretient, m'a-t-elle dit; que cela est drôle ! » Le
roi le sut et en fut scandalisé. « On est bien embarrassé pour faire
le bien », dit-il.»
84 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
d'autre part, raconte qu'il a « souvent soupe avec lui chez
M™ du Barry avant la présentation de celle-ci. Elle s'amu-
sait beaucoup de la folie qu'il avait de se croire le plus petit
pied de France. Il était alors dans la dévotion, et avait brûlé
tous ses vers libertins : — « Mais venez dans ce petit cabinet,
me dit-il un jour ; je les sais par cœur, et je vous les réciterai
tous. » Il semble bien que le crédit de M«»e du Barry ait
valu à Robbé, en 1768, une pension du Roi « pour des con-
sidérations particulières. » Ces considérations, ces condi-
tions plutôt, étaient toujours « l'incendie » des poèmes.
D'ailleurs la pension ne lui fut pas servie pendant long-
temps. Dès Tannée suivante, M. Bertin la supprimait.
Robbé se flatta un moment que l'abbé Terray allait la réta-
blir (1). Ce fut précisément ce contrôleur qui la supprima
de façon définitive, et Robbé fit là-dessus l'épigramme que
nous avons citée. Mme du Barry, alors, le fit rentrer en jouis-
sance de sa pension, mais celle-ci par suite, ayant refusé de
le recevoir, il écrivit en 1772 : « Il n'y a plus rien à faire pour
moi du côté de la comtesse ; la tête lui tourne au point de
méconnaître tout l'univers. »
Robbé passa les dernières années de sa vie à Saint-Germain
d'abord dans une dépendance du château, où une haute pro-
tection lui valut un logement, puis, après 1789, dans une
petite maison de la rue de Pologne. La vieille duchesse
d'Olonne, une des femmes les plus célèbres de la Régence
qui l'avait longtemps hébergé, lui laissa, en 1777, 15.000 livres
par testament. Ce petit pécule ne suffit pas à le sauver de la
gêne, lorsque sa pension eut été définitivement supprimée
(1) « Il est certain que par son moyen, dit-il, ma pension va être
rétablie dans sa première forme. Je crois cependant que par le canal
qu'on va prendre pour me faire réintégrer dans mes droits, ce ne
sera plus M. Bertin qui me paiera, mais bien le grand aumônier de
France. Ainsi je vais baisser d'un cran ; au lieu d'être pensionnaire
du Roi, je deviendrai son pauvre, à peu près comme Scarron était
le malade de la Reine. » Lettre de décembre 1769, loc. cit., p. LVII.
ROBBÉ DE BEAUVESET 85
par l'Assemblée Nationale. Le poète mourut à temps, au
moment où « les Dieux, les Rois et aussi la poésie s'en
allaient », le 8 novembre 1792.
Les poésies erotiques de Robbé (contes, épigrammes, épî-
tres, ne furent publiés, ainsi qu'il l'avait promis à l'archevê-
que de Paris, qu'après sa mort, sous le titre d' Œuvres badines
de Robbé de Beauveset, à Londres, 1801, 2 vol , petit in-12
(réimprimées à Bruxelles, chez J. Gay, 1883, en un fort vo-
lume in-8°, sous le même titre). Si cette édition contient des
pièces qui jamais ne furent écrites par notre auteur, par
contre, elle laisse inédites bon nombre de productions de
Robbé. On n'y trouve notamment ni le le conte intitulé La
Chute sur le gazon, ni la pièce qui commence par :
Puissant médiateur entre l'homme et la femme,
que le prince de Ligne déclarait « de toute beauté ».
EXTASE QUIETISTE
Un matin qu'à l'écart
Le bon père Girard
Stigmatisait la sœur Cadière,
Survint une jeune tourière
Qui resta quelque temps en admiration
A l'aspect si nouveau de l'opération ;
Car l'on dit qu'elle était pucelle,
Très ignorante en bagatelle.
Quoi qu'il en soit, voulant voir de plus près,
D'un pas mal assuré, doucement elle avance ;
Elle examine, et peu de temps après,
Voici que nos dévots tombent en défaillance.
L'innocente croyant qu'ils en allaient mourir,
Regrettait surtout le bon père.
Et tâchant de le secourir,
CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Veut lui faire avaler uu peu d'pau vulnéaire.
Le cafard enrageait qu'elle eût vu le mystère ;
Mais se fiant sur sa simplicité,
Il la regarde avec sévérité ;
— « Passez, ma sœur, dit-il avec emphase;
Passez, nous sommes en extase. »
REPONSE A TOUT
Un soir une fille raccroche
Certain jeune homme et lui dit : - « Viens chez nous;
Vrai ! j'ai du beau ; te mettras à genoux
En le voyant. » — « N'ai le sou dans ma poche, »
Reprend le sire, auquel on répondit :
- « Ne t'inquiète, on te fera crédit. »
— « Mais, dit le gars, faut que je te l'avoue,
A contre-cœur à ce jeu-là je joue.
Je hais le sexe, et mon défaut,
C'est, mon enfant, du mâle qu'il me faut. »
— « Bon 1 c'est cela ! mon roi. j'ai ton alfaire,
Dit la catin ; j'ai le plus joli frère
Qui se vit onc ; lp trouveras à poinf »
— « Ce n'est le tout qu'une gentille croupe ,
Pour m'exciter, quand j'attaque une poupe
Me faut au dos attacher le mineur. »
— « Nous en viendrons, dit-elle, à notre honneur ;
N'avons-nous pas aussi le souteneur ? »
ROBBÉ DE BEAUVESET 87
LA VIVE
J'ai vu des gens caustiques à l'excès
Des contes mieux critiquer l'énergie.
Point je n'entends, selon eux, la magie
Que le goût prête au narrateur français.
Le beau mignon, dit-on, qui dans un conte
Simple et naïf, va déployant l'orgueil
Du style fort ! C'est la muse qui monte
Le luth altier, qui doit vous faire accueil ;
A son service employez votre veine.
Mais pour la muse inspirant La Fontaine,
Qui, près de lui, dans de simples atours,
Va conduisant sa plume naturelle,
Et des nonnains nous trace les bons tours,
Point vous n'avez d'hypothèque sur elle
Jen conviendrai ; mais, messieurs, après tout,
Je soutiens, moi, que j'enrichis le goût
D'un nouveau genre, et si de la Chaussée
La maigre jambe avait été chaussée
Du brodequin que le français surpris,
Si fièrement, vit porter à Molière,
Eut-il été pour original pris ?
Il s'en fit un qu'il chausse à sa manière.
Avons-nous tort, si nos genres courus,
De compte fait, font deux muses de plus ?
Eh bien, Titon (1), sur son Pinde de bronze,
Au lieu de neuf en fera sculpter onze.
Mais sans ici plus longtemps disculper
Notre manie, essayons d'attraper
Pour cette fois la naïve peinture
Que maître Jean puise dans la nature,
Je sais un mot, un que je vois encor,
(1) Titon du Tillet, auteur du Parnasse françois.
CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
D'un naturel qui lient de l'âge d'or.
Bref cependant ce Cet Emoi si rare
Qu'a raconté la reine de Navarre,
Ne s'est jamais narré plus uniment.
Dans un marché certain noble normand,
Aussi vieux pour le moins que gourmand,
A fille jeune et fringante et naïve,
Pour s'amuser marchandait une vive,
Dont la longueur effrayait l'œil surpris.
Six francs d'abord furent le juste prix
Qu'à son poisson fixa notre marchande.
— « Deux écus ! dit mon railleur stupéfait,
Vous moquez-vous ? Elle n'est pas si grande
Que ce que Dieu pour le plaisir m'a fait. »
— « Vous badinez, reprit dame Marie. »
— « Non, de par Dieu, dit l'autre, et je parie
De l'excéder. » — « Soit, monsieur le gascon,
Contre six francs je gage mon poisson. »
Et le galant de tirer son anguille
Qui, profitant dans les mains de la fille,
Par sa longueur eut bientôt effacé
De deux grands doigts le poisson surpassé.
Qui fut surprise, et qui fut bien penaude ?
Ce fut, hélas ! notre pauvre ribaude.
Si fallut-il subir l'arrêt du sort ;
Bien que pourtant sa vive lui fit tort,
Ce n'est pas là ce qui la déconcerte ;
Elle était peu sensible à cette perte :
Bien regrettait l'anguille, et pour l'avoir,
Elle eût cédé tout le poisson du Loir.
La belle alors tirant la roquelaure
Du citadin, qui gagnait sa maison,
Lui dit : — « Du moins que je la voie encore.
Mon beau monsieur, pour mon pauvre poisson ? »
ROBBE DE BEAUVESET
L'AVE MARIA (1)
Pour amuser leur loisir innocent,
Deux jeunes sœurs dans la ferveur de l'âge
Se demandaient quel plus parfait ouvrage
Etait sorti des mains du Tout-Puissant.
— « Ce sont les cieux, soutenait la sœur Thècle ;
L'ordre, l'éclat et la solidité
Sont leur partage, et chaque nouveau siècle
Leur voit toujours la même majesté. »
— « Ah ! chère sœur, que l'homme est bien une œuvre
Supérieure à ce spectacle-là !
Vantez les cieux, exaltez leur manœuvre
C'est pour nous seuls que Dieu fit tout cela. »
Jeanne appuya cet argument plausible
D'un beau passage expliqué par la Bible,
Et fut conclu par nos tendrons pieux
Que l'homme seul l'emporte sur les cieux.
Les voilà donc à passer en revue
Les attributs de nos êtres pensants ;
Mais où surtout on arrêta la vue
Ce fut sur l'ordre et la beauté des vues
Du corps de l'homme, et de fil en aiguille,
On le compare à celui de la fille.
Jeanne donnait pour le plus beau des deux
Celui du mâle, et sœur Thècle, au contraire,
Le soutenait à faire peur, hideux,
Auprès du corps féminin fait pour plaire.
(1) Il existe dans l'œuvre de Hubbé de Beauveset, sous un même
titre, deux versions de ce conte. Nous donnons ici le premier texte,
le second, attribué à Piron dans l'édition des Poésies diverses de cet
auteur, donnée à Londres en 1787, ayant paru déjà au tome I de
notre édition des Conteurs Libertins, Paris. Sansot, 1904, in-18.
90 CONTES ET CpNJM HS (AIL^ARDS
— « Voyez le vôtre, est-il rien de mieux fait ?
N'est homme saint qui beaucoup ne hasarde
A jeter l'œi} sur ce globe parfait,
Même au travers du mouchoir qui le garde. »
— « Parlez de vous disait l'autre nonnain,
Rien n'est plus beau dans la nature entière.
Vos globes sont tournés d'une manière
A désoler tout téton féminin.
Je ne sais trop ; mais plus je les contemple,
Et plus j'en vois le volume plus ample
Que n'est le mien. Ma sœur, mesurons-les :
De nos deux corps, cherchons la symétrie. »
— « Soit, dit sœur Thècle. » On fait des chapelet;
Les saints compas de leur géométrie ;
Car point n'avaient d'autre outil pour s'aicjpr
Et plus à l'aise à l'œuvre procéder.
Tout fut mis bas, voile, chemise, guimpe ;
Il n'était point là d'yeux pour regarder.
Ce beau spectacle est digne de l'Olympe,
Gorge à charmer, tétin blanc et friand
Ventre par bas garni de noires franges,
Cul poli, rond, et fémur attrayant
Rien ne fut vu, fors que de leur bons anges.
On comn^ença par mesurer primo
Les deux tptqns, sujet de la querelle ;
Ils semblaient fa4ts sur le même modèle,
Et l'un de l'autre était frère jumeau.
Le chapelet compassé aussi le ventre,
Entre les deux, tout est encore égal.
On porte après le compas à l'oval
Où des plaisirs est la source et le centre :
La jeune Jeanne, imaginant déjà
Dans tous les points égalité parfaite,
En triomphait, comblée et satisfaite,
Quand, tout ù coup, sœur Thècle s'écria :
— <* L'ai plus petit d'un Ave Maria. »
R0BBÉ DE SEAUVESET 91
LE QUIPROQUO
Chez le dieu peint dans les écrits galants
Du beau Nason ou du tendre Tibulle,
Moine jamais n'exerça ses talents.
Amour honnête, amour à sentiments.
One n'endossa la grossière cucule.
Mais pour le Dieu protecteur des troupeaux
Qu'ont célébré sur leurs lascifs pipeaux
Et Martial et le libre Catulle,
Moines toujours esclaves fie leurs sens,
L'ont régalé de leur brutal encens.
On ne vit °nc confrères plus fidèles
Du cujte impur de ce grossier patrpn.
^ussi sont-ils à bon droit le plastron
|)e contes gais, d'épigrammes nouvelles.
Mais La Fontaine, et Marot, et Rousseaii
N'ont pas si fort épuisé leurs faisceaux
De Jraits trempés aux forges de Boccace
Que ne puissions, en marchant sur leur trape,
Trpi^ver encor à leur en décocher.
Bandons notre arc, et tachons d'en lâcher
Un vigoureux, dont la pointe s'adresse
Aux cordeliers du couvent de Lutèpe.
Deux révérends, pressés de leurs désirs^
Vinrent gratter à certain monastère,
Où la Lacroix, prêtresse de Çythère,
Entretenait des autels aux plaisirs
Pour le public Un couple mousquetaire
De deux couleurs, un gris et l'autre noir,
S'ébattait lors au lubrique manoir.
Le cas était assez de conséquence
Pour que la dame, abbesse de ce licu^
92 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Qui vint parler aux serviteurs de Dieu,
Leur fît du siège attendre la vacance.
Mais nos pénards, impatients du frein,
Forcent la porte, et vont d'un front d'airain
Se présenter à nos jeunes gendarmes,
Qui, n'étant pas autrement endurants,
Veulent d'abord, aux yeux des révérends,
Faire briller la pointe de leurs armes.
Mais père Anroux, encore moins peureux,
Charma bientôt leur glaive redoutable
En leur montrant certain cylindre creux
Où reposait certain plomb respectable.
— « Messieurs, dit-il, vivons de bon accord ;
Le soleil luit ici pour tout le monde ;
-Si vous voulez, je veux laisser encore
A votre choix ou la brune ou la blonde.
Mais, de par Dieu, les fils de saint François
Ne sont pas faits pour souffler dans leurs doigts,
Près d'un bon feu, quand se chauffent les autres.»
Ce ton grivois plut à nos cavaliers,
Qui, de concert, dirent aux cordeliers :
— « Signons la paix, frères, soyez des nôtres ;
Pas n'est besoin, même sur le commun,
Que vous viviez comme au temps des apôtres.
Dame Lacroix va fournir à chacun
De quoi s'ébattre, et vous aurez les vôtres. »
Ainsi fut fait, et l'Aga du sérail,
Charmé de voir la paix dans le bercail,
Leur fit monter deux nymphes protégées,
Deux fleurs d'Hébé, vrais morceaux de prélats,
Qu'on réservait aux rencontres d'éclats,
Qui furent lors aux frocards partagées.
Point ne dirai si, dans l'amoureux choc,
Moine ou soudard sut bien donner son reste :
Car c'est un point tout décidé qu'un froc
En tel combat vaut bien la soubreveste.
ROBBE DE BEAUVESET
On fit grand chère, et largement on but
D'un champenois, dont la vapeur légère,
En s'exhalant, entreprit l'occiput
Du cavalier et du révérend père.
Le soleil, lors au tropique d'été,
Depuis longtemps, avait déjà quitté
Notre horizon, et la joyeuse troupe
Se résolut d'attendre, en ce réduit,
Que le pavot d'une tranquille nuit
Eût dissipé les charmes de la coupe.
Entre deux draps chacun en paix s'endort
Sans se douter de la scène fatale,
Du tour malin que le perfide sort
Leur préparait dans ce lieu de scandale.
De la Lacroix une vieille rivale,
Qui jalousait son taudis renommé,
Par ses agents servie à point nommé,
Fit avertir la nocturne brigade
Que la donzelle, au mépris des statuts,
De nuit alors procurait l'accolade
Dans son manoir à nos deux gris vêtus.
Des piétons bleus la vaillante cahorte
Du taudion vient assiéger la porte,
Qui, gémissant sous leurs coups redoublés
Eveille au bruit nos moines accouplés.
D'autres auraient, en pareille aventure,
Perdu la tête, et c'eût été fait d'eux;
Mais Saint François, de ce pas hasardeux,
Sut bien tirer sa chère géniture,
Les deux dragons de la maison du roi,
Sûrs de leur fait en tout état de cause,
Quitant un somme exempt de tout effroi
En avaient pris une si forte dose,
Que le marteau sans relâche frappant,
Semblait encore engourdir leur tympan.
Bien en prit-il aux pénards téméraires
CONTES ET CONTEURS GÀiLlàRDS
Qui pour sortit* de ce maudit terrier,
Laissent leur froc à nos deux mousquetaires.
Puis endossant l'accoutrement guerrier,
Flamberge en main, à la bruyante escorte,
Tranquillement s'en vont ouvrir la porte.
Leur fier abord, leur redoutable aspect,
Aux alguazils inspirent le respect :
— « Passez, passez, dit le chef de l'escouade ;
On n'est pas fait, entre gens du métier,
Pour se manger, ni se faire bravade;
A VOUS, hiessieur, nous faisons bon quartier!
Puis, ce n'est vous que notre ardeur regarde. »
Les révérends, sans se faire prier,
Disent bonsoir à messieurs de la garde,
Qui, visitant la demeure paillarde,
Trouvent au lit nos moines prétendus,
Qui sur le dos, de leur long étendus,
Ronflaient encore à Côte de leur belle.
Bien fallût-il que leur sommeil rébelle
Cédât enfin à là voix d'un archer,
Qui, maniant assez mal l'ironie,
De leur grabat s'en va les arracher,
En leur faisant, Dieu sait quelle avanie.
Bien étourdis furent nos jeunes gars,
En s'entendant traiter de béats pères.
Ils eurent beau jurer à nos soudards,
Qu'ils se trompaient, qu'ils étaient mousquetaires,
Bon gré, mal gré, fallut de saint François,
Tout sur le champ, endossant le harnois,
Aller plaider devant le commissaire,
Qui se montant sur le ton goguenard,
Dès en voyant sous la peau du renard
Nos deux lions, éclaircit le mystère :
— « Allez, messieurs, ne perdez rien au troc
De vos habits, si la vertu du froc
Peut vods rester avec cette tunique; i
&OBBÉ DE éÈAUVESET 95
Il disait vrai ; mais son pouvoir unique
Aux gens du siècle onc ne se communiqué.
Et pour avoir ce magnifique don,
Il faut porter de bon jeu le cordon.
LA GAGEURE PERDUE ET GAGNEE
ou
LE CARNAVAL DE VENISE
Vive Venise au temps du carnaval!
Mari resserre alors son fonds d'humeur jalouse
Et Dieii sait si d'hymen l'entreprenant rival
Perd là son temps près de gentille épouse
Dans la cité que protège Sàint-Màrc,
Dès que la liberté plénière,
Par ordre du sénat a planté sa bannière,
Le fier Amour, de son redoutable arc
Tire à rompre et frappe à droite, à gauche :
Il règne alors un rut universel,
Et l'on y voit la lascive débauche
Assaisonner les plaisirs au gros sel.
Quand une fois la bachique énergie,
Joyeux espoir de l'amoureuse orgie,
Dans un repas a saisi les esprits,
On parle alors la langue de Cypris ;
Phrase gaillarde offre sa beauté nue ;
L'Italien, ainsi que le Latin
N'admet jamais française retenue.
Or, il advint dans un de ces festins
D'où l'on bannit la pudeur et la gène,
Qui se donnait chez l'envoyé de Gène
Qu'on agita si les destins
96 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Traitaient le mieux les outils priapiques
De France ou bien des pays italiques.
Sur ce point-là, comme sur la valeur,
Chacun prétend emporter l'avantage.
Tout est gascon en fait d'amoureuse chaleur,
Aussi bien qu'en fait de courage.
Notre Génois soutenait hautement
Qu'on ne voyait autre part d'instrument
Si bien monté qu'en terre ultramontaine;
Mais le Français, d'une fierté hautaine
A sa patrie osait donner le prix.
— « Eh! messieurs, à quoi bon cette dispute vaine,
Dit lors une nonnain du couvent de Cypris :
Pour décider cette querelle
Et soutenir ses droits, que chaque nation
Nomme à l'instant son champion;
Aloïsia, judicieuse et belle,
Adjugera la couronne au ribaud
Qui le portera le plus beau,
Et du bal de demain régalera nos dames. »
Chacun sourit aux lois de ce cartel.
L'Italien prend pour son prototype
Le fier Génois ; Nangis ce beau mortel
Que la Grèce eût régalé d'un autel,
De nos chouarts français est créé l'archétype.
Et l'intérêt des deux peuples rivaux
Est mis ès-mains de ces braves ribauds.
Tel l'antique Rome aux frères Horaces
Commit ses droits contre les Curiaces.
Et pour que nos deux prétendants
Puissent tirer bon parti de leurs armes,
Chaque Vénitienne aux yeux des contendants
Déploie à son tour ce qu'elle a de charmes.
Jamais au fameux mont Ida,
Le beau Paris, qui décida
ROBBÉ DE BEAUVESET 97
La querelle des trois déesses,
A la fois n'avait vu briller tant de beautés.
Là, ce sont des tétons blancs, fermes, bien plantés ;
Là, ce sont d'adorables fesses :
L'œil erre ici sur des chutes de reins,
A changer une verge en vrai serpent d'airain.
Ici des colonnes d'albâtre
Portant ce sanctuaire en tout temps ombragé
Où Salomon le sage et l'idolâtre
Offrait son encens partagé.
Chaque beauté, variant sa posture,
Semble multiplier les dons de la nature.
Que l'on m'amène un saint...
De l'empire des sens où nous soumît la pomme,
Je cède à qui le veut mon tabouret aux cieux,
S'il ne recouvre pas à l'instant son vieil homme.
Eh ! qui pourrait tenir en voyant tant d'appas ?
Aussi nos deux héros ne tardèrent-ils pas
A se montrer en posture décente.
Tous deux devant les experts féminins,
Qui sur les lieux viennent faire descente,
Etalent la fierté de leurs brillants engins.
L'œil en suspens d'abord ne saurait mettre
De différence entre leur diamètre,
Nos deux superbes coqs montrent même grandeur,
Et l'on éprouve au tact une égale raideur.
Un pied va décider la dispute fatale.
On l'applique à chacun; mais chaque prétendant,
Remplissant la mesure égale
Fait du juge coiffé l'âne de Buridan.
Par la femelle président
La cause allait être appointée,
Quand l'envoyé Génois, maître de ce logis,
Fixant la prunelle pointée
Sur les appas du beau Nangis,
D'une ligne à l'instant voit accroître sa lame.
7
98 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Elle triomphe alors, et le pauvre Français
Avec dépends perd son procès.
Mais le brave Génois, par une grandeur d'âme
Peu commune en ce siècle-là !
Au Français présente la palme.
Rome à son tour triomphe et rentre dans le calme ;
Mais Albe veut savoir la raison de ceci.
— « Vous l'emportez, Français, dit le brave vaincu ;
Onze pouces de roi surmontés d'une ligne !
Voilà ce que jamais n'ai tiré de mon cru.
Mais d'un César vos charmes dignes
M'ont fait sortir encor ces deux lignes du eu. »
Après ce prononcé, nul ne resta perplexe :
L'ambassadeur génois du bal paye l'apprêt.
Nangis fut couronné ; croyez que le beau sexe
Ne fut pas le dernier à souscrire à l'arrêt.
J'ai pourtant vu des gens de judiciaire sûre
Critiquer du Génois le jugement flatteur :
Suivant la loi, la plus riche mesure
Devait avoir la pomme ; oui, mais qu'on se figure
Que de tout l'excédent Nangis était l'auteur.
Voudrait-on que la créature
L'emportât sur le Créateur?
LE DÉMÉNAGEMENT INUTILE
Qui ne rirait en voyant les leçons
Que sur l'hymen, en son austère école,
Aux jeunes gens donne maître Nicole ?
Si l'on l'en croit, mari sur les arçons
Devrait gémir du désir dont il pâme.
Le seul plaisir d'enfanter des élus
ROBBÉ DE BEAUVESET 99
Devrait porter à tâter d'une femme ;
Motifs charnels en devraient être exclus,
Chez des chrétiens en qui... bon, bon, à d'autres !
Etes-vous donc, Messieurs de Port-Royal,
Plus grands docteurs qu'un des plus grands apôtres
Qui, partisan du plaisir conjugal,
A de l'hymen fait consister l'essence
A soulager notre concupiscence?
Aussi le sexe, en son système instruit,
N'est d'ordinaire au mariage induit
Que sous l'appât de l'exacte pitance
Dont un mari promet la régaler.
Si ne faut-il, s'il ne veut se brouiller,
Que sur l'article il se donne quittance;
Femme n'entend là-dessus de raison.
Si vous aimez la paix à la maison
Ne retranchez le picotin d'avoine
A l'animal qui porte la toison.
Jeûne pareil, d'hymen est l'antimoine,
On comprendra mieux, je pense, ceci,
Par certain trait que vais placer ici.
D'un boulanger du faubourg Saint-Antoine
Le compagnon, pour sa chère moitié,
Avait fait choix d'une gente pucelle,
Dont la beauté, dont la grâce était telle,
Qu'un Desfontaine aurait pour l'amour d'elle
De ses gitons abjuré la moitié.
De son œil vif les coins formaient un angle
Tel que Vénus l'eût ouvert pour ses yeux.
Son cuir blanc, ferme et veiné tout au mieux,
D'un saint Henoist eût fait partir la sangle ;
Etre de glace entrerait en chaleur
D'un tétin blanc s'il voyait la rondeur
Hors du corset s'élevant par secousse
Parer un corps de hanches si menu
Qu'il pourrait être aisément contenu
100 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Dans le contour de l'index et du pouce,
Vous eussiez cru qu'ayant un lit flanqué
D'un tel morceau, le mitron n'eût manqué
De l'enfourner la première soirée ;
Mais point du tout, le galant voulut voir
Si la belle, âpre à certaine curée,
De s'en passer aurait bien le pouvoir.
Sans donner donc aucun signe de vie
Vous eussiez vu le mitron sans pitié
Passer la nuit auprès de sa moitié
Qui de mieux faire avait très grande envie.
La belle, en vain, du coude et du talon,
Sollicitait le tranquille étalon
Et l'agaçant par des baisers de flamme
Le conjurait de la faire enfin femme.
Le gars est sourd, et la jeune beauté
Ne fut jamais qu'un marbre à son côté.
Quadruple nuit dans ce goût-là se passe,
Si que, d'attendre enfin la femme lasse
S'imagina que l'époux impotent
Apparemment manquait de ce comptant
Propre à payer la rente qu'on contracte
Lorsque d'hymen on a paraphé l'acte.
De son malheur la donzelle fait part
A sa maman, qui là-dessus au gendre
Dit qu'il fallait sans bruit et sans esclandre
Se séparer, et qu'on allait lui rendre
Ce qu'il avait apporté pour sa part.
Car le moyen que sa fille à son âge.
Auprès de lui pût faire son salut
Sans ce point-là ? L'épouse résolut
De le quitter, par quoi l'on déménage
Chaises et table au sire appartenant ;
Mais quand on vint pour emporter la couche,
A bras-le-corps le ribaud s'emparant
De la plaignante, aussitôt vous la couche
ROBBÉ DE BEA.UVESET 101
Devant sa mère, et sur l'heure tirant
De son étrier le plus beau des immeubles
Qu'hymen apporte à la communauté,
En fait festin à la jeune beauté,
Qui dans l'extase où met la volupté,
S'écrie : — « Ah! ra... ah ! rapportez les meubles... »
L'HEUREUSE FRAUDE
Un certain chef de notre loi nouvelle
S'était si bien fourré dans la cervelle
Jeune Romaine à visage vermeil,
Qu'il en perdait appétit et sommeil.
L'Italienne avait un jeune frère,
Qui de sa sœur rassemblait tous les traits.
On le déguise ; on l'amène au Saint-Père,
Brillant, paré, beau, charmant, plein d'attraits ;
Le voilà mis dans la couche papale
Où le pontife apprêtait son essieu.
Mais ne trouvant la porte principale,
Par la ruelle entre le vice-Dieu.
— « Eh bien 1 eh bien ! dit au prélat de Rome
Un cardinal, Saint-Père, êtes- vous pris ? »
— « Ah ! plût à Dieu, répliqua le saint homme,
Qu'on me trompât toujours à pareil prix ! »
(Œuvres badines de Robbé de Beauveset.
Londres, 1801, 2 vol. petit in-12).
JOSEPH VASSELIER
N'eût-il pas écrit de Contes en vers, — et des Contes qui par
la hardiesse, la verdeur et la cambrure nerveuse, mettent
leur auteur au tout premier rang, — que Vasselier serait passé
quand même à la postérité; il était correspondant de M. de
Voltaire. Non pas que le vieux de Ferney ait jamais éprouvé
de sympathie réelle pour ce lettré d'occasion, doublé d'un
fonctionnaire modeste, et l'ait jamais flatté du nom de « cher
ami» autrement que pour en obtenir maints services. Vasse-
lier, en effet, né à Rocroy, en 1735, et devenu en 1762, après
sept années passées à l'armée, premier commis des postes à
Lyon, emploi qui alors était pour ainsi dire une dépendance
de la police générale, se trouvait à même d'obliger Voltaire,
tant dans l'expédition des lettres de Fcrncy, que dans celle
des montres fabriquées sous les auspices du grand homme.
Voltaire, toutefois il faut le reconnaître, savait accorder une
familiarité plaisante aux gens du commun qu'il sollicitait.
Quoique toutes les lettres adressées au début par lui à Vas-
selier et à M. Tabareau, chef de celui-ci, aient pour objet
quelque recommandation, il prend soin de composer tou-
jours avec les manies de leurs destinataires. A Vasselier qui,
d'après cette correspondance, paraît avoir eu le goût des
faits divers et des petites nouvelles, il parle de la mort du
pape (20 février 1769) ; du suicide des deux amants de Lyon
(6 juin 1770); du réquisitoire du Parlement contre le Système
de la Nature, du baron d'Holbach (10 novembre 1770); des
483 coquins qui ont été pendus à Lyon en 130 années. » J'en
JOSEPH VASSELIER 103
fais mon compliment à la ville, dit-il (16 Auguste 1771). Il y a
eu en effet plus d'exécutions que de vrais crimes. Si on avait
fait travailler à la terre tous ceux qu'on a pendus, elle serait
beaucoup plus fertile ». Puis, comme Vassclier — dont le
portrait gravé en frontispice de l'édition de ses œuvres en
1800, montre la physionomie brutale — paraît se plaire aux
anecdotes sanguinaires, l'autre reprend à point le ton d'a-
pôtre du genre humain, et lui manifeste dans plusieurs lettres
son indignation de ce que le peuple « ne veut plus que des
roues et des bûchers. La pendaison lui est insipide : cela
justifie les tragédies à l'anglaise» (13 septembre 1771). Et
l'admirable au bout de toutes ces politesses est que Vasse-
lier, homme spirituel, mais d'un caractère simple et droit,
finit par se considérer comme l'obligé du grand homme. On
le voit envoyer à Ferney des melons (13 septembre 1771), des
petits pois, des artichauts (28 avril 1773), en même temps que
« de jolis vers», une épitaphe sur les deux amants de Lyon,
que Voltaire lui fait l'honneur d'insérer dans le Dictionnaire
philosophique (1), et enfin, lorsque M. le marquis de Villette
(1) De Caton et du suicide : « Voici le plus fort de tous les suicides.
Il vient de se produire à Lyon, au mois de juin 1770.
Un jeune homme très connu, beau, bien fait, aimable, plein de
talens est amoureux d'une jeune fille que les parens ne veulent pas
lui donner. Jusqu'ici, ce n'est que la première scène dune comédie,
mais l'étonnante tragédie va suivre :
L'amant se rompt une veine par un effort. Les chirurgiens lui
disent qu'il n'y a point de remède ; sa maîtresse lui donne un ren-
dez-vous avec deux pistolets et deux poignards, afin que les pistolets
manquant leur coup les deux poignards servent à leur percer le
cœur en même temps. Ils s'embrassent pour la dernière fois ; les
détentes des pistolets étaient attachées à des rubans couleur de
rose ; l'amant tient le ruban du pistolet de sa maîtresse, elle tient
le ruban du pistolet de son amant. Tous deux tirent à un signal
donné, tous deux tombent au même instant.
La ville entière de Lyon en est témoin. Arrie et Pœtus, vous en
aviez donné l'exemple; mais vous étiez condamnés par un tyran, et
104 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
se marie «une pièce de poésie qui marque du talent», nous
disent les Mémoires secrets, à la date du 15 janvier 1778.
Soit que tant d'obligeance et tant de démonstrations, eus-
sent gagné la confiance de Voltaire, soit que celui-ci, dans
certaines circonstances, préférât employer des indifférents,
c'est Vasselier que l'écrivain chargea de publier Les lois
de Minos, à peu près dans le même temps qu'il donnait pour
le Taureau blanc la même commission au chevalier de Flsle :
il craignait toujours, disait-il, « d'être compromis avec les
gens de lettres. » Pour les Lois de Minos, il s'agissait de les
faire imprimer par le libraire Rosset, sous le nom de M. du
Roncel, avocat, dans le plus grand secret : « il n'en faut par-
ler, dit Voltaire à Vasselier, dans une lettre du 2 mars 1772,
ni à votre père, ni à votre maîtresse : je suis sûr de votre
confesseur. » Voltaire, tout d'abord, demandait « quelque
petite rétribution au libraire » et offrait à celui-ci les droits
de plusieurs représentations, s'il voulait aller à Paris solli-
citer les gentilshommes de la Chambre de faire jouer la
pièce. (Lettre du 23 mars 1772). Mais dans l'intervalle,
M. d'Argental ayant fait recevoir la pièce par acclamation
aux comédiens, M. du Roncel le prit de très haut avec le
libraire : « C'est un présent qu'on lui fait, dit-il (28 mars), et
il doit se conformer aux intentions de ceux qui le lui font.
A cheval donné, on ne regarde pas la bride, dit Cicéron. »
Finalement, Rosset imprimait la pièce, lorsque le procureur
général à Lyon, qui avait la librairie dans son département,
s'imagina que les Lois étaient une satire des nouveaux par-
lements. Il envoya la pièce au chancelier auprès de qui Vol-
l'amour seul a immolé ces deux victimes. On leur a fait cette épi-
taphe :
A votre sang mêlons nos pleurs :
Attendrissons-nous d'âge en âge,
Sur vos amours et vos malheurs;
Mais admirons votre courage.
JOSEPH VASSELIER 105
taire dut faire agir des personnes plus puissantes cette fois,
que le contrôleur des postes à Lyon.
La complaisance de Vasselier valait bien que Voltaire
redoublât ses cajoleries. Le « cher correspondant » est
honoré des confidences politiques du grand homme. « Je
vois enfin, lui dit-il le 11 novembre 1771, que la révolution
des Parlements se fera aussi doucement que celle des
Jésuites. Cela est consolant. » Puis, Maurepas ayant rap-
pelé le Parlement : « Il est bien étonnant, dit Voltaire, en
décembre 1774, que le Parlement de Paris commence par
faire des remontrances au roi, qui l'a ressuscité. C'est
comme si Lazare avait fait des reproches à Jésus-Christ. »
— « Je suis enchanté, écrit-il encore le 15 mars 1776, des
édits sur les corvées et les maîtrises. On a eu bien raison de
nommer le lit de justice, le lit de bienfaisance ; il faut encore
le nommer le lit de l'éloquence digne d'un bon roi. Le siècle
d'or vient après un siècle de fer. » Dans cette dernière lettre,
Voltaire, par exception, ne demande aucun service à Vasse-
lier. Encore faut-il observer qu'elle a été publiée dans l'édi-
tion de Kehl, dont Beaumarchais, apparemment à cause du
sieur Caron, son père, à écarté tout ce qui se rapportait à
l'industrie horlogère. Voltaire, en effet, s'était peu à peu mis
sur le pied de commettre Vasselier aux offices les plus déli-
cats. On sait que, comme petit potentat, le seigneur de
Ferney aimait à se renseigner sur les affaires de l'Europe en
général et sur celles de ses ennemis en particulier. Les
employés des postes étaient bien placés pour le fournir. On
le voit, le 10 novembre 1770, demander à Tabareau « quel
est l'homme de Toulouse qui protège la Beaumelle ». Le
13 novembre 1775, il prie Vasselier de s'informer « auprès de
Tex- jésuite Fessi (dont le père s'appelait originairement
M. Fesse, banquier dans votre ville), s'il est vrai qu'il ait été
autrefois camarade de M. de St-Germain, ministre de la
guerre... Père Adam soutient en effet, que M. de St-Germain,
dans sa grande jeunesse, se fit Jésuite, il régenta les basses
classes avec père Fessi, à Dole, en Franche-Comté... Je vous
106 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
demande en grâce d'employer le vert et le sec et toute
sorte d'industrie. » Quelques mois après, il s'informa
d'une dame Lobreau, directrice de théâtre à Lyon, laquelle
sollicite sa protection (1). Il est vrai qu'en récompense, Vol-
taire invitait chaque année son correspondant à venir faire
un séjour à Ferney. C'est du moins ce qu'assure un commen-
tateur de Vasselier, qu'il faut en croire, les lettres de Vol-
taire, publiées jusqu'ici étant muettes sur ce point. Le sei-
gneur de Ferney aurait même offert à maintes reprises une
retraite à son « cher ami », dans une maison indépendante
du château. Vasselier, homme prudent, refusa, sous prétexte
de continuer dans son poste à servir son illustre ami, en
réalité parce que l'humeur capricieuse du philosophe élait
assez notoire pour qu'il ait à s'en défier.
(1) Ferney, 15 avril 1776.
« Mon cher ami, dites-moi, je vous prie, au juste ce que c'est
que l'affaire de Mme Lobreau. Pourquoi la dépouille-t-on de son
privilège, deux ans avant qu'il soit expiré ? Est-on mécontent
d'elle? A-t-elle à Lyon des ennemis puissans? Pourquoi n'a-t-on
pas accepté la proposition qu'elle a faite à la ville de lui donner par
an les 30.000 francs que son adverse partie a promis? Quelle est
cette adverse partie ?
On dit que cette compagnie nouvelle est composée d'un épicier et
d'un manufacturier. 11 semble que ces deux professions jurent un
peu avec Cinna et Andromaque. Vous pourriez bien vous trouver
sans spectacle avec des magasins de poivre et de gingembre.
Mettez-moi au fait, mon cher ami, de cette étrange aventure.
Mœ' Lobreau veut absolument que j'écrive en sa faveur à Monsieur
le Contrôleur général. Vous savez que je ne puis prendre cette
liberté sans être sûr que je défends une bonne cause. Je vous prie
instamment de me dire la vérité. Il faut pardonner à un vieux soldat
invalide de quatre-vingt-trois ans, de s'intéresser aux affaires de
son régiment. Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher ami.
Tâchez de me donner une instruction un peu détaillée, si vous en
avez le temps. Je recommande à vos bontés une boîte de ma colo-
nie pour Dijon et une pour Marseille »
JOSEPH VASSELIER 107
Plus que la familiarité dédaigneuse de Voltaire, et davan-
tage aussi que le titre un peu vain de membre de l'Académie
royale des Sciences, Belles Lettres et Arts de Lyon, dont il
fut affublé en 1782, ses Contes sont pour Vasselier un titre
constant à l'estime des lettrés. L'expression sans doute en
est crue, et le ton parfois brutal, mais rien de cela n'est pour
déplaire dans un temps où les Dorât, les Pezai et autres
poétereaux, accommodaient les lauriers flétris et desséchés du
Parnasse à des sauces si allongées et si fades. Publiées deux
ans après sa mort, laquelle survint à Lyon, en novembre
1800, les Poésies de Vasselier (1) eurent un succès suffisant
pour être réimprimées la même année sous le titre :
Poésies et Contes de Vasselier, Paris et Londres, 1800, 2 vol.
in-12 (Portrait de Vasselier en frontispice) (2), et en 1883 :
Contes de Vasselier {XVIIIe siècle), sur V édition originale
{Londres, 1800), Paris, Isidore Liseux, petit in-12 de XI-152
pages, tiré à 150 exemplaires.
(1) Poésies de Vasselier, membre de l'Académie de Lyon, de l'im-
primerie d'Egron, à Paris, chez Louis, 1800, trois parties en un
volume in-12, de XII-276 pages. (Portrait de Vasselier en frontispice).
(2) Edition beaucoup plus complète que la précédente et renfer-
mant 90 Contes au lieu de 3f>. C'est celle qui servit à la réimpression
Liseux, en 1883.
J. -B.Dumas Histoire de l'Académie royale des Sciences, etc., de
Lyon, Lyon, Giberton et Brun, 1839, I, p. 334), cite une édition de
1799 (Paris, Louis, 3 vol. in-12). C'est, sans nul doute, une erreur de
transcription, l'énoncé de cette édition correspondant exactement à
la première édition de 1800, laquelle est non pas en 3 vol., mais en
trois parties réunies en un seul volume.
108 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LA REVANCHE
Dans notre fortuné séjour,
On s'aime pour s'aimer : ni l'or, ni l'artifice
Ne séduisent un cœur novice.
C'est à Paris, c'est à la cour,
Où, malgré sa laideur, la sordide avarice
Se mêle aux plaisirs de l'amour,
Quoique souvent ce dieu punisse
Nos Laïs, qu'on trompe à leur tour,
Comme vous allez voir par l'histoire d'un Suisse.
C'était un gros baillif, pesant quatre quintaux,
Jeune encore, et propre aux travaux
De Mars, et du galant empire.
Telle la fable, dans ses tableaux,
Nous peint l'époux de Déjanire.
Il habitait Paris depuis deux ou trois ans,
Et connaissait, à ses dépens,
Les hôtels du libertinage.
Son or diminuait sans qu'il devînt plus sage :
Enfin, il réfléchit sur ses égaremens.
S'il est bon de payer pour son apprentissage,
Dit-il, on est bien sot d'être dupe long-temps.
Prenons notre revanche : essayons, il est temps.
Plein de cette pensée, il vole chez Lucile,
Avec le train d'un financier,
Et trouve à l'entre-sol une duègne habile
Qui lui dit : — « Monseigneur, Madame est au premier;
Mais il faut dix louis. » — « Hé bien ! Mademoiselle,
Les voilà, montons chez la belle. »
Comme un lord généreux, le gros Suisse est vanté ;
Bientôt on l'introduit chez la divinité.
Laissons les vains discours, les pointes, les sornettes,
Les fadaises, les calembours ;
Qu'on lâche en visitant la ville et les faubourgs :
JOSEPH VASSELIER 109
Toutes ces sottises sont faites
Pour effaroucher les amours.
Disons qu'en peu d'instans, ce lieu d'irrévérence
Devint le palais du silence ;
Quelques baisers, quelques soupirs
Annonçaient seulement et la fin des désirs
Et l'instant de la jouissance.
Las I sans le sentiment, qu'est-ce que ces plaisirs ?
— « C'est fini, dit Lucile, ôte-toi, mon cher ange. »
— « Quoi ! tu veux que je me dérange ?
Non, ma foi, je suis bien, je prétends y rester. »
— « Tu m'étouffes, gros bœuf, je ne puis résister ;
J'entends quelqu'un. » — « Tant mieux! sur toi je veux l'attendre,
Reprend le lourd baillif, sans se déconcerter ;
J'ai déboursé là-bas dix louis pour monter ;
Il m'en faut trente pour descendre. »
LA LEÇON
« Je voudrais, disait Amarante,
Savoir jurer comme Ninon ;
Cette gentillesse, dit-on,
La rend encor plus agaçante.
Nous sommes seuls, mon cher Dorante,
Vite, apprenez-moi ce jargon. »
— « Volontiers, c'est chose facile,
Reprend le nouveau précepteur ;
En cet art, j'ai passé docteur,
Et pour l'enseigner, j'en vaux mille.
Nous avons divers juremens ;
En /eux, en acre, en ougre, en outre ;
Mais, pour suivre ces élémens,
Croyez-moi, commençons par f... ! »
Mi CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
L'HONNÊTETÉ (1)
Deux badauds à tête légère,
L'un abbé, l'autre mousquetaire,
Rencontrèrent dans leur chemin
Le fameux docteur Dumoulin.
— « Pardonnez si l'on vous arrête,
Monsieur, dit le petit collet,
En bref, voici notre requête :
Peut-on baiser à v... mollet? »
Lors le docteur, branlant la tête,
Leur répondit d'un air moqueur :
— « Gela se peut, à la rigueur ;
Mais bien band... est plus honnête.
LA DIETE
La jeune et fringante Sylvie
Dans Paris menait bonne vie
Du revenu de ses appas.
Grillon, au sortir d'un repas,
De l'essayer eut grande envie.
— « Quel est votre prix ?» — « Six ducats I »
— « Faites-moi le plaisir, poulette,
De pisser dans cette cuvette. »
Sylvie obéit, et Grillon,
Au lieu de conclure l'affaire,
Y baigne son pauvre aiguillon.
« Tiens, contente-toi du bouillon,
Dit-il, car la viande est trop chère. »
(1) Ce conte fut réimprimé dans VAretin français.
JOSEPH VASSELIER 111
LA BAGARRE (1)
Dans les embarras de Paris
Un crocheteur se trouva pris :
Des deux côtés, devant, derrière,
Il courait le même danger.
Un robin, sémillant, léger,
Mettant la tête à la portière,
Cria : — « L'homme ! il faut décharger.
Le rustre, courbé sous sa charge,
Sans avancer ni reculer,
Répond : — « Je ne peux me branler,
Comment veux-tu que je décharge ! »
L'INCORRIGIBLE (2)
Un hérétique, en fait d'amour,
Petit et rusé personnage,
Prit femme, et pour le premier jour,
Se soumit à l'antique usage.
Mais l'œuvre faite, le ragotin,
De la main flattant un derrière
Digne du culte florentin,
Reprit bientôt son caractère,
Et lui dit : — « Sans adieu, voisin. »
(1) Traite par Théis dans Le Singe de la Fontaine. Voir le conte
intitulé : Le Crocheteur.
(2) \A sujet de ce conte a été repris par Rcaufort dans ses Contes
Erotlco-phllosophiques, Paris, 1818. Voir la pièce intitulée L'arrière-
pentie.
112 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LE BIDET (1)
Avec Ducros, son cuisinier
Comptait Arpin de la Montagne.
— « Comment, disait le financier,
Tu passes pour ce seul quartier
Deux cents bouteilles de Champagne?
Nous n'en avons jamais bu tant. »
— « Oh I non, Monsieur ; mais le restant
Est pour le bidet de Madame. »
— « Ah ! s'écrie Arpin, quelle femme !
Il ne faut pas s'en étonner,
Si son bijou, quoi que je dise,
Fait tous les jours quelque sottise,
Puisqu'on l'enivre avant dîner. »
LES DEMI-DUPES (2)
Près d'une danseuse nouvelle
Un gros suisse amoureux lui disait d'un ton doux :
— « Moi fouirais bien mademoiselle,
Dormir un' p'tit nuit avec fous. »
— « Moi, foutrais bien aussi, répartit l'effrontée. »
Compien ? » — Deux louis d'or ; demandez ? C'est le prix
Pour coucher, le souper compris.
(1) Traité par Guichard dans ses Contes et Poésies, Paris, 1800.
Voir : La Toilette au vin de Champagne.
(2) Ce conte offre une variante hardie autant qu'ingénieuse au
conte de Mérard de Saint-Just, publié dans le présent ouvrage,
sous ce titre : La Mesure de saint Denis.
JOSEPH VASSELIER 113
La proposition est bientôt acceptée.
On gagne les appartenons
De l'adroite Marthon, qui commande une fètc.
Bientôt on soupe tête à tète.
Propos lestes, baisers, avant-coureurs cliarmans,
Ne sont poinl épargnés pour enivrer les sens
De notre homme qui fait la bête.
Et tâche d'affirmer, par cent jurons plaisans,
Que Marthon a fait sa conquête.
Il mange, il boit, jargonne et rit;
L'heure vient de se mettre au lit.
Là, sans façon et sans grimace,
Chacun court occuper sa place.
On tire les rideaux ; on les ferme si bien
Que personne ne vit plus rien.
Mon héros jouit sans prudence,
Kl le dégoût, qui suit pareille jouissance,
Le fait sortir du lit, accablé de vapeurs.
Marthon vint recevoir le prix de ses faveurs.
Le lever n'était pas son moment favorable,
Qui vit de ses attraits les a bientôt perdus ;
L'art qu'on veut égaler au ceste de Vénus
N'est qu'une imposture agréable :
Marthon sous sa toilette avait vingt ans de plus.
Le gros suisse lui jette un louis sur la table.
— « Il en faut un encor, tu le sais, mon mignon ? »
— « Pour toi. cherche l'autre, car mon compte il est poix. »
— « Mais, monsieur l'étranger, soyez donc raisonnable;
C'est le double louis, pour les moins généreux. »
— « Va-t'en demander l'autre au diable !
Moi paye que pour un, l'y être plac1 pour deux. »
114 CONTES ET CONTEUKS GAILLARDS
GASCONNADE
Pressée au milieu du parterre,
De fous une troupe éphémère
Voyant danser la jeune Allard (1),
Détaillait sans aucun égard,
Tous les charmes de la bergère :
Tétons naissans, croupe légère,
Bras de Vénus, appas secrets (2),
Rien n'échappe à ces indiscrets.
— « Il faut, dit l'un, être de glace
Pour résister à tant d'attraits. »
L'autre : — « Six fois je lui ferais... »
Moi huit... » — « Moi dix... » — « Moi je le fais... »
« Ah ! s'écria mon Cocarasse,
Vif et pétulant bordelais,
Messieurs, comme je band
Si vous me laissiez de la place ! »
LE RÊVE
Un boucher s'en allant en fête,
Avec sa femme et leur enfant,
N'avait pour train qu'une jument
Alerte, vigoureuse bête,
Franche, et portant le nez au vent.
Vous auriez vu Benoite en selle,
Et l'adolescent derrière elle ;
(1) Danseuse de l'Opéra.
(2) A l'époque où ce conte fut écrit, les danseuses ne portaient
pas de caleçon. (Cf. Pierre Dufay, Le Pantalon féminin. Paris,
Carrington, 1906, in-18.)
JOSEPH VASSELIER 115
Mon homme à pied, le fouet en main,
Passer à gauche, puis à droite,
Parler et répondre au bambin ;
Rire, chanter avec Benoîte,
Pour sauver l'ennui du chemin.
Tout allait bien. La haquenée,
A son ardeur abandonnée,
Avançait d'un jarret nerveux ;
Quand, vers la lin de la journée,
La route, à moitié ruinée,
Offrit un endroit dangereux
A la caravane étonnée.
— « Femme, cria son écuyer,
Prends garde, empoigne la crinière,
Car, en traversant ce bourbier,
Si Margot lève le derrière,
Elle vous flanque dans l'ornière. »
— « Allons ! hu ! ferme ! encore un pas ! »
Enfin, ils sont hors d'embarras,
Et le trio reprend courage.
Mais on entend gronder l'orage ;
Il vient sur l'aile des autans.
L'éclair sillonne le nuage,
Et les troupeaux quittent les champs.
Avec les bergères, nos gens
Arrivent au prochain village.
Il pleut; on gîte. Un méchant lit
Est ce qu'on offre à la famille,
Qui soupe mal, se déshabille,
Et sur le grabat s'endormit.
Ne pleurons pas sur cette nuit.
Auprès d'une épouse gentille
Le désir naît, le plaisir suit.
Où le flambeau de l'Amour brille
Il n'est point de fâcheux réduit.
D'Hymen la grâce suffisante
116 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Se signale chez le boucher ;
Et sa moitié sent approcher
De cette vertu consolante
Les doux élans, sans les chercher.
Qu'ainsi vous avienne au coucher !
A ce qui s'est passé la veille
Cependant le marmot rêvait.
Certain bruit à demi l'éveille,
Et l'enfant, entre somme et veille,
Crut que son papa chevauchait,
Et que lui-même voyageait.
Zeste, sur son dos, il se place,
Autour de son col, il s'enlace,
Criant : — « Ferme, Margot, dia ! hu !
Tenez-vous bien aux crins, mon père !
Car nous serions bientôt par terre
Si la bête levait le eu ! *
Poésies Vasselier (contes). Londres, 1800.
GUICHARD
Jean-François Guichard, né en 1731, était fils d'un homme
d'esprit, et Bachaumont, le 29 avril 1768, a publié une lettre
bien amusante de ce père, en réponse à une plainte de Poin-
sinet sur cette épigramme de Jean-François :
De lui seul toujours satisfait,
Il se croit le héros du Pinde,
Il vante tout ce qu'il a fait,
Tout, jusqu'à sa froide Ernelinde.
« Messieurs, et mon Cercle aux Français ? »
De son cercle il ne sort jamais ;
Catin sont ses douces liesses (1);
Il est sans goût, sans mœurs, sans lois ;
Enfin, il ressemble à ses pièces :
On ne peut le voir qu'une fois (2).
(1) M. Poinsinet, dans mie lettre à Mlle Le Clerc, imprimée dans
le Gazetin de Bruxelles, n° 10, se vante d'avoir eu 486 maîtresses.
(Notes de Bachaumont.)
(2) « J'ai bien l'honneur de vous connoître, Monsieur ; votre répu-
tation en tout genre est établie, et je suis étonné que mon fils ose
l'attaquer ; je lui en dirai deux mots très vertement. Je n'ai point vu
son épigramme ou ses épigrammes contre vous. Mais si, de votre
aveu, il n'a que de petits talcns (on n'a pu avoir la lettre envoyée
par M. Poinsinet à M. Guichard, mais les mots soulignés sont de
cette lettre), quel tort peut-il faire à ces grands talens que Paris et
la Cour admirent dans M. Poinsinet? Ernelinde sera-t-elle moins
Ernelinde ? ainsi du reste... Vous ttes trop sensible ; M. de Voltaire
118 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Quant au fils, il paraît, en cela, avoir hérité quelque peu
de son père. Grimm, il est vrai, qui ne le jugea que sur des
pièces faites en collaboration, en parle toujours avec dédain.
Voici ce qu'il dit, par exemple de la Lettre de M. Gobemouche
à tous ceux qui savent entendre. (Amsterdam, 1765, in-8°, par
Graville et Guichard) :
« M. Gobemouche est un personnage de la Soirée des Bou-
levarts, dont le caractère est plaisamment imaginé. C'est un
homme qui a toujours un avis à dire, des observations à
faire et qui ne dit jamais rien. Messieurs, messieurs,
entendons-nous, il y a bien des choses à dire, il faut consi-
dérer le pour et le contre ». Voilà l'avis de M. Gobemouche.
Vous ne devinerez sûrement pas que la lettre de M. Gobe-
mouche traite de l'éducation, et surtout de l'éducation
publique après l'expulsion des jésuites. L'auteur ioue le rôle
est, dit-on, de même ; le moindre trait qu'on lui décoche, le rend
malade : c'est apparemment le faible des âmes sublimes.
Votre délicatesse sur le chapitre des mœurs est, par exemple, on
ne peut mieux placée. J'ai en main une lettre anonyme de votre
fabrique à Hérissant contre mon fils, laquelle, jointe à d'autres faits
de cette nature, prouve merveilleusement que vos mœurs sont
irréprochables et combien ce malheureux fils aurait dû les respecter.
Les siennes ne sont pas si pures, si j'en crois ces chansons obscènes
que vous marquez lui avoir entendu chanter à votre table. Je puis
vous assurer cependant, Monsieur, de sa réserve à cet égard devant
moi et parmi mes sociétés ; ce qui me ferait conclure, avec votre
permission, qu'il faut absolument que votre cercle ne soit pas bien
composé. Comme l'accusation est grave, et qu'en matière de mœurs
je suis au moins aussi rigide que vous, je vous prie de m'envoyer
quelques-unes de ces chansons, pour voir un peu si cela est de la
force de Gilles, garçon peintre (opéra-comique de Poinsinet) et de
Cassandre, aubergiste (Parade jouée en société.)
Je suis avec tous les sentiments que vous méritez, monsieur, etc.
P. S. — Pardon si, dans la suscription de cette lettre, je ne fais
point usage de votre qualité d'Académicien des Arcades de Rome ; je
craindrais de paraître faire une plaisanterie. »
GUICHARD 119
de Gobemouche bien mieux qu'il ne s'imagine. Il raisonne à
perte de vue, sans avoir aucune idée. Il dit toujours : «enten-
dons-nous » ; il a toujours des choses à proposer, et ne sait
ce qu'il veut. C'est Gobemouche ennuyeux. » On n'en a pas
moins quelques bonnes épigrammes de Guichard, rapportées
par Pidansat, celle-ci, entre autres, du 27 août 1776, sur
Clairval, « haute-contre dans le tripot de la Comédie ita-
lienne », qui venait de faire refuser par le Comité des histrions
un opéra-comique de Guichard : «Il en a été si piqué qu'ayant
trouvé le portrait de cet acteur, il a écrit au bas ces deux
vers relatifs à son jeu très maniéré, à son organe très faible,
et à son ancienne profession de perruquier, qu'il a quittée
pour se faire comédien :
Cet acteur minaudier et ce chanteur sans voix
Ecorche les auteurs qu'il rasoit autrefois.
Celle-ci encore, sur Piis, du 3 mai 1782 :
Ton Pégase, Piis, est tombé dans l'ornière ;
Le Dieu du goût t'a fermé l'ostium ;
Au bon Jésus je fais cette prière :
Auge Piis ingenium.
Guichard fut un bon viveur, dans un siècle dont Talley-
rand disait qu'il fallait y avoir vécu pour connaître la dou-
ceur de vivre. Avec La Lande, Sautreau de Marsy et quel-
ques autres, il tenait l'emploi de coryphée dans une petite
coterie littéraire, installée à l'imitation de celle de Fanny de
Beauharnais, par une Madame Parmentier, femme d'un ancien
receveur général des domaines et des bois. Il y venait régu-
lièrement, tous les mercredis, qu'un bon dîner précédait la
causerie. S'il faut en croire une note de Viollet le Duc dans
sa Bibliothèque poétique, le poète aurait conservé ses habi-
tudes jusque dans sa vieillesse: «J'ai vu à Paris, ce vieux
120 CONTES ET CONTETRS GAILLARDS
Guichard, vers 1810, dit-il. Malpropre dans ses vêtements,
cynique dans ses propos, il avait alors quatre-vingts ans, et
il inspirait un tout autre sentiment que le respect. »
De son esprit et de ses mœurs, Guichard n'a laisse pour
témoignage qu'un recueil publié en 1802, en un volume
in-12 : Contes et autres poésies suivis de quelques mots de
Piron mis en vers, de l'imprimerie de Sur, livre au demeurant
assez médiocre, mais où se trouvent, mêlés à des bons
mots populaires, mis en vers (1) et à des anas pillés un peu
peu partout, des contes traités avec agrément et prestesse .
LA POMMADE DE MYRTE
Anecdote tirée du Manuel du Naturaliste.
Un de ces abbés de ruelle,
Comme jadis il en était,
Dans la toilette d'une belle
En son absence furetait,
(1) Grimm en avait déjà publié un, dans sa Correspondance litté-
raire de novembre 1768. « L'idée du conte suivant est connue, et le
mot à mot aussi : c'est M. Guichard qui vient de le versifier :
Lise et Myrtil, couple uni par l'amour,
Dans un bon lit, propre à servir leur flamme,
Plus chaudement se caressaient un jour ;
L'extase approche, on s'émeut, on se pâme.
« Ah! dit Myrtil, sans la peur d'un enfant... »
Mais Lise en feu, le serrant lui réplique :
« N'arrête point, va toujours, cher amant,
Quand je devrais faire une république. »
GUICHARD 121
Un joli pot le séduit, il y touche.
(C'était un doux cérat en rose coloré,
Fait des sucs de l'arbuste à Vénus consacré.)
Sur ses lèvres d'un doigt s'en applique une couche
Mon coquet inconsidéré.
Le myrte est astringent, rétrécie est la bouche.
La dame rentre. Qui fut le sot ?
Pas n'est besoin de vous le dire :
L'abbé ne pouvait plus articuler un mot ;
Et tous deux l'un de l'autre eurent sujet de rire.
LA DAME, L'ABBE ET LE PEINTRE
— t Obligez-moi l'abbé. — » « C'est toujours mon désir. »
— « Avec mon peintre il faut finir.
Il est dans le salon, allez lui faire entendre
Tout ce qu'en mon portrait vous trouvez à reprendre.
Ces artistes sont vains, adoucissez les mots. »
— « Madame, soyez en repos... »
— « C'est donc Monsieur Latour ?» — Lui-même. »
— « Je ne professe point votre art vraiment flatteur,
Mais je l'admire, mais je l'aime
Et mes avis parfois ont assez de faveur...
Sur ce portrait voulez-vous m'en permettre
Quelques-uns?» — « Oh! de tout mon cœur.
Je sais me corriger, quand je vois mon erreur. »
Il est ressemblant à la lettre,
Très ressemblant; et d'abord, c'est beaucoup...
Bien justes sont les yeux..., le front.., le nez..., la bouche,
La pose est facile, et de goût ;
Spirituelle en est la touche... »
— a A la critique au fait, et nettement. »
— « Monsieur Latour, à l'avis simplement. »
122 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
— « A lavis soit ; je le désire.
Quel est-il? » — Mais... (un temps se passe sans rien dire
Autre chose que : mais...). Puis, mon fat hésitant,
Dit enfin : — « Ce portrait n'est pas... n'est pas parlant. »
Latour, à cet arrêt qui l'irrite, qui l'outre :
— « Pas parlant? Ah ! tant mieux pour vous,
Monsieur l'abbé ; car, entre nous,
Il vous enverrait faire f... ».
L'ECLAIRCISSEMENT
Au juge d'un village, une fille naïve
Se plaignait qu'un garçon, à l'écart, dans un bois,
Debout contre une haie, et l'y tenant captive,
Fit tant... qu'elle en avait enfin pour ses neuf mois.
— Vraiment, c'est un viol, il faut faire un exemple,
Je le ferai sans contredit.
Le garçon était là ; tous deux il les contemple,
Puis, se grattant le front : « Au fait dont il s'agit,
Un point m'embarrasse l'esprit. »
Ce point, la fille le demande.
— « C'est que ce drôle est très petit,
Et vous, la fille, vous bien grande ;
Or, pour parvenir au succès... »
— « Mais, dit-elle, je me baissais. » (1)
(1) Traité par Vergier : La Fille violée. (Ed. de Lausanne, 1750.)
GUICHARD 123
LA DUCHESSE ET SON COCHER (1)
Le beau cocher d'une belle duchesse,
Qui, toujours prête à l'amoureux ébat,
Favorisait le clergé, la noblesse,
Sans rejeter les vœux du tiers-état,
La conduisait sous galante aventure,
Hors de Paris. « Descends-moi dans ce coin. »
Elle sentait petit besoin,
Et le cocher aussi. L'on cède à la nature ;
La duchesse, à l'écart, derrière la voiture,
L'autre vis-à-vis les chevaux.
En cette décente posture,
Des deux sources coulaient fort gentiment les flots.
Apercevant, baissée, un objet qui l'attire,
Ma gaillarde, gaîment, n'hésite pas de dire :
— « A ta santé, mon cher ! » C'était le provoquer.
Ce familier propos l'enflamme :
— « Bien de l'honneur, répond-il, et Madame
Plus de plaisir encor, si vous vouliez trinquer. »
LE LANGAGE DE L'INNOCENCE
On jouait à colin-maillard
« Il est ici, dit-on, quelque surprise;
Vous y voyez, trompeuse Cidalise,
Vous nommez à coup sûr et non point au hasard,
Valère est complaisant, Valère vous courtise.
Lorsque Damis attache le mouchoir,
(1) Traité par Vasselier : La Politesse villageoise (Ed. des Contes),
Londres, 180).
124 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
« Il est mis de façon qu'il ne laisse pas voir. »
Agnès cnlend ces mots ; son tour vient, elle est prise.
Agnès, dont le cœur pur ne veut tromper en rien,
Le mouchoir à la main, simple autant que jolie,
Le présente a Damis d'un modeste maintien,
Et sans plus de cérémonie
Lui dit : « Monsieur, vous qui bandez si bien,
Mettez-le moi, je vous en prie. »
LE TOUR D'UN PAGE
La belle Ermance, partagée
D'autant de grâces que d'attraits,
Maîtresse d'un grand prince, en son hôtel logée,
Pour se conserver le teint frais
Faisait du lavement assez fréquent usage.
(Ce qu'avait remarqué le plus espiègle page.)
A cet efTct Ermance en posture, un matin,
Offrait à découvert jumelles blanches, rondes,
Qui seules effaçaient les trésors des deux mondes.
Serviette et seringue à la main,
Voilà Martine qui s'apprête,
Fait l'essai de la joue, et tout à coup s'arrête;
— « Trop chaud ; vous m'attendrez un peu. »>
— « Bon! et mon déjeuner?» — «Madame, il est au feu. »
Martine revole à l'office
Soigner le chocolat, dont elle aura sa part.
Porte reste entr'ouverte... — Aux écoutes se glisse
Très à propos notre égrillard.
Subitement il donne le clyslère,
Et s'enfuit, regrettant de ne pouvoir mieux faire.
Présumable me semble au moins
Le désir que je lui suppose :
GUICHARD 125
S'enfuir est naturel ; qui n'a rendu des soins
Ne va de but en blanc.... il n'est qu'un sot qui l'ose.
Martine rentre... — « Eh quoi ! madame, l'a donc pris ?»
— A l'instant... Mais dis-moi, ma bonne,
Es-tu folle ? Quel air surpris !
Ce n'est pas toi ?..»-« Gomment ?..»-- «A mon tour, je m'étonne,
Je ne suis retournée, il est vrai, sans te voir.
Qui donc aurait....? Je ne peux concevoir... »
En pure perte l'on raisonne.
Le page avait déjà conté l'événement.
Bientôt en est instruit l'amant,
Qui dans sa jalousie ordonne
De l'indiscret le châtiment.
En femme qui ne craint les regards de personne,
Ermance apprend le tour tranquillement,
Du prince laisse agir le premier mouvement,
Ensuite l'adoucit, exige qu'il pardonne,
Et ne l'exige vainement.
On sait qu'une maîtresse a des droits et de reste.
Un baiser vient se joindre à ces mots gracieux :
— « Ami, vous prenez trop la chose au sérieux ;
En toute vérité ma bouche le proteste,
A s'évader l'étourdi fut si preste,
Qu'à peine aura-t-il pu sur moi jeter les yeux. »
LE BAILLI ET LA VILLAGEOISE
Ton jupon devient court : — « Ah ! ma pauvre Babel,
Tu n'as plus ce cher pucelage,
On te l'a pris. Moi je suis fait
Pour établir l'ordre au village :
Sans hésiter nomme-moi le garçon,
Qui fait si bien raccourcir un jupon.
126 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Tu vas l'avoir en mariage. »
— « Oh 1 monsieur le bailli, Guieu m'en préserve 1 Non. »
— « Sur telle affaire tu lésines ! »
— * Acoutez, s'i vous plaît, eune comparaison :
Je tombe sur un tas d'épines ;
Celle qui ma piquée, eh bian 1
Le dire est-i' possibe ? Est-ce que j'en sais rian ? »
{Contes et autres poésies, etc., Paris, 1802.)
DORAT
«Claude-Joseph Dorât, dit Grimm, dans la Correspon-
dance littéraire d'août 1780, né à Paris en 1734, y est mort le
19 avril 1780... D'une famille connue depuis longtemps dans
la robe, avec une fortune honnête, très suffisante au moins
pour un homme de lettres, livré de bonne heure à lui-
même, après avoir suivi d'abord le barreau, où le vœu de
ses parents l'avait appelé, il ne tarda pas à quitter cet état
peu conforme à son génie et se fit mousquetaire. Lui-même
nous a confié dans une de ses épîtres qu'il n'avait renoncé
à cette dernière carrière que par complaisance pour une
vieille tante janséniste qui ne croyait pas que sous cette
brillante casaque il fut aisé de faire son salut. Quoi qu'il en
soit, la philosophie, les muses et l'amour l'eurent bientôt
consolé. M. Dorât d'une taille médiocre, maissvelte et leste,
sans avoir des traits fort distingués avait de la finesse dans le
regard, et je ne sais quel caractère de douceur et de légèreté
assez original, assez piquant : on eût deviné, ce me semble,
sans peine, le caractère de ses ouvrages en regardant sa phy-
sionomie, et celui de sa physionomie en lisant ses ouvrages.
Facile et doux dans la société, il y cherchait moins à briller
qu'à plaire. Il se fit beaucoup d'ennemis par imprudence,
par indiscrétion, quelquefois même par maladresse, mais il
parait avoir eu rarement l'intention d'ofîenser. Ce n'est que
sur la fin de ses jours qu'aigri par des critiques trop dures
qu'il se permit de repousser la haine par la haine et l'injure
par l'injure.
Il n'y eut point d'Iris à laquelle il n'adressât des vœux,
ou dont il ne célébrât les faveurs, point d'événement, point
128 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
d'aventure singulière qu'il ne se crût obligé de consacrer
dans ses vers; point de célébrité, quelque éphémère qu'elle
pût être, sur l'aile de laquelle il n'essayât de s'élever à
l'immortalité; les rois, les philosophes, les comédiens, les
beautés à la mode, partageaient tour à tour le tribut léger et
brillant de sa verve poétique ; et si l'on a reproché à la plu-
part de ses ouvrages beaucoup de néologtsmes, une enlumi-
nure fastidieuse, un persiflage qui cessait souvent d'être
plaisant à force d'être outré, des disparates de ton et de goût
très choquantes, une manière éternellement la même, il n'en
est presque aucun où l'on ne trouve, malgré tous ces défauts,
des expressions, des images heureuses, quelques rappro-
chements de mots et d'idées nouveaux et piquants, un
rhythme facile et sonore, une tournure galante et légère. Il
n'a peint qu'une nature factice et maniérée, mais il l'a peinte
quelquefois avec le crayon d'Ovide et de Boucher.
Entraîné dans la carrière du théâtre par l'espèce de suc-
cès qu'eurent son Régulas et sa Feinle par amour, il eut la
faiblesse d'acheter les applaudissements des loges et du par-
terre, et d'achever ainsi de ruiner sa fortune, déjà fort épui-
sée, en fournissant encore à ses ennemis de nouveaux
moyens de le tourner en ridicule. Toutes les pièces qu'il fit
jouer eurent au moins le succès de plusieurs représentations,
mais à chaque nouveau succès on lui appliquait le mot des
Hollandais après la bataille do Malplaquet : Encore une
pareille victoire et nous sommes ruinés. Ainsi, payant fort
cher le plaisir d'occuper presque sans relâche la scène fran-
çaise, M. Dorât a passé les dernières années de sa vie dans
l'amertume et dans le chagrin, en disputes avec les Comé-
diens dont il finissait toujours par être le débiteur, en procès
avec ses libraires qu'il avait ruinés par le luxe des planches
et des culs de lampe dont il avait eu la manie de décorer
ses moindres productions; harcelé par ses créanciers, plus
harcelé encore par quelques journalistes acharnés contre
lui, en proie aux vapeurs d'une bile noire, épuisé de travail
et de plaisir, et s'efforçant toujours de soutenir en dépit des
DORAT 129
circonstances, les prétentions d'une autre philosophie insou-
ciante et légère, dont l'affiche lui devenait de jour en joui-
plus nécessaire et plus pénible.
Qu'il était bien préférable, sans doute, le temps où, renfer-
mant sa gloire dans des limites plus convenables à son génie,
notre Ovide ne célébrait que les charmes de l'amour et ses
heureux loisirs, ses bonnes fortunes, même celles qui ne
furent jamais qu'imaginaiies, l'embarras des cinq maîtresses,
réduites à trois dans une édition plus modeste, le bonheur
plus doux de n'en posséder qu'une, les heureux caprices de
MHc Beaumesnil, les infidélités accumulées de M'^ Dubois, ce
joli nez qui ne fut point troussé pour les déserts, le pied de nez
des Amours, et tant d'autres objets dignes du même hom-
mage.
Quoi qu'il en ait pu coûter à M. Dorât, il a joué jusqu'à la
fin son rôle avec beaucoup de courage. L'état d'épuisement
et de langueur où il était depuis plusieurs mois lui annon-
çait une fin très prochaine ; il paraît l'avoir envisagée sans
aucune espèce de crainte ni de faiblesse. Ses derniers
moments ont été occupés, comme le reste de sa vie, à faire
des vers, à vivre avec ses amis, à se laisser tromper par sa
maîtresse, et à se persifler lui-même assez gaîment sur toutes
ses folies. Il était déjà mourant, et qui plus est, ruiné qu'il
se ruinait em ore pour une petite intrigue cachée sans en
être moins assidu ni chez M»»c de Beauharnais, ni chez
M»0 Fanier, de la Comédie française, avec qui l'on assure
qu'il était marié secrètement. La veille de sa mort, il reçut
la visite de son curé avec beaucoup de décence, mais en
éludant toujours fort poliment les offres de son saint minis-
tère. Deux heures avant d'expirer, il voulut encore faire sa
toilette comme de coutume, et c'est dans son fauteuil, bien
coifTé, bien poudré, qu'il rendit le dernier soupir. Si la mali-
gnité peut jeter quelque ridicule sur cette dernière circons-
tance, elle n'en est pas moins la preuve d'une disposition
d'esprit assez courageuse, assez rare pour être remarquée,
et la fin de notre poète vaut bien celle de quelques philo-
9
130 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
sophes plus fiers que lui de la gloire de leur nom et de leur
systèmes : tant il est vrai qu'un caractère frivole nous sert
souvent mieux que tous les efforts de la raison et de la
vertu. »
Qu'ajouter à ce portrait, un des meilleurs que Grimm ait
tracé de son crayon malin, et dont nous avons cru, pour cette
raison devoir donner les passages les plus caractéristiques ?
Nous l'essaierons d'autant moins qu'il est bien difficile
d'avoir pour les contes de Dorât une indulgence égale à
celle que Grimm mettait à considérer ses autres poésies.
Rien de moins original, de plus médiocre, de plus pauvre
d'invention que les contes de M. le Chevalier. La forme en
est toujours d'une négligence, d'une prolixité redoutables,
le fond presque toujours ridicule, lorsqu'il n'est pas inventé;
et lorsqu'il l'est, il le devient aussitôt par le bavardage
du versificateur. Ainsi le fameux conte des Cerises, imité du
Moyen de parvenir et, duquel, on trouve une jolie version,
datée de 1733 (juste un an avant la naissance de Dorât),
dans un Recueil de poésies diverses, longtemps attribué au
trésorier-général de France Bouret, et une autre leçon dans
presque toutes les éditions de Grécourt, devient chez notre
conteur, si l'on ose dire, un conte à dormir debout. De
même Alphonse, la Méprise, les Dévirgineurs, etc., sont des
répliques tout aussi maladroites d'anecdotes galantes qui
circulaient alors dans toutes les sociétés. On ne peut pas
même regretter que Dorât, poète de bonne compagnie — ce
qui fut toujours une médiocre façon d'être poète — n'ait pas
emprunté à ses contemporains des sujets plus piquants et
plus vifs, retenu qu'il était par les convenances : ce confi-
seur les aurait délayés dans un tel sirop qu'on y reconnaî-
trait bien difficilement la présence du sel original.
Le seul recueil où Dorât ait montré quelque esprit — et
quelque licence - se compose de pièces rassemblées après sa
mort, dans un livre rare, connu des bibliophiles sous le
titre de : la Muse libertine ou œuvres postumes (sic) de
M. Dorai (sans indication de lieu ni nom d'imprimeur), 1783
DORAT 131
in-8o de 76 pages. 11 faut dire, à la décharge de Dorât, que
l'attribution de la Muse libertine est des plus incertaines. Ses
imprimeurs prétendent avoir « entendu ces pièces dans le
secret de l'amitié, et de la bouche même de l'auteur. » Or le
meilleur morceau du recueil, la Sonnette, conte joliment
troussé, appartient en réalité à Robbé de Beauveset.
Les seules éditions sûres des Contes de Dorât, sont des
livres à gravures délicieuses, comme tous les livres de cet
auteur. Nous en citerons une, tout particulièrement, parce
qu'elle est, à notre avis, plus complète que celles qui la pré-
cédèrent : Recueil de Contes de poèmes par M. D..., quatrième
édition, corrigée par l'auteur, augmentée du Coureur alerte et
de la Moisonneuse, à la Haye et se trouve à Paris chez Dela-
lain, 1776, in-8« (Figures d'Eisen gravées par de Longueil et
de Ghendt).
CONTE
Dans lequel il falloit faire entrer ces mots : Fanatisme,
Sorbonne, République, Pot de Chambre, Secrétaire, Viril,
Accoucher, Voltaire, Bidet, Canulle, Arlequin, Rameau,
Foyer, Majesté, Lèche fritte t Matrice, Capucin.
Muse, raconte-nous les passe-temps divers,
Que du besoin des lois impérieuses,
M'ont fait choisir dans ce triste univers.
Hélas ! s'il est des étoiles heureuses,
Il est aussi d'affreux revers.
A quatorze ans le Fanatisme,
Egare ma crédulité,
Alors dans un cloitre jette,
Je ne vis plus que l'afTreux rigorisme,
Et les suppôts de monachisme,
Me marchandant l'éternité.
Mais la raison ! cette douce lumière,
Que nous donna l'être puissant,
132 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Pour distinguer sa voix, de la voix sanguinaire,
De l'Imposteur qui n'en fait qu'un tyran,
La raison, dis-je, à mon égarée,
Leveloppa l'horreur de mon destin,
Et m'inspira le vigoureux dessein,
De fuir la retraite abhorrée,
Oùj'avois vécus Capucin.
Je m'échappe, et je vais dans cette République.
Qu'un Lac superbe arrose de ses eaux,
Et dont jadis par des dogmes nouveaux
Calvin chassa le dogme catholique.
Le Dieu des vers a dans ce beau séjour,
Fixé depuis longtemps sa vieillesse immortelle,
C'est là qu'on le voit tour à tour,
Persifler Pompignan ou chanter la Pucelle ;
Nous arracher des pleurs pour la jeune Adaté,
Ou se mocquani d'un Dieu bienfaisant.
Inviter Rigolct et la Société,
A repêcher l'hostie au fond des Pois de Chambre.
Je contai mes malheurs à ce Dieu bienfaisant.
On est bien éloquent quand on peint sa misère.
Ma franchise lui plut, et dans le même instant,
Du plus beau des Esprits je devins Secrétaire.
Tandis que je vivois en un cloitre enfermé,
J'ignorois tous les dons que nous fait la nature,
Et je ne scavois pas qu'un cœur inanimé,
Fut à ses yeux la plus cruelle injure.
Ou s'il faut parler sans figure,
Je conservois avec grand soin,
Cette agréable fleur dont on fait la parure
De cet âge charmant qui n'en a pas besoin.
Cependant certains mots fatiguoient ma pensée,
Un courage Viril, un Viril instrument,
Tenoient mon âme embarassée.
Je soupais tous les soirs avec un jeune enfant,
Dont l'œil perçant et la taille élancée,
DORAT 133
Soulevoient malgré moi mon cœur indifférent.
Elle vit mes désirs sans crainte et sans allarmes
Et souriant à mes jeunes ardeurs,
J'appris en devenant possesseur de ses charmes
Que le plaisir pouvoit verser des pleurs.
Cet enfant, d'un enfant devint dépositaire,
Au bout de quelques mois il fallut accoucher.
Et fuir une famille entière
Qui croit pouvoir tout reprocher
A la fille qui devient mère,
A regret je fuyois Ferney,
Mais l'amour m'imposoit une loi si sévère.
Sans lui jamois je n'eusse abandonné,
Mon protecteur et mon Dieu tutélaire,
A qui la France littéraire,
Vient d'élever l'arc de triomphe, orné
Pour toute inscription de ce beau nom Voltaire.
Au bout de quinze jours d'un pénible chemin
Monté sur un Bidet, dont la démarche fière,
Portoit une famille entière,
Paris me reçut dans son sein,
Après divers efforts, ne sachant plus que faire
Je conçus le hardi dessein,
De devenir garçon apothicaire.
Quand on est malheureux on ne fait rien de bien
Envoyé par hazard pour donner un clystère
A la Baronne de Peslin,
J'enfilai le mauvais chemin,
Et laissai la Camille auprès de son derrière ;
Heureusement elle n'en sentit rien.
Mais craignant tôt ou tard le feu de sa colère,
Je n'osai retourner chez mon apothicaire,
Et j'allai me faire Arlequin.
En vain du grand Rameau, l'éclatante harmonie
Avoit réuni dans Castor,
Le feu brillant que son génie,
154 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
N'avoit pu déployer encor ;
Mais tous les jours la foule réunie,
A la gayeté de l'Italie.
Àpplaudissoit avec transport,
Et du grand Opéra la pompe délaissée,
Pour ramasser la foule dispersée,
Faisoit un inutile effort.
Le suffrage inconstant du parterre volage,
Reprit bientôt ses applaudissements
Les propos du Foyer jadis encourageans
Se changèrent en persiflage.
Un jour que mes esprits étoient bien animés,
J'eus la tête assez mal timbrée,
Pour comparer des Rois la Majesté sacrée
Aux météores enflâmes,
Qui ne font aucuns biens à la terre éplorée,
Et brûlent quelquefois sur la glèbe altérée,
Les épies à demi formés.
Ce beau discours me fit exiler du théâtre.
Je fus retrouver ma Lison,
Lison que mon cœur idolâtre,
Et prête alors à faire son poupon.
Mais oh regrets affreux ! oh douleur ! oh tristesse !
Dans une Lèchefritte un pigeon oublié,
Du vert de gris subitement frappé,
Porta la mort au sein de ma maîtresse.
Dans sa Matrice un enfant délaissé,
Ne put percer l'écorce épaisse,
Qui le tenoit encor enveloppé.
Je désirai pour lors la fin de ma carrière,
Et je me dis, plutôt que d'être père,
D'aimer Lison, de faire Y Arlequin,
Et même d'être auprès du grand Voltaire
J'aurois mieux fait cent fois de rester Capucin.
(La Muse libertine ou œuvres postâmes (sic)
de M. Dorât, 1783).
LOUIS D'AQUIN DE CHATEAU-LYON
Fils de Louis-Claude d'Aquin, organiste célèbre, et rival
parfois heureux de Rameau, — ce qui faisait dire à Rivarol :
c Pour le père, on souffla, on siffla pour le fils. » — Pierre-Louis
d'Aquin de Château-Lyon naquit àParis vers 1740. Grimraen
parle pour la première fois en 1759 : « M. d'Aquin, dit-il, un de
nos plus mauvais écrivailleurs en verset en prose vient de
publier une Satire en vers sur la corruption du goût et du style
(Liège, Poubens de Courbeville,1759, in-8°),et il nous en promet
bien d'autres. » En dépitdeces promesses, c'est surtout comme
compilateur que d'Aquin se fit connaître de ses contemporains.
Il fonda en 1760, une sorte de revue de 48 pages in 8°, intitu-
lée le Censeur hebdomadaire. « Ce journaliste dit Bachaumont à
la date du 8 février 1762, n'est ni profond ni plaisant. Comme
c'est celui qui se reproduit le plus souvent, il est à même de
se saisir de ce qui paroît et d'en orner son ouvrage. C'est
un auteur précaire, qui ne se soutient absolument que parle
travail des autres.» Un peu plus tard, on le vit avec M. delà
Dixmérie, à la tête de Y Avant-coureur, « ouvrage périodique
assez fêté, disent les Mémoires secrets, du 6 juin 1769, pour la
célérité avec laquelle il annonce les modes en tout genre. »
Enfin pendant dix sept années, il se fit l'éditeur de VAlmanach
Littéraires, ou étrennes d'Apollon, contenant de jolies pièces
en prose et en vers, des saillies ingénieuses, des variétés inté-
ressantes et beaucoup d'autres morceaux curieux, avec une
notice des ouvrages nouveaux, remplie d'anecdotes piquantes,
par M. Daquin, cousinde Rabelais, dont Rivarol aparlé comme
il suit dans son Petit Almanachde nos grands hommes:
«Ce sont de ces livres qui à la longue donnent a la France une
supériorité sur tous ses voisins. M. deChateau-Lyon y glisse
136 CONTES BT CONTEURS GAILLARDS
quelquefois de ses vers, quand il n'est pas assez content de
sa récolte; si bien que, bon an, mal an, l'abondance est tou-
jours la même, et les aclions françaises se soutiennent. Quand
nous aurions cent bouches et cent voix, nous ne pourrions
compter tous les services que cet honnête Citoyen, Rédacteur,
Poêle, Prosateur et Médecin, a rendus aux corps et aux esprits
de la capitale, et la foule de noms que son Recueil a sauvés
de l'oubli : mais comme le torrent grossit chaque jour, il
pourrait bien a la fin être entraîné avec eux et rester victime
de son zèle. Voilà pourquoi nous nous pressons de venir à
son secours : nous nous chargeons des noms des auteurs, et
par conséquent du sien ; afin qu'il puisse goûter de son vivant
cette immortalité qu'il dispense à tant d'autres, et qu'il ne soit
pas renvoyé à la postérité où peut-être ce sage ne voudra
point aller. »
La notice deRivarol ne parut qu'en 1788. Deux ans plus tard,
elle eût été plus plaisante encore. D'Aquin était entré dans
la Révolution, comme on disait alors, et, en bon patriote, insé-
rait dans YAlmanach, des harangues municipales, entre des
contes erotiques et des anecdotes, et des discours de repré-
sentants de la Nation entre des madrigaux du xvne siècle et
des notices sur les nouveautés littéraires. Nul doute qu'on
y eût vu des Carmagnoles de sa façon, si sa publication ne
s'était arrêtée en 1793. Pour se dédommager, d'Aquin, devenu
jacobin, publia Y Apparition de Moral (Paris, imprimerie du
Lion, s. d., in-8°).
Le titre de cousin de Rabelais, dont d'Aquin se pare dans
son Almanach littéraire tire son origine d'un recueil de Contes
en vers, parus sans nom d'auteur en un volume in-8°, avec
fleuron, figure et vignette d'Eisen, gravés par de Launay, à
Paris, chez Ruault, en 1775 : Contes mis en vers par un petit
cousin de Rabelais. Grimm, dans sa Correspondance littéraire
de 1775 déclare « ce petit recueil fort joliment imprimé, assez
facilement versifié, mais c'est aussi son seul mérite. La plu-
part des sujets sont si connus, si usés, ou si insignifiants
qu'il eût été difficile, même à La Fontaine de les rendre inté-
LOUIS D'ÀQUIN DE CHATEAU-LYON 137
rossants ; et l'anonyme n'a pas plus hérité de la grâce du
poète, qu'il prétend avoir pris pour modèle, que de l'origina-
lité du bon curé dont il se vante d'être le petit cousin. » Tel
n'était pas l'avis de d'Aquin, lequel sur son ouvrage, s'est ex-
primé dans un Avertissement qui renseigne trop sur les inten-
tions et l'esprit de l'Auteur, pour qu'on ne le trouve point ici:
« La Fontaine a fait mes plus chères lectures et les délices
de loute ma vie. Cela ne m'autorise pas sans doute à conter
après lui. D'ailleurs sa manière est inimitable. J'ai donc suc-
combé à la tentation, sans avoir trop été le maître d'y résis-
ter. La réflexion arrête, mais le goût entraîne. Quoi qu'il en
soit, il est question à présent de dire un mot sur mon travail,
puisque j'ai osé m'y livrer. Je me suis appliqué à jeter beau-
coup de variétés dans mon Ouvrage ; car, selon un homme
d'esprit,
L'ennui naquit un jour de l'uniformité.
J'espère que les scrupuleux me passeront quelques gaîtés.
Il faut bien rire quelquefois . Quant aux belles Dames, je leur
donne pour excuse ces vers du maître :
Chaste sont les oreillesi
Encor que les yeux soient fripons.
Parent de Maître François Rabelais je serais trop heureux
si les zélés partisans du charmant curé de Meudon me pre-
naient sous leur protection. Je pourrais compter sur ces
encouragements flatteurs qui donnent seuls des ailes aux
artistes. •.
138 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LA PARURE
Quelquefois le trop de parure,
Attire fâcheuse aventure.
Un petit-maître au rang des plus railleurs,
Qui frondait tout, qui n'avait point de mœurs,
Voyant en Cour une femme élégante,
Du feu des diamants la tête étincelante,
L'aborde d'un air insolent :
— « Madame, jamais de la vie
Je n'ai rien vu de si brillant,
Il est fort bon d'être jolie
Par ma foi, la galanterie
Est un métier non moins lucratif que charmant. »
— « Petit mignon, dit la Dame en colère,
Vous croyez donc parler à votre mère ?»
LE PROCUREUR A CONFESSE
Le pur hasard, souvent, produit des aventures,
Qui blessent l'amour-propre et qui font enrager ;
On entend quelquefois des vérités fort dures ;
Bien fou de s'en venger :
Non, jamais le hasard ne peut nous outrager ;
Et l'intention seule est mère des injures.
Une nuit de Noël, un dévot Procureur,
(Boniface est son nom) d'humeur un peu jalouse,
Fut à confesse avec Madame son épouse.
Un Père Cordelier était leur directeur.
Bon homme, aimant le vin, et pourtant grand Docteur.
LOUIS D'AQUIN DE CHATEAU-LYON 139
Notre très Révérend commença par la femme ;
Mais étant fatigué, bientôt il s'endormit.
La pénitente, ayant bien nettoyé son âme,
Garde un profond silence : elle croit que le bruit
Que faisaient au moment les orgues ravissants,
Sous les doigts (1) de Marchand, si vifs, si brillants,
L'avait privé d'ouïr son absolution :
Elle se lève, et va non loin du sanctuaire,
Faire acte solennel, dit de contrition,
Et marmotter tout bas avec componction,
Dix Pater, dix Ave, tous par grains de Rosaire ;
De Madame, c'était pénitence ordinaire.
Le Procureur dévot, d'un air doux et contrit,
Sans tarder un instant, de la place s'empare ;
Puis il se signe : mais, et le cas n'est pas rare,
Le confesseur ronflait comme dans son lit.
— «Révérend, vous dormez, lui dit l'homme de plume?
Vous savez qu'une fois, ne fut jamais coutume :
Par tous les saints, daignez m'écouter cette nuit. »
— « Non, non, je ne dors pas, repartit le père Hume,
S'éveillant en sursaut : votre dernier péché,
Madame, c'est d'avoir cinq ou six fois couché
(De quelqu'une peut-être encore je vous fais grâce),
Avec le Maître-Clerc de Monsieur Boniface. »
LE GOSIER ETROIT
Aux champs, ainsi qu'à la ville,
Langue de femme incessamment frétille,
Déjà veuve de deux maris,
Une bourgeoise égrillarde
(1) Le plus grand organiste de son temps.
140 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Jeune, affable, et très bavarde,
Dans les environs de Paris
Possédait maison de plaisance :
Tous les Etés, la Dame avec ses bons amis
Y faisait résidence.
Pendant la journée on jouait
Au Brelan, puis au Lansquenet ;
Le soir venu (la coutume était telle),
On babillait aux portes du jardin ;
Madame présidait, et mettait tout en train ;
Les habitants du lieu faisaient cercle autour d'elle.
Chacun y disait sa nouvelle :
On y médisait du prochain,
Et sur pareil chapitre, on parlait à merveille.
La diligente aurore, à la face vermeille,
Plus d'une fois les surprit le matin.
Un soir, que le propos était plus que badin,
La Dame Présidente, en beaux mots très féconde,
Dit bien haut : — « J'aime mieux mettre un enfant au monde
Que d'avaler un œuf... «Alors d'un grand sang-froid:
— « En voici la raison, dit quelqu'un de l'endroit;
C'est que Madame a le gosier étroit. »
(Contes mis en vers par un petit cousin de Rabelais,
Paris, Ruault, 1775).
MERARD DE SAINT-JUST
« Une querelle fort singulière s'est élevée entre deux petits
auteurs, dit Pidansat de Mayrobert à la date du l«r février
1779. On connoissoit depuis plusieurs années une pièce de
vers très agréables, intitulée : Confession, de Zulmé. On l'avait
attribuée d'abord à M. Dorât, mais M. de Pezay l'ayant
réclamée en son temps, on la lui avait laissée. Un nommé
Guinguené, mauvais poète arrivé de Bretagne par le coche,
s'est avisé de vouloir se faire une réputation et a fait insérer
dans YAlmanach des Muses de cette année, différens morceaux
de poésie pillés de côté et d'autre, entre autres celui-là. Un
autre poète, appelé Mérard de Saint-Just, a crié au vol et a
prétendu que l'ouvrage étoit de lui : il en a résulté une
querelle très ridicule, où chaque partie a produit les preuves
de sa propriété ; mais comme aucune n'a ébranlé la récla-
mation plus antérieure du défunt, tous deux sont reconnus
pour plagiaires. »
C'était en effet un passionné de lettres que ce Simon-Pierre
Mérard de Saint -Just dont Pidansat nous conte ici cette
anecdote avec sa malveillance coutumière. Né à Paris en 1749,
et gentilhomme de Monsieur, frère du Roi, dont il exerça
la charge de maître d'hôtel de 1776 à 1782, il est un de ceux
dont l'histoire est tout entièredanscelledeses livres. Non con-
tent de consacrer sa vie aux Muses, au point de vivre dans la
retraite pour les mieux servirai leur voua celle d'Anne-Jeanne-
Félicité d'Ormoy, fille de condition qu'il épousa sur le tard (1).
Il leur sacrifia même sa fortune, ayant la manie de compo-
(1) Anne-Jeanne-Félicité d'Ormay, née à Pithiviers, le 28 juillet
142 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
ser sans cesse des petits romans, des petites poésies, et s'en
faire de petites éditions, tirées à non moins petit nombre,
occupation que des revers l'obligèrent i.njour de suspendre.
Viollet le Duc a décrit en partie ces ouvrages dans le
Catalogue des livres composant sa Bibliothèque poétique (1).
Pour nous, nous ne nous arrêterons qu'à ce joli livre,
YOccasion et le Moment, publié pour la première fois en
1770 et réimprimé en 1782, et à ce recueil audacieux que
Viollet le Duc, avec dédain, appelle les Folies de Jeunesse de
notre auteur : Espiègleries, joyeusetés, bons mots, folies, des
vérités, de la jeunesse de Sir S.-Peters Talassa-Aithéi, Londres
1765 et morte, dit-on, vers 1830. Elle a laissé divers ouvrages qui
manquent fort peu d'imagination : Bergeries et Opuscules de Mlle
d'Ormoy l'aînée, Paris 1784, et 1798, in-8°; Le petit Lavater ou
Tablette mystérieuse, sorte d'Almanach pour les années 1799, 1800,
1801,3 vol. in-18, etc.
(1) Le Père Honoré, conte, 1760, in-18° ; des Poésies, 1770, in-8° ;
Cataloguedes livresen très petit nombre qui composent la bibliothèque
de M. Mérard de Saint-Just, 1783, in-8°, tiré à 25 ex. ; Eloge de J. -B.-
Louis Gresset, 1788, in-12; Poésies diverses à la suite de Mon Journal
d'un an, in-12 (ouvrage de M"" Mérard de Saint-Just) ; Cantiques et
Pots-Pourris, Londres (Paris), 1789, in-18 ; Le Parterre des Muses, à
l'usage de ceux qui donnent des banquets aux jours de fêtes. Etrennes
dédiées aux personnes qui ne font pas de vers, et Dieu merci elles
sont en grand nombre (sans date), in-8° ; Les Hautes-Pyrénées en
miniature, etc., Paris, chez l'auteur, 1790, in-8°, tiré à 25 ex. ;
Imitation en vers français des Odes d'Anacréon (sans date), in-8° ;
Fables et Contes en vers, 1791, 2 tomes en 1 vol. in-12 ; Manuel du
Citoyen, S.P.D.M.S.J.C S F.H.P.E., éditeur, 1791, in-12; Le Petit
Jehan de Saintré, romance suivie de celle de Gérard de Nevers^ etc.,
Paris, an VI (1798, in-8°, 26 exemplaires ; Mes opinions, discours en
vers, 1797, in-8° ; Mélanges ou lettres de S. -P. Mérard-Saint-Just,
chez l'auteur 1794, in 12, 25 exemplaires ; Lettres en prose et en vers,
à Mm« Julie D. Ch... M... de R., 1794, in-8° ; Contes et autres baga-
telles en vers, etc., Paris, chez l'auteur, tiré à 25 ex., 1800, in-18 ;
La Courtisane d'Athènes, ou la Philosophie des Grâces, Paris,
Legras, 1801, in-8°, etc.
MÉRARD DE SAINT-JUST 143
1777, 3 vol. in-18 (tiré à 15 exemplaires et réimprimé, avec
quelques variantes, à Kehl, en 3 parties in-18, en 1789, sous le
titre fallacieux a" Œuvres de la marquise de Palmarèze). C'est
un des ouvrages les plus hardis qui aient paru dans un
temps très peu réservé ; mais d'un tour leste, vigoureux, et
toujours fort littéraire, il justifie bien la réimpression qui en
a été faite récemment à Roterdam, en 2 vol. in-12, par
Joseph Van Ten Bock pour les bibliophiles néerlandais,
sous le titre : Œuvres de la marquise de Palmarèze. Espiègle-
ries, Joyeuselés, Bons mots, Folies, Vérités de la Jeunesse, de
sir S. Peters Talasa-Aithèi, etc., sur la copie de Londres 1777
et de F édition s. I. n. d. (Kehl 1789).
LA CLEF PROPRE A TOUTE SERRURE
OU LE PASSE-PARTOUT (1)
Un plat bourgeois avoit fille charmante,
Que les galanls courtisoient de fort près ;
Faut et si bien qu'un d'eux eut le succès
Qu'il désiroit. Si Lise fut contente,
Je n'en crois rien ; car au bout de six mois
Il y parut. Aux yeux de qui? du père.
Il n'en fut pas seulement en colère :
Armant sa main d'un tricot à plein bois,
Il vient sur elle, et, furieux, l'étrille
A l'assommer. Vite, aux cris de sa fille,
La mère accourt, veut savoir la raison
Qu'à son mari pour de telle façon
(1) Traité par d'Aquin de Château -Lyon : La serrure el sa clef.
Contes mis en vers par un petit cousin de Rabelais, Paris, Ruault,
1775.)
144 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Battre sa Lise. — « Oui je devrois m'en prendre.
M'en prendre à vous, dit-il ; car en effet
A son honneur Lise n'eut point forfait,
Si plus soigneuse à veiller, à défendre
Son innocence... Avec elle il falloit
Etre toujours, et ne point condescendre
A ses désirs. Certes sur notre front
Elle n'eût point imprimé cet auront. »
— « Oh î oh! reprit la femme un peu gaillarde,
Mon cher ami, difficile est la garde
D'une serrure où toutes les clefs vont. »
LA MESURE DE SAINT-DENIS (1)
La jeune Ervaise adroite et bonne lame,
Dans ses filets prit un certain Derans,
Un franc nigaud, qui la voulut pour femme,
Voire, en dépit d'amis et de parans.
Pour éluder la défense formelle
Faite au curé d'unir la péronelle
(1) Le sujet de ce conte imité d'une facétie de Poggio florentin, a
inspiré de nombreuses épigrammes aux poètes des xvne et xviu«
siècle. On en trouve, sous forme de couplet, une curieuse version
dans Les Muses en belle humeur (1742) :
Le gros Guillot d'amour épris
Epousa Guillemette
De la ville de Saint-Denys
Où la noce fut faite.
En lui mettant, il fit un cri,
Disant : « Quelle ouverture I »
— « Apprens, lui dit-elle, qu'ici
L'on a grande mesure. »
Lawhkinck : L'AMOUR FRIVOLE
MÉRÀRD DE SAIKT-JUST 145
Au jeune gars, ils vont à Saint-Denis,
Lieu, dans ce temps, hors de la dépendance
De Févêché. Les voilà donc bénis;
Les voilà donc près de la jouissance.
Le soir arrive, et le plaisir appelle
Notre galant au déduit amoureux.
Comme pensez, point ne fut paresseux
A s'assurer si sa temme est pucelle.
Mais ne trouvant nulle difficulté
— « Ah I ah ! dit-il, c'est donc la vérité ! »
Mais elle, fine, et faisant l'ignorante :
— « Qu'avez-vous donc, et qui vous mécontente ! »
— Parbleu ! dit-il, cette facilité...
Vous m'entendez? J'aurais du croire... » — « Bas !
N'est-ce que ça ? bon ! bon ! je me rassure.
Eh ! mon ami, ne savez-vous donc pas
Qu'à Saint-Denis, plus grande est la mesure ? »
LE HAUT DE CHAUSSE
Un sot mari tranchoit de l'importance.
Il prétendoit être chez lui le maître :
— « Oui, disoit-il, oui je ferai connoître,
Quand je voudrai, que seul j'ai droit constant
De commander ; que personne ne hausse
Ici la voix, lorsque ma volonté
Est qu'on se taise, et que le haut de chausse,
Moi je le porte, el l'ai toujours porté. »
— « Si, qui la porte, à le pouvoir suprême,
Repartit Paul, son valet favori,
Madame doit l'avoir plus que vous-même;
Rien n'est plus sûr. » — « Mais, reprend le mari,
10
146 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Comment, gros Paul, l'entends-tu donc ? — « Oh ! dame,
Le fait est clair, et chacun son tour.
Lehaut-de-chausse.... »— « Eh ! bien? dis. » — « Votre femme
En porte au moins cinq ou six en un jour. »
LE DON MUTUEL
En fait d'amour un écolier
Serroit de près certaine fille,
Des plus fines de son métier,
D'ailleurs accorte, assez gentille.
Ayant fait l'œuvre quatre fois :
— « Adieu dit-il, ma douce amie ;
Garde cela ; c'est pour neuf mois, i
— « Adieu, reprit-elle, l'anglois :
Garde cela ; c'est pour ta vie. »
MANIÈRE D'AIMER QUI NE SE TROUVE PAS
DANS L'ARETIN (1)
A Dom Jean le bénédictin,
Un jeune élève de Guerchin
Se confessoit qu'ayant peint une belle,
Il devint de son œuvre épris, amoureux fou.
— « Pour contenter, dit-il, ma passion charnelle.
A l'endroit que savez, je fis un petit trou
Par où
J'introduisois mon allumelle... »
(1) On trouve une variante de ce conte dans Le Singe de la Fon-
taine, de Théis. Voir la pièce intitulée : Le Scrupule ou le Tableau.
MÉRARD DE SAINT-JUST 147
Mais, reprit le prêtre, comment ?
Vous trouviez là quelque contentement ? »
— * Oui Derrière la toile, en commode posture,
Un tendre enfant, d'une aimable figure,
A la peau blanche et douce et longue chevelure,
Me présentoit le cl le plus charmant ;
De sorte que, Dom Jean, j'enconn. . . en peinture,
Et fenc... réellement.
(Œuvre de la marquise de Palmarèze, etc. Londres, 1777)
GUDIN
Il est une plaisanterie à laquelle n'ont point manqué les
écrivains qui eurent à parler de Paul-Philippe Gudin, corres-
pondant de l'Institut, et chantre d'un poème sur l'Astro-
nomie. « Etoile de seconde grandeur, humble satellite d'une
planète singulièrement mobile et lumineuse» écrit M. Maurice
Tourncux dans l'introduction à Y Histoire de Beaumarchais
composée par notre auteur. (I) « Clair de lune » de Beau-
marchais, ajoute le regretté Virgile Josz dans une étude sur
le Logis du Mercure de France (2). Personne en effet hormis
quelques curieux ne connaîtrait Gudin, si sa vie n'avait été
liée, pendant de longues années, au destin accidenté de
Beaumarchais, dont il fut jusqu'à la mort l'administrateur,
l'ami, et dans une certaine mesure, le factoton, le Figaro mé-
diocre et terne, et dont il entreprit de perpétuer la mémoire
en publiant ses Œuvres complètes et une Histoire éloquente,
par la sincérité de l'émotion.
Né à Paris, le 6 juin 1738, Paul-Philippe Gudin de la Bru-
nellerie, était, comme Beaumarchais, fils d'un horloger « dis-
tingué dans son art ». Cette origine, si d'ailleurs elle ne fut
pour rien dans sa liaison avec le père de Figaro, semble par
contre lui avoir ouvert l'accès de Ferney, où il fut visiter
Voltaire, dontle souci principal étaitl'installation de sa fabrique
(1) Histoire de Beaumarchais, par Gudin de la Brenellerie, mé-
moires inédits publiés sur les manuscrits originaux par Maurice
Tourneux, Paris, Pion, 1888, in-32 Jésus.
(2) Mercure de France, mai 1904.
GUDIN 149
de montres. Mais le grand homme,lorsqu'il entendit ce jouven-
ceau frais émoulu de la Faculté de théologie de Genève — car
l'auteur delà Conquête de Naples par Charles VIII el dénombre
de contes badins, était par une ironie du sort, né protestant —
l'entretenir, non d'horlogerie, mais de projets littéraires, lui
fît une mine assez fraîche, et lui donna le conseil, — que per-
sonne n'a jamais suivi — de renoncer à]cette dangereuse car-
rière. Paul-Philippe, cela va de soi, n'en présenta pas moins
aux histrions français une tragédie en cinq actes, Clytem-
nestre ou la Mort d'Agamemnon, laquelle fut accueillie avec
politesse, mais ajournée indéfiniment. Une secondetragédie,
Lothaire et Valrade ou le Royaume en interdit, ne fut pas
jouée davantage, « mais eut l'honneur, dit^Grimm (1), d'être
brûlée à Rome (en 1768, par décret de l'Inquisition), à la
grande satisfaction de l'auteur», lequel y traitait du divorce.
Entre les deux, il avait écrit et lu dans quelques salons son
poème de La Conquête de Naples par Charles VIII (publié à
Paris en 1801, 3 vol. in-8«) qui obtint le suffrage de Grimm :
« Ce qui m'a bien rappelé la manière de M. de Voltaire, dit
celui-ci en octobre 1765, c'est un jeune homme de vingt ans,
fils d'un horloger de Paris appelé Gudin et protestant, qui
nous a lu, ces jours passés, deux chants d'un poème épique
dans le goût de l'Arioste. Cela ma paru plein de chaleur, de
verve, d'originalité, de folie, de goût, d'élégance et de poésie.
Je ne sais si M. Gudin parviendra à ordonner un plan général,
à composer une fable intéressante, à choisir un sujet heu-
reux pour son poème, mais il fera un ouvrage supérieur à
celai de la Pucelle, car il m'a paru avoir tout autant d'agré-
ments, de grâce et de chaleur que l'auteur de Jeanne d'Arc, et
bien plus d'invention et d'originalité. Tout cela esttrès-libre;
mais c'est la faute ou le privilège du genre. » Le pronostic
de Grimm était juste en un point, qui est le point critique. (2)
(1) Correspondance littéraire, août 1776.
(2) Grimm revint plus tard sur ce défaut de Gudin (août 1776)
« Son Coriolan annonce de l'esprit, des connaissantes, de l'imagina-
150 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Le caractère de Gudin, en effet, c'est l'incapacité d'or-
donner un plan général. Aussi brouillon que son illustre ami,
mais dénué du génie qui fait réussir les défauts eux-mêmes,
Gudin s'est essayé tour à tour dans la tragédie, la poésie, le
ballet, le conte, l'histoire littéraire, la philosophie de l'his-
toire, la politique, avec une médiocrité abondante et par-
tout égale. (1).
tion, et même une sorte de verve : ce qui parait lui manquer, c'est
la faculté d'embrasser fortement l'ensemble d'un objet, faculté sans
laquelle les facultés les plus heureuses demeurent toujours impar-
faites ; le goût qui choisit les détails et leur donne de l'élégance,
cette attention soutenue qui les achève, et plus encore cette chaleur
d'âme et de tête, qui répandant la lumière et la vie sur toutes les
beautés d'un ouvrage, en font oublier les défauts. »
(1) Voici les titres de quelques ouvrages de Gudin : Hugues le
Grand, tragédie (non représentée). Caïus Marius Coriolan, ou le
Danger d'offenser un grand homme, tragédie, (qui fit four), Lycurgue
et Solon, Supplément à la manière d'écrire l'histoire, Kehl, 1784.
Supplément au Contrat social, plusieurs fois réimprimé. Discours
en vers sur l'abolition de la servitude, Paris, 1781, etc., etc. Celui de
ses ouvrages qui paraît avoir eu le plus de succès, est son Essai sur
le progrès des arts et de l'esprit humain sous le règne de Louis XV.
Aux mânes de Louis XV et des grands hommes qui ont vécu
sous son règne, 1776, 2 vol. in-8°. « On peut définir cette produc-
tion, disent les Mémoires secrets à la date du 19 janvier 1777,
une table des matières très exact et fort utile. » Cette publication
eut le don d'exaspérer Voltaire, qui toutefois écrivit à Gudin
pour le remercier. On lit dans une lettre à d'Argental, du 7 mars
1777 : « La génération [des gens de lettres] s'affaiblit beaucoup,
quoique en dise M. Gudin. Je suis plein de reconnaissance pour lui,
mais je n'en sens pas moins mon indignité. Je vous avoue que je
suis encore plus indign.: qu'il ait osé mettre ce détestable Emile de
Jean-Jacques au-dessus du Télémaque. Passe encore s'il s'en était
tenu à cinq ou six pages du Vicaire savoyard : Je ne suis pas comme
le dieu jaloux qui ne veut pas qu'on encense d'autres dieux, mais je
ne puis souffrir qu'on soit en même temps à Dieu et à Belzébuth.
L'ouvrage sera goûté, il fera du bruit, mais il fera du mal, car il
encouragera les talents médiocres. » Le défaut de l'ouvrage était
GUDIN 151
Il semble que ce soit à l'une de ses lectures, faite chez
Madame de Miron, sœur de Beaumarchais, que Gudin dut
de connaître ce dernier. Il fit entrer son frère comme caissier
chez son nouvel ami, et de même qu'on avait eu Caron de
Beaumarchais, et Gudin de la Brunellerie,on eut Gudin de la
Ferlière. Virgile Josz a raconté le colletage fameux qui se
produisit entre Beaumarchais et le duc de Chaulnes (dans la
maison qui porte aujourd'hui le numéro 26 de la rue de
Condé)(1), au sujet de cette « gaupe » de Mlle Ménard, pour
parler avec Grimm. Gudin, dans cette affaire, n'aurait pas eu
la vaillante attitude qu'il se donna depuis, et au lieu de ter-
rasser ce colosse qu'était le duc de Chaulnes, ainsi qu'il s'en
vante dans son Histoire, se serait allé prudemment terrer
dans un coin. Quoi qu'il en soit, Gudin ne manqua jamais
de témoigner le zèle le plus véritable pour son ami. « La can-
deur et la sincérité de tous ces éloges, dit Meister au sujet
de son Essai sur le progrès des arts et de l'esprit humain,
n'empêcheront pas que M. de Beaumarchais ne soit lui-même
un peu étonné, de se voir représenter comme le Brutus ou
le Caton de la France, pour avoir disputé à la dame Goez-
mann quinze louis avec plus de caractère, d'esprit et de
gaîté qu'on n'en avait encore mis dans aucun mémoire. » Il
alla même en faveur de Beaumarchais, jusqu'à braver les
foudres du Grand Conseil, ci-devant métamorphosé en Parle-
ment, en publiant sous son nom dans le Courrier de V Europe
une épître en vers où on lisait ceci :
D'un Sénat avili la balance vénale.
une adulation excessive. Voltaire dit dans une autre lettre à d'Ar-
gental (7 avril 1777) : « Ce titre un peu trop fastueux ne promet-il
pas trop ? et ne peut il pas se faire que l'encens qu'il prodigue à
tout le monde n'ait plu à personne? Cependant le style en est noble
et ne ressemble point au style insupportable qui règne aujourd'hui.
L'auteur paraît réunir l'éloquence à la philosophie et à beaucoup de
connaissances. »
(1) C'est l'hôtel qu'occupe actuellement le Mercure de France.
152 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
« Après avoir donné à l'auteur le temsdc se rétracter, dit
Pidansat (4 décembre 1778), il l'a décrété de prise de corps
et a fait saisir et annoter ses meubles. » Gudin dut se réfu~
gierau Temple, lieu d'asile, où il vécut chez une aventurière
quelque peu galante, mais pas plus que bien d'autres,
Madame dcGodeville, née Levassor de la Touche, sœur du
célèbre amiral, et dont Pidansat fait une « femme perdue
d'honneur et de débauche » sur ce qu'elle avait été mêlée à
des négociations contre son ami Thévenau de Morande. La
retraite, chez cette « femme fort belle et de beaucoup d'es-
prit » paraît d'ailleurs n'avoir pas été désagréable à Gudin.
« Elle était au Temple pour ses dettes, et nous ne cessions pas
de rire en pensant que nous logions ensemble, elle par décret
du Châtelet et moi par décret du Grand Conseil. Gela nous
parut si gai que le lendemain nous l'écrivîmes à M. deSartines,
qu'elle connaissait beaucoup. Nous lui envoyâmes d'assez
drôles épigrammes que nous faisions ensemble sur nos
affaires. » Ajoutons que quelques jours plus tard Beaumar-
chais fut chercher son ami, le retira chez lui, et que Gudin,
au commencement de janvier 1779, fut compris dans une
sorte d'amnistie accordée à l'occasion des couches de la
Reine. « Mais il n'en est pas plus sage, dit Pidansat (11 jan-
vier 1779) ; il répand aujourd'hui manuscrit, il est vrai, et
sans le signer, un conte intitulé Madame Her miche, apologue
bien propre à lui attirer une seconde fois l'animadversion de
cette cour, si elle pouvait acquérir les preuves certaines. Le
morceau comme littéraire, n'est point mal fait ; il est assez
lestement narré et très malin. »
« Était-il bien de lui, ce morceau « très malin » dit à ce
propos M. Tourneux qui ne l'a pas retrouvé à la bibliothè-
que de l'Arsenal où les papiers de Gudin sont conservés sous
la cote Ms. français n<» 6871-6881, en onze volumes compac-
tes. Était-il bien de lui, répéterons-nous, après avoir lu les
pages grises et ternes de son recueil de contes en vers,
Graves observations sur les bonnes mœurs, faites par le frère
Paul Hermite de Paris, dans le cours de ses pèlerinages, à
GUDIN 153
l'Hermitage, 1779, in-8°. Ce n'est pas que les vers de Gudin
manquent de facilité ni même d'agrément et l'on comprend
fort bien qu'avec ses peintures licencieuses et la mode
aidant, ce livre ait obtenu un succès suffisant pour que son
auteur le réimprimât. Mais sous leur apparence badine, ces
contes sont le fruit d'une imagination glacée, d'un esprit
solennel qui s'applique péniblement à la galanterie. Le
titre sous lequel il les réimprima, et la distribution qu'il leur
donna, fait voir la gravité avec laquelle il travaillait dans le
genre leste : Histoires ou recherches sur Vorigine des con-
tes, etc. Paris, messidor an XI, 2 vol. in-8«. Précédées d'une
étude sur l'origine des contes, étude fort sommaire, mais
dont Gudin s'excuse en disant qu'il la prépara lors de son
exil pendant et après la Terreur,« confiné dans un très petit
hameau où il avait peu de livres français et peu d'étran-
gers », accompagnées d'exemples abondants, interprétés ou
transcrits, soit en prose, soit en vers, les productions de
Gudin se divisent en neuf livres : I, Contes dans les mœurs
de l'ancienne Grèce, contes anacréontiques ; II, Contes dans les
mœurs des anciens Romains; III et IV; Contes dans les mœurs
de nos pères ; V, Contes dans les mœurs des trois derniers
règnes ; VI, Contes dans les mœurs étrangères ; VII, Contes
dans les mœurs de la Révolution ; VIII, Contes erotiques ;
IX, Très petits contes. Au milieu de cette confusion se trou-
vent cependant quelques bonnes pages, dont quelques unes
fort sensuelles, qui assurent au conteur une place dans ce
Recueil.
Paul Philippe Gudin de la Brunellerie mourut à Paris le
26 février 1812, « correspondant de l'Institut ainsi que de
diverses académies provinciales. »
154 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LES QUATRE PIEDS
Certain plaisant, pourvu du noble emploi,
Très recherché, d'être le fou du roi ;
Sous ce prétexte ayant droit de tout faire,
Chez l'abbé d'un gros monastère
Entre un matin, le trouve au lit,
Juge qu'il n'est pas seul, ne dit rien, et sans bruit
Gagne le bout de la couchette,
Ecarte d'une main adrette
Les deux draps, et saisit un pied. — « 0 moine 1 à qui
Ce pied? » — « A moi. » — « Fort bien Et celui-ci? »
« A moi. » — « Bon; mais cet autre ?» — « A moi sans doute aussi . »
— « Et celui-là? » — « De même. » — « A vous? » « Eh oui!»
— « Pardieu j'en suis bien aise; or pour vous mieux ébattre,
Etalon du couvent, vous en avez donc quatre? »
LA PRÉPARATION AU SACREMENT DE PÉNITENCE
Avec son Directeur ayant un rendez-vous,
La dévote Mélèse éloigna son époux
Et prit un chapelet pour aller à confesse.
Un jeune président, d'elle fort amoureux,
Arrive en ce moment, lui parle de ses feux,
Se jette à ses genoux, et vivement la presse,
L'esprit plein du devoir qu'elle est prête à rempli
Et voulant le faire finir,
Elle allègue les lois qu'il viole, dit-elle.
— « Je ne connais de loi que la loi naturelle,
GUDIN 155
Lui répart-il ; l'Amour est mon législateur.
Mon droit . . . vous le voyez, est puisé dans mon cœur.
Mon code est l'Art d'aimer : c'est le vôtre sans doute. »
Malgré tous ces propos si tendres, si pressans,
Qu'avec quelque plaisir cependant elle écoute,
Elle lui résiste longtemps.
Mais venant à penser que dans peu de moment
Des péchés qu'elle a faits elle doit être absoute ;
Qu'un de plus ou de moins ne fait pas un grand tort ;
Et que, fut-il même un peu fort,
Il ne pèserait pas beaucoup dans la balance ;
Elle se détermine, et de sa résistance
Adoucit par degrés le vigoureux effort.
Bientôt du Président l'éloquence fleurie
Ecarte la chicane, obtient un plein succès,
Et lui fait gagner son procès.
La dévote en appelle, et le prend à partie,
Le nomme juge inique, enfin le congédie ;
Reprend ses gants, sa croix, sa coiffe, son mouchoir ;
De ses sens agités pour calmer le tumulte,
Tout à la fois elle consulte,
Sa conscience et son miroir.
Contente de son cœur, de sa simple parure,
Elle appelle ses gens, demande sa voiture,
Veut partir, et déjà croit gagner l'escalier.
On annonce un jeune officier.
On se retire, avec elle on le laisse.
— « Je ne veux pas vous voir, car je vais à confesse, »
Dit-elle. — « Bon : parlez, me voilà prêt. » — « Comment ? »
— tJevousabsous.»- «De quoi?» —Mais du péché charmant
Que vous allez commettre avec moi dans l'instant. »
— « Vous vous moquez.» —«Non pas.»)— «Cessez.»— «Pour q ne je cesse
Il faut que je commence, aimable pécheresse... »
— « J'ai jeûné ce matin, je suis d'une faiblesse ... »
— t Tant mieux ; moi je suis fort. » — « C'est un péché de plus. »
156 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
— « Tant mieux : vous n'allez pas vous confesser, je pense,
Pour vous vanter de vos vertus.
Aller chercher une indulgence
Sans qu'on la méritât, serait un grand abus.
Je ne souffrirai point que jeune, vive, aimable,
De cet abus criant vous vous rendiez coupable. »
— « Ah ! que vous êtes importun ! »
Dit-elle en lui cédant. Mais en proie au scrupule,
Et pensant aux péchés, hélas I qu'elle accumule ;
— « Encore un, disait-elle, encore un... encore un...»
Son amant, à ces mots, croit qu'elle l'encourage,
Et d'encore en encore, il fait beaucoup d'ouvrage.
Mais, malgré tant d'ardeur, cependant il finit.
La dévote aussitôt se relève, rougit ;
Se scandalise de la joie
Qu'éprouve son vainqueur ; le gronde, le renvoie
En disant que jamais elle ne veut le voir,
Puis se remet a son miroir
Pour effacer jusqu'à la moindre trace
Du trouble qu'elle vient d'avoir.
Bientôt elle voit dans sa glace
Briller une croix d'or, qui, sous un teint fleuri ;
Se haussant, s'abaissant sur un sein rebondi,
Annonce des vertus la présence efficace.
— « C'est mon Evêque. Ah ciel ! Ah Monseigneur I
Je partais pour aller trouver mon Directeur. »
— « Eh bien ! ma chère enfant, si je tenais sa place ? »
— « Mes péchés devant vous ne sauraient trouver grâce. »
— « En faites-vous quelqu'un qui ne parte du cœur?
Ou sont-ils si nombreux qu'un sage et bon pasteur
Ne puisse ramener son ouaille égarée ? »
— « Si vous saviez combien I » — « Il est remède à tout,
Et vous êtes trop timorée.
Si le plus grand pécheur ne pouvait être absout,
La foule des élus serait moins honorée,
GUDIN 157
Oui, de quelque douleur que le corps soit atteint,
Frottez-le doucement aux reliques d'ua saint,
Il guérit aussitôt ; la chose est avérée.
Fiez-vous donc à mon conseil.
Si cette bouche fraîche, au coloris vermeil,
Par un peu de malice en secret inspirée,
A menti quelquefois, ou raillé son prochain,
Appliquez-la bien vite à la bouche sacrée
D'un prélat véridique, à pardonner enclin.
De mauvais sentiments troublent-ils votre sein ?
Confiez sa rondeur à ma pieuse main.
Si vous avez forfait à la foi conjugale,
Voilà, pour vous guérir, ma crosse épiscopale.
Daignez vous en servir, et, par l'attrition,
Banisscz la tentation.
Je vous seconderai. » — La Dévote surprise
Croit devoir obéir aux ordres de l'église ;
Se soumet à tout humblement.
Du bâton pastoral use très-amplement,
Et fait au saint Prélat, qu'un même zèle embrase,
Partager la plus douce extase.
L'évêque lui trouvant dans sa dévotion
Tant de ferveur et d'onction,
Lui dit : — * Ne craignez rien ; que votre àme épurée,
Des trésors de la grâce à bon droit enivrée,
Suive tous les devoirs de la religion :
Ne manquez pas la messe ; assistez au sermon.
Soyez à mes conseils docilement livrée ;
Allez vous confesser ; mais ne me nommez pas. »
— « Oui, Monseigneur, dit-elle, oui, j'y vais de ce pas ;
Pour la confession je suis bien préparée. »
158 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
AVANTAGE DE LA CONFESSION
Une beauté qui pour sainte passait,
A certain carme un jour se confessait,
Et s'accusait d'avoir fait adultère,
La veille, au soir, avec un cordelier.
— « C'est un péché bien dur à délier,
Repart le moine avec un ton sévère.
Pour pénitence, allez, il faut le faire
Avec un carme. » — « Hélas î dit d'un ton doux
Notre dévote, en baissant sa paupière,
Je m'en doutais ; et pour cela, mon père,
Je suis venue, et je m'adresse à vous. »
(Histoire et recherches sur l'origine des
Contes, etc., Paris, Messidor, an XI,
tome II).
Baudoin , LES SOINS TARDIFS
AUGUSTIN DE PUS
« L'insolence de M. de Piis, dit Pidansat le 23 décembre
1781, devenant intolérable, ainsi qu'on l'a vu dans ses répon-
ses à la Comédie Italienne (1) donne lieu de rechercher quel
il est.
Ceux qui l'ont suivi l'ont connu élève de M. Vasse qui
tenoit une petite société littéraire, où il formoit les jeunes
poètes sans asile et sans fortune. M de Piis portoit alors le
nom d'Auguste, y venoit, dans un accoutrement misérable,
lire ses productions et recevoir les conseils de ce Mécène. Il
passoit pour un enfant de l'amour, déposé, dès sa naissance,
chez un M. Le Bel, faubourg Saint-Marceau ; et voici ce
qu'on raconte.
Avec l'enfant, s'étoit trouvé un rouleau de 50 louis, joint à
(1) Mémoires secrets, 17 décembre 1780 : « La foule de pièces de
toute espèce présentée aux comédiens italiens a déterminé les gen-
tilshommes de la Chambre de faire un règlement suivant lequel
l'auteur doit d'abord soumettre son ouvrage à un Comité, qui décide
s'il est digne d'être lu à la troupe. En conséquence MM. Auguste de
Piis et Barré ayant demandé jour pour la lecture d'un nouvel opéra-
comique de leur façon intitulé le Gâteau des Rois, on leur a fait part
de l'arrangement. M. Piis s'en est scandalisé et a répondu que c'étoit
déjà trop pour eux de lire une fois et qu'après les succès multipliés
qu'ils avoient, leurs ouvrages dévoient être reçus d'emblée. Les
comédiens ont demande du tems pour se consulter et prendre les
ordres de leurs supérieurs et ont fini par écrire à ces messieurs une
lettre fort honnête, où ils leur disoient qu'ils ne pouvoient se dépar-
160 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
une lettre où l'on prioit M. Le Bel d'en prendre soin et de
lui donner le nom d'Auguste. On lui promettoit de lui envoyer
chaque année pareille somme. Quoique cet instituteur n'eût
reçu depuis aucun argent, il l'avoit gardé chez lui et élevé.
Ce n'a été que longtems après qu'on lui a tenu compte de ses
déboursés et qu'on lui a appris que cet enfant étoit fils d'un
M. de Piis, clandestinement marié ; en sorte, qu'on ne peut
assurer s'il sera habile à succéder. Quoi qu'il en soit, c'est
alors que M. Auguste a pris le nom de son père, et a fait con-
naissance avec son grand-père, le Baron de Piis, encore exis-
tant à Bordeaux. Il se trouve en effet d'une famille distin-
guée en Provence ; il en a été reconnu à un certain point, a
arboré le plumet, et a porté ses prétentions très haut ; on
cite, dans une de ses pièces, des vers qui ont fort intrigué
ceux qui n'étoient pas instruits de la métamorphose ; en
s'apostrophant lui-même, il s'écrie :
Attends tout des dieux de la terre,
Ils finiront par t'honorer
D'un titre auquel ton cœur aspire . . .
On ne savoit ce que signifioit cette nouvelle prétention de
M. de Piis. On se demandoit s'il voulait être Comte ou Mar-
tir en leur faveur d'un règlement général, établi pour tous les
auteurs sans exception et auquel venoit de se soumettre tout récem-
ment M. Marmontel au sujet de son Dormeur éveillé.
M. de Piis a répondu en son nom et en celui de son confrère une
lettre fort impudente, dont la substance est qu'ils dévoient être
dans une classe à part, comme les restaurateurs du Vaudeville,
comme les pères nourriciers de leur théâtre qui seroit tombé
sans eux ; que l'exemple de M. Marmontel ne pou voit être une
règle à leur égard ; qu'ils n'en faisoient pas assez de cas pour se
modeler sur lui .
La Cour, désirant voir jouer le Gâteau des Rois, a exigé des comé-
diens qu'ils le reçussent et l'apprissent.
AUGUSTIN DE PUS 161
quis. On a su enfin qu'il aspiroit seulement à être Commis-
saire de guerres par commission, comme une récompense
de la Cour, pour l'avoir amusée et fait rire, ce qui n'est pas,
en effet, un petit mérite. »
Pure calomnie que tout cela, ainsi qu'on doit s'y attendre
de la part du sieur Pidansat. Antoinc-Pierre-Augustin de
Piis, qui appartenait à une famille, non de Provence, mais
de Guyenne, naquit à Paris le 17 septembre 1755, d'un che-
valier de Saint-Louis, major du Cap Français. Une partie de
sa jeunesse passée à Saintes, il vint achever ses études à
Paris, aux collèges d'Harcourt et Louis-le-Grand, et sur les
conseils de l'abbé de Lattaignant, de Sainte-Foix et de l'abbé
de Bernis, neveu du cardinal, décida de se consacrer à la
poésie légère. S'étant lié avec Barré, greffier au Châtelet, (ce
qui fit dire que dans ses pièces il y avait beaucoup à barrer)
il composa toutes sortes de pièces comiques, vaudevilles et
opéra-comiques, qui obtinrent les plus vifs succès.
Dès le 31 mai 1780, (Piis avait alors vingt-cinq ans à peine)
on lit dans les Mémoires secrets : « Les Italiens ont encore
donné une nouveauté ayant pour titre Cassandre oculiste.
Cette bagatelle de M. Auguste a eu plus de succès qu'on
aurait cru. » La vogue de ces pièces paraît avoir été due aux
couplets et ariettes, alors tombés en désuétude, que Piis et
Barré eurent la hardiesse de ressusciter.
En voici un exemple, dans la note« sensible et gracieuse »,
comme on disait alors. Ce sont des couplets tirés du Bonnet
magique, « lequel n'eut pas de succès, mais qui méritent d'être
conservés », assurent les Mémoires du 11 janvier 1781 :
Lise à douze ans demanda ses étrennes,
Et sa maman lui donna des rubans
C'étoit bien peu ; mais chaque âge a les siennes,
C'étoit bien peu ; mais Lise avoit douze ans.
11
U)'J CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Lise à treize ans demanda ses étrennes,
On lui donna des almanachs charmans.
Du Dieu d'amour elle y vit les fredaines ;
Elle en sourit car Lise avoit treize ans.
A quatorze ans Lise pour ses étrennes
Choisit Colin la perle des amans.
Mais la maman se moquoit de ses peines
En lui disant tu n'as que quatorze ans.
Lise à quinze ans ne reçut point d'étrennes
Mais l'amour vint apaiser ses tourmens ;
Il était tems qu'elle donnât les siennes
Et son époux eut un cœur de quinze ans.
Cela se chante, en effet ; et Ton ne s'étonne point que M.
le comte d'Artois, ce « faraud des boulevards » comme l'ap-
pelait Conti, ait fait représenter devant la Cour à Choisy,
après avoir choisi Piis pour son secrétaire interprète, plu-
sieurs pièces de Piis et Barré, et partnielles Les deux porteurs
de chaises, comédie en un acte (1781) et Les quatre coins,
opéra-comique en un acte (1783).
Soit que ses succès aient valu à Piis bon nombre d'en-
vieux, soit qu'ils l'aient rendu, comme c'est l'ordinaire,
arrogant d'autant qu'il avait été plus humble au début, peu
d'hommes ont été plus moqués, et même calomniés que
l'écuyer de M. le comte d'Artois. On a pu se faire, d'après
Pidansat, une idée de la calomnie comme de l'arrogance.
Celle-ci était d'autant plus maladroite que nul ne peut
escompter le succès au théâtre. Ce Gâteau des Rois qu'il fit
imposer par la Cour avec tant de superbe, s'enfourna, si
j'ose dire, de manière lamentable. Tombée à plat le 12 jan-
vier 1782, la pièce fut représentée à nouveau, après correc-
tion, le 28 janvier mais sans plus de succès. Dans la salle,
une cabale faisait entendre que les autres pièces de Piis et
Barré n'étaient pas d'eux. Un musicien de l'orchestre s'écria
AUGUSTIN DE PUS 163
même à ce propos qu'elles étaient d'un savetier. L'épi-
gramme suivante courut le lendemain tout Paris :
Pour ton gâteau fait à la hâte,
Te voilà, cher Piis, rudement rembarré,
Quoi diable aussi fais-tu de ton monsieur Barré,
Car entre nous, c'est un vrai gâte-pâte.
On connaît le mot de Guichard, qui s'inspire des saintes
Ecritures: Auge Piis ingenium. Le chevalier de Chastellux
en fit un autre tiré des Géorgiques:
Di meliora Piis, erroremque hostibus illum !
Le vaudevilliste, il faut le dire, ne manquait pas à riposter
dans ses couplets. Mais ayant persifflé Geoffroy, demandant
si c'était Geoffroy l'Asnier ou Geoffroy l'Agénois (1) il s'at-
tira cette réplique :
Oui, Piis, je suis Geoffroy l'Asnier sans doute,
Car à grands coups de fouet je chasse devant moi
Tous les ânes brayans et têtus comme toi
Que je rencontre sur ma route.
Et ce qui l'acheva, fut un malencontreux poème en quatre
chants sur Y Harmonie imitative de la langue française, publié
en 1786 où on lisait des vers comme ceux-ci :
A décider son ton pour peu que le D tarde,
Il faut contre les dents que la langue le darde,
Et déjà de son droit usant dans le discours,
Le dos tendu sans cesse il décrit cent détours...
L'I droit comme un piquet établit son empire...
Le K partant jadis pour les Kalcndes grecques,
Laisse le Q, le C pour servir d'hypothèques...
Le Q trainant sa queue et querellant tout bas
Vient s'attaquer à l'U qu'à chaque instant il choque,
Et sur le ton du K calque son ton baroque etc.
(1) Noms de deux rues de Paris.
164 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Ce Q traînant sa queue et querellant tout bas fit dire à
Rivarol, dans son Petit Almanachdes grands hommes : * M. de
Piis est le premier poète qui ait songé à donner un état fixe
aux vingt-quatre lettres de l'alphabet. » La verve de Rivarol
est d'ailleurs intarissable sur le compte de Piis. « La ma-
nière de M. Raté est tellement à lui, dit-il, qu'on nomme ses
couplets les Ratés comme on nomme les Augustins les cou-
plets de M. Auguste de Piis ». Et il termine le Petit Aima
nach par cette note : « Les lettres X. Y. Z. se trouvent frap-
pées de stérilité. Il n'y a que M. de Piis qui ait pu faire
quelque chose pour elles dans son Poème de l'Harmonie ;
c'est là qu'ils ont un rang ou une existence :
Renouvelé du S l'X, excitant la rixe,
Laisse derrière lui l'Y grec, jugé prolixe,
Et mis, malgré son zèle au même numéro,
Le Z, usé par l'S, est réduit à zéro. » (1)
Tour à tour auteur dramatique, directeur de scène, fon-
dateur de théâtre, Piis entra dans la farce révolutionnaire,
et obtint par là des compensations à la perte de ses privi-
lèges et emplois. D'abord agent de la commune de Chene-
vière-sur-Marne, puis commissaire directorial du canton de
Sucy et du 1er arrondissement de Paris, il devint, au lende-
main du 18 brumaire, l'un des cinq administrateurs du
Bureau central « qui avait remplacé depuis quatre ans la
municipalité de Paris » et fut nommé secrétaire général de
la Préfecture de Police, fonction qu'il occupa du 14 mars
1800 au 17 mai 1814. Le retour des Bourbons l'obligea un
moment de résigner son emploi mais ses connaissances
administratives autant que de puissantes relations le firent
installer dans la place d'archiviste de la police. Rien, de la
sorte, ne lui parut changé dans l'état politique. Féal sujet et
(1) On lit encore dans les Rioaroliana : « Du chevalier de P...,
d'une malpropreté remarquable : il fait tache dans la boue. »
AUGUSTIN DE PUS 165
serviteur auprès de M. le comte d'Artois, sans culotte avec
les jacobins — ce qui lui fut aisé d'autant que sa tenue avait
toujours été fort négligée — bonapartiste avec le Héros, légi-
timiste enfin sous le podagre de Gand, il n'eut jamais besoin
de renouveler ses convictions, n'en ayant jamais eu, et, bon
comédien, sut de tout temps, accorder ses façons au ton du
jour. Aussi, à aucun moment, sa belle humeur de membre
du Caveau ne le quitta-t-elle. Et c'est en chansonnant et con-
tant qu'il rendit son âme au Dieu des bonnes gens, le 22 mai
1832.
On a de Piis une foule d'ouvrages dont les titres allonge-
raient sans profit cette notice déjà trop longue. Rappelons
ici, simplement, un volume de poésies et de contes en vers,
Les Augusiins, publié à Londres sans date en 2 vol. in-18 et
réimprimé par Cazin en 1781 sans nom d'auteur sous le titre :
Recueil de poésies fugitives et contes nouveaux, en deux parties.
Alertes et spirituelles, les historiettes qu'il renferme l'em-
portent selon nous par leur concision et leur réelle poésie
sur la banalité du genre, et elles valent que la célébrité du
chansonnier ne fasse pas oublier les talents du conteur.
A DEUX DE JEU
— « Combien ce ruban-là, parlez, ma belle Dame ? »
— « Cent sols, mon bon Monsieur, je n'en rabattrai rien,
Car il me coûte à moi quatre francs, sur mon âme,
Comme il est vrai que vous êtes chrétien
Et que je suis honnête femme. »
— « En ce cas-là ce n'est pas fort certain,
Car voyez-vous, je suis athée. »
Lors la Marchande un peu déconcertée :
— « Parguienne et moi ne suis-je pas catin? »
166
CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
La balançoire
Il n'est pas de jeux innocens,
Fût-ce même au village.
Dès qu'on badine avec les sens
La vertu déménage.
J'en ai pour preuve en ce moment
L'histoire de Rosine
Qui se balançoit fréquemment
Dans la foret voisine.
Colas un jour s'étoit niché
Tout au haut d'un des chênes
Ou Rosine avoit attaché
Ses vagabondes chaînes.
Et là mon drôle entrevoyoit
Certaines grâces nues
Qu'en s'élevant elle croyait
Ne dévoiler qu'aux nues
« Amour, dit-il alors tout bas,
J'ai besoin de ton aide :
Du mal que me fait tant d'appas
Donne-moi le remède.
Pour lorgner tout, de mes deux yeux
En vain je faia usage
J'en vois trop peu pour être heureux
Et trop pour rester sage. »
Colas dit, et l'amour malin
Rompant la balançoire
Rosine en tombant montre en plein
Et i'ébène et l'y voire.
Du chêne, ardent comme un brasier
Colas se précipite
Et met ses doigts sur un rosier
Dont la fraîcheur l'irrite ;
N'y mit-il que les doigts ? holà !
AUGUSTIN DE PUS
Il faut de la décence.
Rosine depuis ce jour-là
Jamais ne se balance,
Et quand les filles, de ce jeu
Lui rappellent les charmes,
Rosine leur dit avec feu
Mais non sans quelques larmes
— « Ne croyez pas qu'à la santé
Ce jeu puisse être utile.
Car plus le corps est agité,
Moins le cœur est tranquille ;
L'honneur alors est en suspens
Et si la corde casse
Ce n'est jamais qu'à nos dépens
Que l'amour nous ramasse. »
167
LA MAUVAISE DEVINERESSE
Suzon, jeune et fraîche ribaude,
Avec six gars, tous six fort innocens,
Voulut un soir, jouant à la main chaude,
Leur faire entrer de l'esprit par les sens.
La voilà qui se penche en court jupon d'indienne,
Main droite sur le dos pour recevoir les coups.
Main blanche à cette place eut invité la mienne,
A la donner moins dessus que dessous.
Le plus nigaud des six, dit aux autres : — « J'opine
A ce qu'ici la baisions tous,
Jusques à tant qu'elle devine,
Qui l'aura frappée entre nous. »
Suzon en rit sous cape, on la claque, on la baise,
« Je ne veux plus jouer à tel jeu désormais,
Dit-elle en soupirant, moins de douleur que d'aise;
Je ne devinerois jamais. »
168 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LE CERTITUDE FACHEUSE
Un Perruquier, trop certain que sa femme
Venoit hélas ! de le faire cornard,
La larme ù l'œil, lui dit : — « Eh bien, madame.
Que pensez-vous du compère Naccard,
Depuis longtemps sans doute il vous reluque.
— « Vraiment, répond la barbière aussitôt,
Vous avez cru le voir là-haut,
Et ce n'était que sa perruque ;
Notre garçon, sans nul dessein,
Prés des vitres l'aura pendue ;
Et vous m'injuriez soudain,
Pour l'avoir d'en bas apperçue ? »
— «Morbleu, dit le Barbier, point de raisonnemcns,
J'ai regardé par la serrure ;
Que ce fut sa perruque ou non, je vous assure,
Que sa tête étoit bien dedans. »
LE MAUVAIS IMPRIMEUR
Nicodeme, fils d'Imprimeur,
Et Suzon, fille de Libraire,
S'éprirent d'une folle ardeur,
Sans pourtant songer à mal faire.
Amour fit un jour au duo,
Essayer du baiser la volupté suprême,
Si que la passion du pauvre Nicodeme,
D'in-seize qu'elle était devint in-folio.
Leurs quatre lèvres toutes neuves
Du premier choc trouvèrent le plaisir ;
Tant est vrai qu'on fait bien quand on cède au désir î
AUGUSTIN DE PUS 169
Tant est vrai qu'en baisant n'est pas besoin d'épreuves ï
Or Nicodème aussitôt s'en alla :
— <( Ah I dit la fille du Libraire,
Le sot imprimeur que voilà !
Peut-il attraper la manière
D'un baiser comme celui-là,
Et n'en tirer qu'un exemplaire ! »
(Recueil des Poésies fugitives et Contes Nouveaux,
Londres, 1781.)
THËIS
Donner à présent un ouvrage
Wst un pas des plus délicats :
Hout effraye et rien n'encourage ;
ffieureux qui n'écrit point et n'imprime pas !
étrange alternative I et comment faut-il faire ?
~1 faut s'envelopper des ombres du mystère :
c/3i mon livre déplaît, mon nom n'est point au bas.
Voilà comme a signé M. le baron Marie-Alexandre de
ïhéis, un plaisant recueil publié en 1773 sous le titre : Le
Singe de La Fontaine, contes et nouvelles en vers, suivies de
quelques poésies, à Florence, aux dépens des héritiers de
Bocace (sic), à la Reine de Navarre, 2 volumes in-8«(l). C'est
que M. le baron de Théis, ne se piquant point d'être homme
de lettres, n'avait pas même la vanité commune aux ama-
teurs. Il faut voir, dans sa préface en vers, comme il s'ex-
cuse encore de présenter son livre au lecteur. Il le donne
comme un manuscrit trouvé, et dont il n'est que le publiciste :
J'ai pris le manuscrit, j'ai connu, j'ai vendu.
Proiitez du larcin, ô lecteur bénévole.
Sifflez-le, ou de près, ou de loin,
Effeuillez, déchirez, brûlez même au besoin
Je suis vêtu, je me console.
(1) La Bibliotèque Nationale conserve un exemplaire de cet ou-
vrage sous les cotes Y 8210 et 8211.
THÉIS 171
De fait, la plupart des Contes de Théis, s'ils ne sont pas
trouvés comme il dit, sont du moins empruntés franche-
ment à Boccace et à la Reine de Navarre, ainsi que l'étaient
déjà la plupart de ceux de La Fontaine, d'où ce titre de Singe
de La Fontaine. Mais au milieu de ces imitations qui, tout
réussies qu'elles soient, n'en sentent pas moins l'exercice,
l'auteur a pris soin d'insérer quelques contes originaux
d'un ton léger, d'un langage savoureux et d'une invention
ingénieuse, contes qui lui méritent une place dans ce recueil.
Avant que de publier le Singe de La Fontaine, Théis avait
composé deux comédies, Le Tripot comique ou la Comédie
bourgeoise, pièce en 3 actes, en prose mêlée de vers, Paris
1772, in-8°, et Frédéric et Clitie, ou l'amour, iamitié ou la re-
connaissance, comédie en vers libres en 3 actes, Florence
(Paris) A. Caillot, 1773, in-&>. Depuis, il n'imprima qu'une
Encyclopédique morale ou code primitif, Bouillon, Bruxelles,
et Paris, Belin, in-12, sorte d'ouvrage pédagogique et d'ail-
leurs fort ennuyeux.
La vie, pour Théis, paraît avoir coulé sans obstacles. Né à
Sinceny (Aisne) d'un inspecteur général des manufactures,
il fit, dit-on, d'excellentes études à la Flèche et ensuite à
Paris, où il se maria. Après avoir, pendant quelques années,
rempli à Nantes la charge de maître des Eaux et Forêts, il
se retira dans une campagne de Picardie, et là, se consacra
tout entier à l'éducation de son fils Alexandre-Etienne-
Guillaume, lequel devint préfet sous le Régime de Juillet, et
de sa fille Constance-Marie, qui, après avoir divorcé d'avec
Pipelet de Leury, ci-devant médecin du Roi, épousa en 1803
le Prince de Saim (1). Théis mourut à Paris en 1796.
(1) Morte en 1843. Elle s'était signalée dès l'âge de 18 ans par des
poésies agréables, et notamment la romance du Bouton de Rose qui
eut une grande vogue dans les salons. Klle laissa une tragédie lyrique •'
Sapho (musique de Martini), qui fut joué au Théâtre Louvois, ainsi
que des cantates, des discours, épitres, etc. réunis sous le titre
d Œuvres Complètes etc, Paris, 1?U1, 4 vol. in-8 . On doit également
plusieurs ouvrages à son frère.
172 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LES HABITS CHANGÉS
Trois merciers allaient à la foire,
Deux desquels avaient leurs moites,
Qui les suivaient à ce que dit l'histoire.
Le maris s'appelaient, l'un Grégoire,
L'autre Camford, et le tiers Jacotiés ;
Les femmes, Babet et Victoire.
C'est tout, si je me suis trompé.
Or, voilà, certain soir, mes gens et leur bagage,
Dans un cabaret de village ;
Le nom du lieu m'est échappé.
On court à la cuisine, on souffle, on se secoue ;
Chambre à deux lits et cabinet
Est le lot du qiiinqne ; l'hôtesse est jeune ; On joue :
L'un attrape un baiser, l'autre embourse un soufflet;
Enfin, le souper vient. On soupe, on se goberge,
Le vin est bon dans cette auberge ;
— « A ta santé Camford! » — « Grand merci Jacotiés. »
— « Eh bien, vous sommeillez, mesdames ?
Au lit, au lit. Par la morbleu, les femmes
N'ont rien de tendre que les pies. »
Et de rire, et chacun d'en conter des meilleures ;
La nape ôtée, il n'était que sept heures.
Jacotiés qui médite un tour,
Propose de jouer ; cartes sont exhibées.
On apporte du vin ; les dames fatiguées
Vont se refaire au lit de leurs travaux du jour.
Camford jouait avec Grégoire ;
Jacotiés regardait et leur versait du vin :
Il buvait et les faisait boire.
Tant il les fit lamper, que mes gars, dit l'histoire,
Ne pouvaient de leur lit discerner le chemin
Tout succédant au bon apôtre,
THÉIS 173
Le voilà gravement qui les prend par la main
Et les conduit aux femmes l'un de l'autre.
Il avait eu le soin de changer leurs habits.
Ceux de Victoire il avait mis
Auprès de sa compagne, et le sire de même
Avait de la Babeau déplacé le paquet.
Ne doutant rien du stratagème,
Outre que le Champagne échauffait leur toupet,
Chaque époux se coucha. L'oracle de Phrygie,
Esope, a prétendu que de l'ivrognerie
Les premiers résultats sont désir, volupté :
Tel qui ne s'en est pas vanté,
Ayant sous le rosier rencontre la couleuvre,
A prouvé cette vérité.
Que Bacchus de l'Amour est le metteur en œuvre :
Au défaut de témoins, notre couple paillard
En fournirait preuve certaine.
Auprès de leurs tendrons mes gars étaient à peine,
Qu'aiguillonnés par le nectar,
Voilà chacun qui se démène.
Les femmes, se dit-on, juraient entre leurs dents,
De voir qu'ils se mettaient aussi tard à l'ouvrage.
Le plus court en tels accidents
Est d'enrager tout bas, si tant est qu'on enrage.
Il est bon d'observer que de nos amoureux,
L'un était très replet, et l'autre entre les deux,
Ni gras, ni maigre. On conçoit bien d'avance
Que lorsque le premier désirait ouvrager
Il fallait que sa femme eût cette complaisance
De se prêter, de s'arranger ;
Trop de rotondité nuit dans telle occurrence.
Camford, élancé comme un daim,
Besognait d'une ardeur extrême,
Et menait la Babet grand train.
Mais de son compagnon il n'en était de même ;
Peine, eflort, travail, tout fut vain.
174 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Faut dire aussi pour sa décharge,
Que la Victoire en ce conflit
Ne fît pas le dû de sa charge ;
Un rien, un oreiller placé bien à profit,
Du gênant embonpoint eût absorbé la marge ;
Mais le tendron n'était instruit.
Ajoutez à cela que de la bonne dame
Le sommeil engourdissait l'âme.
Lassé d'un vain effort, Grégoire s'endormit.
Le lendemain, rempli d'impatience,
Jacotiés chez nos gens se rend en diligence ;
— « Eh bien, mes fieux, levez-vous donc I
Au lit encore ! on ne vit onc,
Jusqu'à quel point, porter la négligence.
Allons debout, il se fait tard. »
— Qui va là ? dit Grégoire, Au diable soit la tête.
De venir si matin nous rompre ainsi la bête.
Est-ce toi, Jacotiés ?» — « Oui c'est moi, gros paillard. »
Ce colloque éveilla nos dames,
Dont les premiers regards, tombant sur les maris,
De frayeur glacèrent leurs âmes ;
Les voilà tout à coup qui jettent de grands cris.
Les époux, à leur tour, considèrent leurs femmes...
Peignez-vous, s'il se peut, l'embarras du quatrain
A la double reconnaissance.
Il fut juré, sacré, maugréé d'importance.
Grégoire était le plus chagrin.
Par soi jugeant de son confrère,
Bien voyait que son front avait eu son affaire ;
Ne l'avoir pas rendu le cas était touchant,
Si fallut-il au sire avaler la pilule.
Victoire, à ce qu'on dit pourtant,
D'acquitter son mari se fit un vrai scrupule.
Auquel cas plus de malheureux.
Jacotiés les servit tous deux.
THÉIS 175
LES POIRES PAYÉES
Auprès d'un couvent de Clairettes,
Un manant avait son taudis.
Un mur le séparait du jardin des nonnettes.
Là croissaient à plaisir les plus savoureux fruits,
Les légumes les plus exquis,
Dont le voisin, par parenthèse,
Voulait se gorger à son aise.
La méthode était simple et commode à la fois.
La nuit, pendant qu'au chœur on chantait les Matines ;
Notre galant en tapinois
S'en allait secouer les arbres des béguines,
Prendre leurs choux, cueillir leurs noix.
Or, une nuit que notre drôle,
Sur les poiriers des sœurs, jouait son petit rôle,
Une jeune et tendre Nonaia,
Que possible l'amour, travaillait en sous-œuvre,
Attirée en ce lieu par le frais du matin,
Du nocturne larron vit toute la manœuvre.
Une autre eût par ses cris réveillé le couvent,
Et mis notre homme fort en presse.
La nonette jugea tel éclat imprudent,
D'autant qu'elle était là sans congé de l'abbesse,
Elle prit son parti, courut au maraudeur,
Qui tout entier à son labeur,
Ne songeait qu'à garnir son grelle.
— « Ah ! je vous prends à nous piller, »
Dit-elle au compagnon, « c'est pour vous qu'on les grotte.
Allons, vite, et sans babiller,
Vuidez ce panier-là... La dose est raisonnable...
Fort bien ; mais ce n'est pas assez,
Et vous aurez pour agréable
De payer les dégâts passés. »
— « Payer, répondit le compère,
« Y pensez-vous, ma sœur? Je suis un pauvre hère,
176 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Je n'ai pas un sou, par ma foi.»
— « Vraiment, mon cher, tant pis pour toi.
Je vais donc en ce cas réveiller notre mère,
Et tu seras pendu. »— « Moi-même ?» — « En plein marché.,.
Tout cela se disait avec certain sourire ;
Le gaillard comprenant ce qu'on voulait lui dire,
Bien, dit-il, branché pour branché,
Je vais donc jouer de mon reste ;
Il faut, autant qu'on peut, adoucir son malheur.
Alors, d'un pas robuste et preste,
Sur les iruits renversés, il renverse la sœur.
— « Puisque mon sort ainsi l'ordonne,
Je mourrai, dit-il à la nonne,
Mais pardieu, vous n'en rirez pas,
Et vous me suivrez à trépas. »
A ces mots, d'un poignard perfide,
Que sur lui toujours il portait,
Du tendron qui se débattait,
Il entama le nonicide ;
La belle fut dure à mourir :
Le sexe est corriacc et tient beaucoup au monde ;
Malgré que sa blessure eût été très profonde,
Il fallut cependant quatre fois la rouvrir.
Du jour la brillante cornière,
Sur son char azuré, ramenant la lumière,
La défunte, et son assassin,
Après s'être embrassés, se quittèrent enfin.
Le manant se hâtait de gagner sa chaumière,
Laissant tous les fruits en tas ;
Quand la gente nonnain s'apercevant du cas,
Elle était bonne autant que belle ;
— « Eh ! voisin, voisin, lui dit-elle,
Attendez donc, vous oubliez,
Prenez vos fruits ils sont payés. »
(Le Singe de La Fontaine, etc., Florence, aux despeiu
des her. de Bocace (sic) 1773.)
L'ABBE BRETIN
Quelques recherches que nous ayons faites, l'existence de
l'abbé Bretin reste aussi fabuleuse qu'il convient à un auteur
se proposant, - tel M. le comte deTressan, et dans la même
époque,— de rajeunir les vieux fabliaux. C'est du moins l'in-
tention qui se voit dans la Lettre à Madame '"% laquelle sert
de préface à 1 édition originale, et où l'abbé manifeste, sur
ses productions, la modestie bienséante à son état : « Je crois
qu'il est à propos de vous prévenir, Madame, que l'on doit
vous adresser un recueil de vieux contes rajeunis et défi-
gurés pour la plupart. C'est un amas de folies et d'absur-
dités qui n'ont pas le sens commun, c'est un ouvrage rempli
de négligences, de vers trop libres, pour ne rien dire de
plus... Vous feriez bien, madame, de renvoyer ces contes
puérils sans les lire... » Quoique tournés fort joliment, ces
contes sont en effet assez libres pour que quelques-uns aient
demandé des cartons aux pages 43-44, 57-58 et 137-138, du
volume qui les contient, sous le litre de Contes en vers et
pièces fugitives, à Paris, chez Gueffier, 1797, in-8^.
Mais, si nous ne pouvons rien dire sur ce mystérieux
ecclésiastique, supposé toutefois que ce nom d'Abbé Bretin
ne soit pas une plaisante mystification, nous saurons affir-
mer que les dictionnaires sont très imprévus, et peut-être
bien inexacts, lorsqu'ils disent après Michaud : « l'abbé
Claude Bretin naquit en 1726 et mourut en 1807. Il avait été
aumônier de Monsieur, père de Louis XVI, depuis Louis XVIII.
Il écrivit un recueil de contes piquants... » A moins que
l'abbé n'ait été aumônier du prince pendant l'émigration, —
ce qu'un biographe, si bien informé de la date du décès, n'au-
12
178 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
rait pas manque de dire, — le nom de Bretin ne se trouve
mentionné dans VAlmauach Royal en aucune année, parmi
les gens qui composaient la maison du comte de Provence.
Faut-il croire, après cela, cette note au crayon que porte
l'exemplaire de la Bibliothèque nationale : « Ces contes sont
de l'abbé Bertin, père du chevalier, mort en 1800? » Lais-
sons plutôt aux romanciers de l'histoire littéraire — car il
n'en manque guère — le soin de nous peindre en pied ce
personnage de légende et d'en conter par le menu les péri-
péties fantastiques.
Entre les conteurs gaillards ou libertins, comme on
voudra, — le personnage dénommé l'abbé Bretin est un des
rares qui n'aient pas laissé de verser dans la scatologie.
Encore en a-t-il usé en homme de goût dans le galant dessein
de faire valoir un spectacle qui paraît l'avoir enchanté sans
cesse. Certains de ses contes avaient paru dans les Elremus
de Mnémosine et autres recueils ultra-légers de son temps.
La plupart ont été réimprimés à Houen, par J. Lemonnyer,
en 1879, à la suite de l'édition du Fond du sac, de Félix
Nogaret.
PLUS QU'ON NE DEMANDE
Que j'aime à voir ces fertiles coteaux,
Qu'un printemps éternel couronne de verdure I
Lieux enchantés, où la belle nature,
Pour nos plaisirs variant ses tableaux
Des dons de Pomone et de Flore,
Et s'enrichit et se décore,
Prodigue de parfums et de fruits tour à tour !
Un limpide ruisseau qui fuit par maint détour,
l'abbé bretin 179
Vient arroser dans sa course légère
Tous les arbrisseaux d'alentour;
Le gazon sur ses bords offre un trône à l'amour,
Et le feuillage un asile au mystère.
Au milieu des bosquets de ce riant séjour,
S'élève un monument de gothique structure :
Un modeste ermitage, où l'adroite imposture
S'engraisse des tributs de la crédulité.
Les pieux fainéants de ce lieu respecté,
Dans leur temple, avec soin, conservent la relique
De... le saint n'y fait rien, dont la vertu mystique
Procure la fécondité.
Dans le couvent on vient de tout côté,
Tant la dévotion ou la sottise est grande.
Aspirant au bonheur de la maternité,
Dame Remonde, un jour, y porte son offrande
Et de l'avis d'un sage directeur,
Pour prier avec elle, elle y mène sa sœur,
Vierge et novice encor, dévote pèlerine.
Son âge ? quatorze ans; son nom ? la belle Aline.
Ne doutons pas que le succès
A tant de zèle ne réponde :
Dieu soit loué ! quelque neuf mois après,
La belle Aline et la dame Rémonde,
Par un prodige au-dessus de leurs vœux,
Accouchèrent toutes les deux.
Dans ses justes soupçons, ne pouvant se contraindre,
Rémonde, furieuse, au prieur va se plaindre.
Ce digne homme l'écoute et réplique soudain :
— x Eh ! pourquoi donc, belle Rémonde,
Lorsque le ciel vous rend féconde,
Pourquoi vous plaignez-vous d'un saint
Qui donne plus qu'on ne demande?
En trouve-l-on beaucoup dans la légende? »
« Comme une autre j'entends raison,
Dit Rémonde au prieur, mais c'est un crime atroce :
180 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Devenir mère avant la noce ! »
— « Allez en paix, dit ce docteur profond,
Le même saint qui rend fécond,
Peut bien aussi rendre précoce. »
L'ENFANT MODESTE
Les bonnes gens de nos villages,
Dans leurs processions, assez grossièrement,
Représentent les personnages
Célèbres de l'Ancien, du Nouveau Testament.
Pour honorer l'Etre suprême,
Gomme l'on peut, on fagote un dévot;
D'Assuérus il ceint le diadème :
Il se croit un grand homme et n'est rien qu'un magot.
Pour égayer ces pieuses folies,
Des filles du canton on prend les plus jolies,
L'une est Esther; on voit Judith un peu plus loin,
Sabre en main, et parée avec le plus grand soin,
Pour séduire Holopherne, et faire sa conquête,
Afin d'avoir l'honneur de lui couper la tête.
Là, Magdeleine en pleurs, au ciel levant les yeux,
Sur la blancheur d'un bras voluptueux
Laisse flotter sa longue chevelure ;
Ce négligé lui fait une belle parure !
Chacun, selon son goût, se choisit un patron ;
L'un sera Barrabas, l'autre le bon larron.
On voit l'apôtre ici; là, c'est l'évangéliste.
De son fils, le pédant, un jour fait Jean-Baptiste,
Comme le précurseur, errant dans le désert,
Son corps, d'une toison, est à demi couvert;
Et crainte d'alarmer les yeux de l'innocence,
Le point essentiel se couvre avec décence.
l'abbé bretin 181
Pour le voiler en son entier,
Faute de gaze on se sert de papier,
Mais avec des rubans de manière on l'attache
Que je défie à l'oeil de rien apercevoir.
— Puisqu'avec tant de soin mon cher père le cache
Ce serait donc pécher si je le faisais voir.
Cet enfant raisonnait juste, sans le savoir.
Un rien met en défaut la prévoyance humaine :
Jean se trouvait placé près de la Magdeleine,
Et pour la contempler, oubliant son agneau,
Tant de charmes sur lui font un effet nouveau,
Qui l'inquiète et le tourmente.
On voit qu'il souffre et s'impatiente.
Le héraut ne sachant ce qu'il peut éprouver :
— « Mon enfant, lui dit-il, qu'est-ce donc qui te gêne? »
— « Si de moi, promptement, n'éloignez Magdeleine,
Mon père, on le verra, le papier va crever. »
LA JARRETIERE
Lise au ton précieux, mais pleine de candeur,
Moi présent, l'autre jour, dit à son parfumeur :
— «Tout le monde se plaint, monsieur, de vos jartières
Je ne puis m'en servir, elles sont meurtrières. »
— « Madame, c'est pourtant ce que j'ai de plus beau ;
Et vous avez eu soin de les choisir vous-même. »
— « Des manchettes, monsieur, elles sont le fléau ;
J'ai vu, depuis hier, déchirer la sixième ;
Vous sentez qu'à la longue, on n'y pourrait tenir. »
— « Cet inconvénient me semble bien étrange.
Ah! madame, je vois d'où cela peut venir. »
— « Quelle qu'en soit la cause, il faut que je les chan e.
— « Cela me paroit juste, et si vous faites bien,
182 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Madame, vous prendrez la jartièreà rosettes;
L'échange ne coûtera rien,
Et vos amis, par ce moyen,
Ne craindront plus pour leurs manchettes. »
(Contes en vers et pièces fugitives,
Paris, Gueffler, 1797.)
PELLUCHON-DESTOUCHES
Un des plus jolis recueils de contes en vers qui aient paru
à la fin du xvnie siècle, Le Petit neveu de Boccace, par M. Pl.-
D , a été quelquefois attribué, (sans doute à cause de la com-
munauté d'initiales), à un certain Aristide Plancher de Val-
court, comédien, auteur dramatique, et finalement utilité
dans la tragédie révolutionnaire, où il participa notamment
à la découverte de l'armoire de 1er. Dans ses Originaux du
siècle dernier, Charles Monselet a prêté à cette attribution son
autorité, d'ailleurs fort légère, d'écrivain spirituel plutôt que
d'historien sérieux. On n'ignore plus maintenant, grâce à la
communication faite au Bulletin du bouquiniste en 1862 par
feu M. Eusèbe Castaigne, de son vivant bibliothécaire de la
ville d'Angoulême, que Le Petit neveu de Boccace, ouvrage
imprimé plusieurs fois et successivement augmenté, est l'ou-
vrage d'un plaisantin de bonne compagnie, Pelluchon-Des-
touches, né à Verrière, près Cognac, d'un assesseur civil et
criminel au siège royal de Cognac (l).Pelluchon ou Pluchon-
Destouches avait été, dit-on ainsi que son père, assesseur civil
et lieutenant criminel au bailliage de Cognac. Il devint, en
1791, l'un des administrateurs du département de la Charen-
te, et mourut président du Tribunal civil de Barbezieux, le
27 janvier 1819.
« J'ai — raconte Eusèbe Castaigne beaucoup connu son
fils, juge d'instruction a Cognac, sous la Restauration, décédé
à Oran sous le gouvernement de Juillet. Il se plaisait, dans
(1) Registres de l'état civil de Barbezieux, 1819.1)écès de Monsieur
Gabricl-Jean-Antoine Pelluchon-Destouches. L'an mil huit cent dix
neuf, le vingt-huitième jour du mois de janvier.
184 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
ses moments de gaîté, à réciter les contes un peu graveleux
de son père, et M. Mauldc, ancien conseiller de préfecture à
Angoulêmc, m'a souvent montré un exemplaire de l'édition
en 3 volumes (1) portant un ex-dono de l'auteur à M. Mauldc
père, collègue de Pluchon-Destouches (sic) dans l'adminis-
tration du département. »
Publié pour la première fois à Amsterdam, chez Arkstée et
Merkus, en un volume in-8»» à la date de 1771, ce recueil ne
tarda pas à être fort recherché. On en connaît plusieurs
réimpressions : Amsterdam, Arkstée et Merkus, 1781, petit
in-8° ; Avignon, 1781, in-8° (illustrée de 2 figures et 4 vignet-
tes de Patas, d'après C.-L. Derais) ; Amsterdam, 1787, 3 vol.
gr. in-8°. C'est à cette dernière édition, publiée sous les ini-
tiales PI. -D., revue, corrigée et augmentée de deux volumes,
que nous avons emprunté les contes qui se trouvent ici.
Déjà, trente et une des compositions de Pelluchon-Destou-
ches avaient été données sous la signature, tantôt de Wille-
main d'Abancourt, tantôt de Plancher de Valcourt, dans les
Drôleries poétiques publiées par les frères Garnier en 1850.
Pelluchon-Destouches, qui était fort jeune lorsqu'il écrivit
ses Contes, s'est parfaitement bien exprimé sur eux dans leur
Préface : « Je n'ai pas le sot orgueil de me croire l'égal de
Boccace ; mais, comme dit La Fontaine :
... Ce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n'y trouvent à glaner.
Ce n'est point non plus pour les gens graves que j'écris.
Quel charme aurait pour eux une bagatelle qui n'est faite que
pour la jeunesse? Plaire, amuser un instant,voilà toute mon
ambition ; si je puis y parvenir, mon but sera rempli.
La poésie de ces contes est facile et négligée ; elle sent un
(1) Il s'agit de l'édition d'Amsterdam, la plus complète de toutes.
PELLUCHON-DESTOUCHES 185
peu le désordre ; c'est une femme du jour à sa toilette, peut-
être la première : heureusement que dans ces sortes d'ou-
vrages, on ne juge pas la Poésie à la rigueur; comme on ne
iuge pas à la rigueur une jolie femme à son réveil ; quant
aux tableaux, on pourrait me reprocher que sans avoir la
beauté, la légèreté des grâces, ils en ont la nudité ; j'a1
cependant tâché de les ombrer d'une gaze légère, mais je
l'avoue, cette gaze est bien claire. Peut-être auraient-ils
gagné a être présentés dans un jour plus éloigné. »
LE TROU DE SOURIS
A raison de certaine enflure
Qui dans trois mois disparaîtra,
Ainsi, gentille créature
Et figurante de l'Opéra,
Demandait l'autre jour un congé. . . — « Pauvre sotte !
Lui disait la jeune Lolotte :
Comment diable t'arranges-tu ?
Tu m'as connu cette Eminence
Avec laquelle j'ai vécu
En assez bonne intelligence
Pendant six mois... » — « Sans doute. Hé bien ? »
— « Eh bien, à son départ pour Rome
J'eus un Prélat italien.
Le Monsignor, sans m'en témoigner rien,
Au bout d'un an me vit donner la pomme
A ce noble Vénitien
Que débusqua bientôt son majordome.
Ils m'ont tous fait... ce que nous fait tout homme
Qui nous est joint par le plus doux lien ;
Mais point d'enfans, ma chère, et voilà comme
Doit se conduire une fille de lien.
186 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Mais des enfans ! Fi donc ! je ris de ta sottise ;
En voilà trois depuis deux ans ..
Mais parmi nous, il n'est petits ni grands
Que ton enflure ici ne scandalise. »
— « Je le crois, dit Mimi, ton ami est fort bon,
Mais de mon accident je ne suis point surprise ;
Souris» qui n'a qu'un trou, dit-on,
Ma bonne amie, est bientôt prise » (1).
LA MEPRISE (1)
Un batelier, non pas à barbe grise,
Ains au contraire assez beau jouvenceau,
Près de Margot, poissarde bien apprise,
S'insinuait un jour dans son bachau.
S'insinuer, comme a dit La Fontaine,
C'est proprement semparer des tétons.
Il s'en empare, et plus bas, à tâtons,
Va boire un coup à la fontaine,
Source d'amour. Soit hasard, soit dessein,
Au lieu de suivre, ainsi qu'il est d'usage,
Le bon sentier, le sentier d'abordage,
Le drôle enfila le voisin :
Sur quoi, Margot se récriant soudain ;
- « Eh ! dis donc, chien ! c'n'est pas sti-ci, c'est l'autre,
Tu prends saint Pierre pour saint Paul. » — « Eh ! putain !
Tu prends ton cl pour un apôtre? »
(1) Ce mot a été attribué à Sophie Arnould.
(1) Traité par Vasselier (Contes, Londres, 1800) : L'apostolat.
PELLUCHON-DESTOUCHES 187
LE CAS DE CONSCIENCE
Dame Calliste, aux pieds du père Hilaire,
De ses péchés disposant le fardeau,
Versait des pleurs, et lui disait: — Mon père !
Vous me voyez tremblante et toute en eau,
Sur certain cas dont il me reste à faire
Aveu naïf et pour moi tout nouveau.
Très bien savez que l'usage autorise...
Que dis-je? usage ! Eh ! vous-même à l'église
Traitez le don d'amoureux merci
Comme un tribut que femme bien apprise
Doit à son chef, en disant grand'merci.
Aussi, depuis qu'un heureux hyménée
A mon époux a joint ma destinée,
J'ai satisfait au plus doux des tributs
Avant-coureur du plaisir des élus.
Mais combien l'homme est pervers, et volage !
Entrelacé dans mes bras caressans,
Comme on le doit, pour flatter tous les sens
Pour l'ordinaire, il m'offrait son hommage.
Là, bouche à bouche, enchaînés, confondus,
Portant l'ivresse en ses sens éperdus,
Je recueillais ses soupirs au passage.
Ce tems n'est plus. Monsieur veut raffiner.
Et sans pudeur, hélas, me fait tourner
Ce que des Dieux le monarque suprême
Dans Ganymède admirait, ce dit-on ;
Ce que souvent, sans être son giton,
Montre au régent un morveux de sixième. »
- « Eh! dites-moi, reprit le Révérend,
Dans quel pertuis fait-il la douce affaire?
Est-ce devant, ou si c'est pas derrière? »
— « Que dites-vous ? poursuit en se signant
La pénitente. .. Oh ! par devant, mon père;
188 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Et c'est toujours dans le vase ordinaire
Que l'arrosoir... » — « En ce cas, mon enfant,
Vous y gagnez, reprend le père Hilaire,
Et le scrupule, ici, n'est que chimère.
Saint Paul a dit que femme ayant époux,
Doit se soumettre au caprice de l'homme;
Et puis, d'ailleurs, de quoi vous plaignez-vous ?
Vous le voyez : tout chemin mène à Rome. »
LA POIVRIERE
Pour aller à la comédie,
Un peintre, excellent compagnon
Et plein d'esprit (on le nommait Sfumon),
Donnait le bras à la vieille Emilie
En négligé même assez indécent.
Près d'eux passait en cet instant,
Par cas forfuit, certaine Actrice
Aux gros tétons, mais tant soit peu pendans,
Et qui, dit on, faisait à ses amans,
Certain cadeau dont la rime est en isse.
— « Quelles salières ! voyez doncl »
Dit tout bas la prude douairière.
« Bon! ce n'est rien, lui répondit Sfumon;
Si vous voyiez la poivrière ! »
PELLUCHON-DESTOUCHES 189
L'EPOUX NOURRICE
Un jour la jeune Vermeille
Nommait son mari, maman.
— « Pourrait-on, tendre fanfan,
Lui dit Damis à l'oreille,
Savoir pourquoi votre époux
Est ainsi nommé par vous ? »
— « Mais c'est tout simple, dit-elle.
— « Bon ! vous voulez plaisanter. :
— « Point du tout, reprit la fille;
Car si maman je l'appelle,
C'est qu'il me donne à têter. »
FELIX NOGARET
Félix-François Nogaret, l'auteur du Fonddusac et de F Ans-
ténète français, naquit à Versailles le 4 novembre 1740, de
Louis Nogaret, officier du Roy (1) et de Marie-Jeanne Chau-
deron de Villeneuve, son épouse. Il était le cadet de deux
frères, dont l'aîné, Armand-Frédéric-Ernest, nécn 1734, après
avoir obtenu, par la protection de La Vrillière, une pension
du Roi de 13.500 livres, acquis la charge de trésorier-général
du comte d'Artois, constitua à Paris une galerie de tableaux
célèbre en son temps, fut impliqué dans la poursuite crimi-
nelle intentée en juillet 1780 contre les comptables du comte
d'Artois, et sombra misérablement, quoiqu'un arrêt du
26 juillet 1783 l'eût déchargé d'accusation. Félix-François,
âgé de quinze ans, débuta petit commis chez ce noble frère.
Il y fit un service fort médiocre, s'il faut en croire une lettre
adressée par celui-ci, le 23 juin 1763, à M. Mariette, l'amateur
d'art, où sont déplorées « une inconduite qui mériterait pu-
nition, une paresse, source de tous vices, et une indocilité
qui révolte ». Le jeune employé n'en fut pas moins attaché,
quelque temps après, aux bureaux de M. de Saint-Florentin,
avec d'assez beaux appointements, et, s'étant marié le 2 oc-
tobre 1769. avec la fille d'un Auvergnat enrichi dans la bon-
neterie, se trouva tout à fait en situation de consacrer ses
loisirs aux Neuf Pucellcs
(1) Louis Nogaret était chef du gobelet de Louis XV, emploi qu'a-
vait aussi tenu le grand-père du poète. Il fut également secré-
taire du comte de Saint-Florentin. Nous empruntons tous ces détails
à l'intéressante étude publiée par M. P. Fromageot dans la Revue de
l'histoire de Versailles de février et mai 1904.
FÉLIX NOQARET 191
Nogaret, toutefois, ne sacrifia pas tout d'abord à celle quia
nom Erato. Il se prit, à l'imitation de son ami Cubières, lequel
préparait un savant in-tolio sur les mœurs et amours des Coquil-
lages, d'une passion généreuse pour la malacologie. On le vit
aussi, plusieurs années durant, grand ornithologue. C'est-à-
dire qu'il avait empli ses tiroirs de débris marins et ses éta-
gères d'oiselets empaillés. Dans ces dispositions, il imprima
en 1770 une Apologie de mon goût 1) dédiée à M. le comte de
Buffon, ouvrage baroque, mais qui n'en valut pas moins à
son auteur d'élogieux articles dans le Journal des Connais,
sauces humaines, dans le Journal des Beaux-Arls,et l'honneur
inappréciable d'être associé aux Académies de Marseille et
d'Angers.
Il faudrait ignorer les plaisanteries qui se font au sujet de
maints coquillages dans les pays maritimes, pour ne pas sen-
tir la transition toute naturelle du malacologue au poète ero-
tique. Sous l'anagramme de Xanferligole, Nogaret mit au jour
en 1776 un recueil moitié prose, moitié vers, Les Vœux des
(Cretois, histoire renouvelée des Grecs, où, après avoir établi
que dans la vie humaine la somme des plaisirs l'emporte sur
celle des douleurs, l'écrivain publiait, apparemment à l'appui
de sa thèse, un certain nombre de contes légers et tournés
avec facilité. Le succès de cette seconde partie détermina
dans la voie galante notre Nogaret, lequel, entre tous les con-
teurs du xvme siècle, fait cette exception fâcheuse qu'il n'é-
crivit pas moins en ce genre par amour du lucre que par
goût personnel du libertinage. Il est vrai qu'il en donna une
excuse patriotique dans V Introduction du recueil publié en
1779 (2 parties in-8") à Venise, chez Pantalon Phèbus, Le
Fruit de ma quête ou l'ouverture du sac, recueil qui contient
ses meilleurs contes : « Tout coupable que je suis, dit-il, je
mérite peut-être quelque indulgence. Je suis de la famille
d'Œdipe. Fales nolentem trahunt. Toute la différence qu'il y a
(1) Apoloyie de mon goût, épilre en vers sur l'Histoire naturelle.
A Paris, chez Couturier, 1771, 1 vol. iu-8".
192 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
entre les effets de son étoile et de la mienne, c'est que Laïus
mourut du trait qui le perça et que la renaissance des êtres est
le résultat des traits que je décoche. » Aussi bien, l'Ouver-
ture du sac ayant réussi en un volume, le conteur donna
l'année suivante le Fond du sac, en deux volumes (1) bientôt
suivis de trois autres sous le titre de YAristenète français.
Cette fois, il paraît qu'on s'émut, et que l'éditeur Cazin fut
menacé de la Bastille. Ce fut la gloire pour Nogaret. M,ne
la comtesse d'Artois en fit son bibliothécaire, et lorsque
parurent les Quarts d'heure d'un joyeux solitaire et Y Are tin
français(2), son nom se trouva tout indiqué pour l'attribution.
Nogaret, disons-le, se défendit d'en être l'auteur, mais sans
doute le succès de ces livres l'invita-t-il à perfectionner sa
manière : après avoir traversé la Révolution (nous allons voir
avec quelle vertu, quel patriotisme, et aussi quelle effron-
terie), il fit à l'édition des Contes en vers de Félix Nogaret,
publiée par lui en deux volumes in-8°, l'an VI, à l'âge de
cinquante-huit ans, des additions tellement scabreuses que
la police de Vienne, dont la tolérance est pourtant connue,
tient encore le livre à l'index. Voici comme il s'en expliqua
dans une Epître à Palissot :
Ma plume un peu libre m'exclut
De toute illustre Académie,
Et me conduit à Belzébuth ;
Mais..., un sourire d'Aspasie,
Je le préfère à mon salut I
Enfin, soit sagesse ou vertige,
Je laisserai là l'Institut (3)
Pour le boudoir de Callipyge.
(1) Pour la description de ces deux ouvrages nous renvoyons le
lecteur à notre Appendice.
(2) Le Fond du sac, ou restant des babioles de M. X... Venise,
1780 et 1782, 2 vol. in-8' ; nombreuses réimpressions.
(3) M. Fromageot place cette épître en 1782. Il est évident qu'elle
est postérieure à 1705.
FÉLIX NOGARET 193
L'attitude de Nogaret devant la Révolution fut celle de tous
ses compatriotes. Alors que profitant plus que quiconque des
« abus » de l'ancien régime, le Versaillais, semble-t-il, eût
dû être le dernier à s'insurger, il entra au contraire, dès le
début, avec une fureur sanguinaire, dans le parti de la Révo-
lution. Nogaret, que sa chétivité exempta de la garde natio-
nale, ne put participer ni aux tueries de la rue du Vieux-
Versailles, ni au massacre des prisonniers d'Orléans. Mais
il compensa son inaction par la violence de son langage.
Il trouve, dès janvier 1790, « qu'on va comme des tortues ».
En mars il invoque, tel Marat, le nom sacré de Brutus, il
déclare infâmes les « adorateurs extatiques du pouvoir
absolu ».
L'esclave a disparu ; c'est le dieu qui raisonne, dit-il dans
la langue d'Apollon. Car la poésie va être la fonction de
Nogaret, à défaut du service en armes. Interrogée l'an II sur
notre personnage, la 6e section de Versailles fit la curieuse
réponse que voici :
Etat avant la Révolution : commis.
Etat depuis la Révolution : poète pour chanter la Révolution.
Ouvrages de sa composition: hymnes et ouvrages pour la liberté.
Quelles fonctions il peut exercer: la poésie.
Et il s'en acquitte avec un zèle tout patriotique. On trouve
dans les procès-verbaux des séances de la Convention qu'il
lui a fait hommage : le 12 frimaire an II, d'une Cantate à VE-
lernelt destinée à être chantée dans le temple de la Raison ;
le 5 nivôve an II, d'un Cantique de louanges à l'Etre suprême;
le 7 nivôve an II, d'un Hymne patriotique ; le 28 prairial an II,
d'une Profession de foi républicaine et d'un Nouveau Pater;
le 29 brumaire an III, d'un Cantique décadaire, etc., etc. Ces
pièces cléricales sont pour le culte officiel de la République
une et indivisible. Voici, à côté d'elles, des compositions d'in-
térêt local : Y Appel aux Nations, chant héroïque mis en musi-
que par Giroust, autre versaillais; une Scène guerrière, pour
les citoyens gendarmes ; une Invocation pour la plantation
13
194 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
d'un arbre de la Liberté; le Bon Conseil, strophes, pour la dis-
tribution des nouvelles bannières des sections ; la Forfan-
terie aux abois, couplets héroïques, chantés dans la grande
fête où se célèbre la reprise de Toulon ; les vainqueurs de
Fleurus à la postérité, récit héroïque à grand orchestre, et
pour finir la Ronde des Versaillais avec musique de Giroust,
qui eut le pouvoir de mettre en mouvement, dit la relation
officielle, le représentant du peuple Crassous, le maire de
Versailles, les trois citoyennes, peu ou point vêtues, person-
nifiant la Liberté, l'Egalité et la Fraternité, si bien qu' « à
chaque refrain, hommes, femmes, magistrats, soldats, ins-
tituteurs et institutrices, se tenant par la main, dansent, et
mêlent leur voix à celle des musiciens ».
Qu'on n'imagine pas néanmoins, sous ces manifestations
ferventes, d'autre désir que celui de flatter les puissances
du jour. La population de Versailles, composée en grande
partie de domestiques, fut révolutionnaire pour les mêmes
raisons qu'elle avait été monarchiste, et que depuis elle
devint bonapartiste, légitimiste et orléaniste : pure habitude
de la servilité. A peine le « Héros », au 18 brumaire, s'est-il
emparé du pouvoir, que Nogaret lui adresse des « vers héroï-
ques, les plus voisins peut-être de la sublimité » :
De quelle essence est ce grand homme
Qui ne permet pas qu'on le nomme,
Et qui, né pour dicter des lois,
Détrône le Superbe et devient Roi des Rois ?
Ennemis de son diadème,
Il nous a terrassés et je le vois debout 1
Il embrasse le globe, il est présent partout...
On le croirait un Dieu lui-même.
Du coup, l'on en fit un censeur. Déjà le ministre de l'Inté-
rieur, François de Neufchâteau, l'avait, en 1798, commis à la
surveillance des fêtes décadaires et cérémonies civiques
célébrées dans les ci-devant églises, devenues Temples de la
FÉLIX NOGARET 195
Raison, de la Paix ou de la Victoire (1). Nogaret, dans son
nouvel emploi, mit tout le zèle dont nous le savons capable.
Le nom de Dubois ayant été donné, dans une comédie, à un
valet fripon, il le fit supprimer, par respect pour le préfet de
police Dubois, et dit là-dessus à quelqu'un qui l'en plaisan-
tait : « Si le ministre me renvoie demain avec un coup de
pied au cul, me rendrez-vous ma place? » Il adressa au mi-
nistre un long rapport tendant à retirer Tancrède et Tartufe
du répertoire du Théâtre Français : Tancrède, parce qu'on y
voit un proscrit rentrer dans sa patrie sans en avoir reçu
l'autorisation du gouvernement ; Tartufe, pour ne pas déplaire
au clergé, «le Concordat nouvellement établi ayant pour but
d'étouffer tous motifs de discorde qui pourraient naître du
pouvoir spirituel en contact avec l'autorité civile ». « Quel
galimatias ! s'écria, dit-on, Bonaparte. Il faut que ce monsieur
soit bien bête! Comment se nomme-t-il? C'est une place
d'inspecteur à la halle qui lui convient! » Le Premier Consul,
en effet, attachait une grande importance à la censure. Non
seulement il exigeait de ses employés les habituelles apti-
tudes policières, mais il les voulait capables de faire aux
manuscrits des corrections littéraires. Le 22 pluviôse an xi,
le Préfet du Palais, Fontaine Cramayel, écrivait à Nogaret :
« S'il est essentiel que les ouvrages dramatiques ne choquent
point le gouvernement, il l'est également qu'ils ne choquent
ni la raison ni le bon goût, mais, pour le premier objet, nous
avons la voie de l'autorité; pour le second, nous sommes
réduits à celle du conseil. Je vous engage donc à joindre vos
efforts aux miens pour amener les comédiens, et, s'il est
possible, les auteurs, à un meilleur choix d'ouvrages. Je
crois même devoir vous avertir que le Premier Consul met
beaucoup plus d'importance qu'on ne croit a ceux qui sont
(1) On avait signalé au ministre que dans le faubourg Saint-Ger-
main, de mauvais plaisants se permettaient, à l'occasion de la célé-
bration des mariages, de faire jouer pur l'orchestre des airs de
circonstance, de les applaudir et de les bisser à grand bruit.
196 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
présentés au théâtre Feydeau, théâtre qu'il regarde comme
essentiellement national, parce qu'il observe avec raison que
c'est celui dont le répertoire est le plus habituellement joué
dans les départemens. Il est donc à souhaiter, tant pour la
gloire de la nation que pour l'esprit public, que ce réper-
toire soit le meilleur possible. » En conformité de quoi
Nogaret écrivait à Raynouard, au sujet de sa tragédie des
Templiers : « Le permis qui vous est accordé est conditionnel,
jeveuxvousdirequevousn'cn jouirez qu'autant que vous vous
conformerez au vœu de M. le Premier Chambellan, qui m'a
chargé de vous proposer la modification de quelques pas-
sages... ». Le conditionnel est exquis; il aide à comprendre
pourquoi le prince de Ligne surnommait Napoléon : Brouil-
lon /er.
Les événements de 1815, qui firent perdre sa place au vieux
Nogaret, réveillèrent en son cœur des sentiments royalistes.
Il adressa des épîtres en vers au duc Decazes et au roi
Louis XVIII, qui lui octroyèrent quelques gratifications. En
1824, l'auteur du Cantique décadaire, imprime un Bouquet au
Roi, une Prière du chrétien, se proclame le « doyen des gens
de lettres » et fait valoir ce titre à la bienveillance du nou-
veau roi Charles X, en lui rappelant les anciens services de
sa famille auprès du comte d'Artois. Mais il paraît bien qu'en
cette circonstance, le roi Charles X ait oublié avec désinvol-
ture les obligations du comte d'Artois. Sourd, et à demi
aveugle, le malheureux Nogaret se vit, à plus de quatre-
vingts ans, réduit à vivre d'expédients. Il n'en continua pas
moins à rimer, et notamment à prendre parti dans la que-
relle romantique, par un Dernier soupir cfun rimeur de 89 ans
ou versiculets de Nogaret (Félix) sur la métaphysico-neologo-
romanticologie. En 1830, nouvelle diatribe : LŒuf frais ou
Erato gallina puerpera, petit conte en guise de préambule au
dialogue ci-après : Les soleils éclipsés, prononcé du vieux clas-
sique Aristenète sur les productions ténébreuses de M. Victor
Hugo. Cette fois c'était bien la fin. Nogaret mourait à Paris
le 2 juin 1831, dans sa quatre-vingt-onzième année.
FÉLIX XOGARET 197
Tel qu'il fut, Nogaret a écrit des contes plaisants, fort
littéraires, et que Palissoî, dont, il est vrai, l'autorité n'est
pas très grande, trouvait supérieurs à ceux de Vergier par
leur gaieté franche et leur finesse d'expression. Un des mé-
rites de Nogaret est qu'il est l'inventeur de la plupart de ses
contes.
L'ABBESSE ET UN VOLEUR
Sur un baudet une gentille abbesse,
Pour sa santé se promenait un soir,
A quelques pas de son triste manoir.
Elle chantait, bannissant la tristesse,
Couplets d'amour avec gentil refrain,
Quand un voleur se présente, et, soudain :
— « C'est bien chanté, dit-il ; mais il me faut la bourse. »
La belle garda son bon sens.
Certain hochet qu'elle portail en course,
Dieu de velours connu dans les couvens,
Dans ce péril lui fut une ressource.
L'abbesse, dit-on, s'en servit
Comme d'un pistolet, tout prêt à faire flamme,
C'était bien avisé : mais le voleur le vit.
Le drôle en rit sous cape, et lui dit : — « Sainte dame,
Recommandez à Dieu votre àmc ;
Vous allez périr sous.. . » L'arme dont il s'agit
Se devine aisément : le coquin la produit,
Prêt à percer la belle tout à l'heure.
— « Ou l'argent ou la mort : choisissez, beau bijou ! »
— « Jésus, mon Dieu, le dangereux filou I
Frappe, dit-elle, que je meure,
Plutôt que de donner un sou. »
r.ONTKS i:T CONTKI HS (1MLLAHDS
TURCARET
Mons Turcaret, chez certaine Vénus,
Fut payé net : il eut pour ses écus,
Tout le présent que nous légua Christophe.
Mons Turcaret, qui n'est brin philosophe,
Désespéré, maudissait maint docteur
Du fer tranchant menaçant son honneur.
Voyez Linceul, c'est l'aigle de la ville,
Lui dit quelqu'un témoin de sa douleur.
Cet autre arrive. — « Hé! bonjour, homme habile!
Regardez-le ; . . . trouvez-vous du danger ;
Dites : j'ai vu vos Fratrer à la file
Tous sont d'avis qu'il le faut abréger!. . »
— « Ah ! les bourreaux ! ce n'est pas nécessaire. »
— « Bon : grand merci, mon cher monsieur Linceul.
Dites-moi donc : eh bien ! que faut-il faire ? »
— « Rien : dans deux jours il tombera tout seul. »
L'EAU DES CARMES
Frère Luce de Besançon
Peut passer pour une merveille,
Il sert Bacchus et Cupidon ;
Il a du poil noir au menton,
De très beau rouge à chaque oreille,
Et sur le nez un gros bourgeon.
Hier, chez la veuve Toinon,
Il alla porter sa bouteille..
Toinon dormait ; il la réveille.
Elle était de couleur citron
FÉLIX NOGAKET 199
Pour l'avoir attendu la veille.
Ce qu'il avait dans un flacon
Il le verse et la rend vermeille,
Et puis lui dit : — « Adieu Toinon. »
On voit que le moine félon
La veille, de plus d'un tendron
Avait inondé la corbeille :
De qui la veuve ayant soupçon,
Lui dit : — « Demain, frère Luçon,
Apportez-en de la pareille.
Et prenez bien garde au bouchon. »
ROULE TOUJOURS
Certain époux (jongleur incomparable)
Jouait au mieux de tous les instrumens,
Fors un ; et celui-là, c'est le plus agréable.
En compagnie il était adorable,
Il enchantait, on vantait ses talens :
Rentré chez lui, plus d'applaudissemens ;
Au jeu d'amour, il était insolvable ;
Et sa moitié, qui passait mal son temps
Soir et matin donnait l'Orphée au diable.
Depuis trois mois qu'on l'avait mise au lit
Avec cet homme, ou faible ou mal construit,
Elle enrageait ; c'est dire que la belle,
Après trois mois d'un long et vain déduit
Quoi qu'elle eût fait, était encor... très belle.
Elle en parla : chacun vint ; un galant
Des mieux tournés joua de la prunelle,
Et fut admis à témoigner son zèle.
L'item était de trouver le moment ;
200 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Car le mari, toujours en sentinelle,
A leur bonheur, mettait empêchement.
Un soir pourtant que le nigaud s'applique
A composer un morceau de musique,
(Morceau divin, qu'il chante en griffonnant),
Et qu'à sa table il est posté de sorte
Qu'il tourne maladroitement
La face au jour et le dos à la porte,
L'amant arrive : il est incontinent
Conduit, caché dans une garde-robe
Sans qu'on s'en doute ; un long ajustement,
Robe ou manteau se trouvait là pendant,
Un grand fauteuil est placé par devant :
Cet attirail à l'Argus le dérobe.
La nuit venue et le couple couché,
L'époux ronflait sans avoir déniché
L'hymen honteux au fond de sa cellule.
La dame alors, son époux éveillant...
L'éveillant ! oh ! le fait est surprenant,
Dira quelqu'un : la sotte : hé, par Hercule !
Il fallait sans mot dire, aller trouver l'amant.
Oui ; mais le bruit qu'on fait en se jouant
Pouvait frapper le conduit acoustique,
Très délicat, d'un faiseur de musique,
Et d'un jaloux... qui, volontiers feignant
De se livrer au pouvoir narcotique
Mieux que pas un connaît d'où vient le vent.
Or, écoutez comme on nous en revend !..
En fait d'astuce, une femme est unique.
Celle-ci donc, son époux éveillant,
Feint qu'au bas-ventre elle sent la colique.
— « Je vais dit-elle, au cabinet céans,
Mon bon !.. mais il fait noir ; j'ai peur des revenans. »
— « Eh bien ?» — « En pareil cas le bruit seul me rassure,
S'il vous plaisait jouer d'un instrument. »
FÉLIX NOGARET 201
— « Oui-dà; duquel? » — « Héraais... du plus bruyant.
Du tambour ; et tenez, poursuit la créature,
Qui, sans clarté, feint d'aller tâtonnant :
Je le tiens, le voici, battez fort ; battez-en
Sans intervalle ; allez toujours roulant ;
Cependant sous la couverture
Tenez vos pieds chaudement. »
L'expédient plus fort à la mazette,
— « Donne », dit-il ; il prend chaque baguette,
Et le voilà qui, sur son instrument,
Fait tant de bruit que Jupin, en tornant,
N'aurait pas grondé davantage.
Déjà la dame est avec son amant ;
Le fauteuil sert, et le combat s'engage.
Sans se gêner le galant agissait ;
Car de son mieux le mari le servait,
Narguant les morts par son affreux tapage,
De son côté, la dame se prêtait...
Dans cet accord, adieu... fleur du bel âge ;
L'heureux amant l'enlève, et se fait jour...
La dame jette un cri. L'époux dit : — « Et, mamour !
Qu'est-ce donc ? As-tu peur ?» — « Non, répond la finette :
J'imaginais que la baguette
Venait de crever le tambour. »
LA BAGUE PERDUE ET RETROUVEE
Dans la maison d'un vieux jaloux
Qu'avaient quitté Vénus, et l'Amour, et Priape,
Un marquis fréquentait, et faisait les yeux doux
A sa gente moitié qui mordait à la grappe ;
202 CONTES ET CONTEURS OAILLARDS
Si qu'il pouvait compter sur son consentement.
C'est beaucoup : toutefois ce n'était rien encore ;
Car il restait à trouver le moment,
Amour peut tout ; amour le fit éclore ;
Et je vais vous conter comment :
La dame avait un diamant
De très belle eâU, d'un prix... tel qu'un Cassandre
Y devait mettre, en dédommagement
Du doux plaisir, de l'amour vif et tendre
Qu'il ne pouvait montrer que rarement.
Un jour, la belle étant à sa fenêtre,
Le mari dans l'appartement,
Le marquis avec eux, elle pense à l'instant
Que son argus les quittera peut-être,
Si, tout à coup, elle fait le semblant
D'avoir perdu son diamant.
— « Ma bague de mon doigt vient de tomber, dit-elle
Je crois la voir là-bas,... dans la salle,... au jardin. »
Le marquis dit : — « J'irai la chercher en vain ;
Car, sur ma foi, j'ai la visière telle
Qu'en plein midi je n'y vois quasi rien. »
Lors le barbon (tout barbon est avare !....)
Sur son gros vilain nez camiis
Enfonçant sa double lunette,
Descend en hâte, et cherche, et trouve place nette ;
Bien qu'à tous les saints il promette
Des messes et des oremus.
Sa femme cependant l'anime et l'encourage.
La fenêtre lui sert d'appui.
Derrière elle un rideau ferme à l'œil tout passage :
Mon jaloux ne voit qu'elle, elle ne voit que lui...
Ainsi caché, le galant personnage
Le beau marquis, à cette heure à l'ouvrage,
Fait le devoir. . porté... non pas comme un mari.
FÉLIX NOGARET 203
Ains employant le revers de la page,
Et je crois bien n'y laissant aucun pli.
Lors à l'époux, dont la vue éprouvée
Mais sans succès, s'exerce encor là-bas,
Cherchant la bague et ne la trouvant pas,
La dame dit (toute chose achevée) :
— « Venez, mon cœur, le marquis l'a trouvée. »
GERONTE A SA SERVANTE
On sait comment le bonhomme Géronte
Perdit son vin; maint auteur le raconte :
J'ai lu le texte, et je puis, Dieu merci,
Par passe-temps le raconter aussi.
Le vieux Géronte avait une feuillette
D'excellent vin, que pour de fins gourmets
Il réserva quand il en fit l'emplette.
Chiche d'ailleurs, il avait pour recette
Qu'on dîne mal avec les meilleurs mets,
Quand par-dessus on boit de la piquette;
Mais qu'un fin vin dispense des apprêts.
Bref, en ce point, il était honorable.
Arrive un jour, comme il était à table,
Un sien ami. — « Vous venez un peu tard,
Dit-il, mon cher, vous ferez maigre chère :
Je n'ai pour tout, rien que ces pois au lard.
Pris de si court, je ne saurais mieux faire :
204 CONTES BT CONTEURS GAILLARDS
Tâtez pourtant de ce mince ordinaire;
Pour réconfort vous boirez du nectar.
Or sus, Margot, prenez de la lumière,
Le panier, le toret, la canellc, un flacon. »
Cet ordre là fut un coup de tonnerre
Pour Margoton; l'avide chambrière
Lampait ce vin qu'elle trouvait fort bon ;
Elle en buvait chaque jour de façon,
Que pour lors il n'en restait guère.
11 faut pourtant obéir au barbon.
Elle paraît, la friande commère,
Tenant en main l'attirail nécessaire.
— « Bon ! » dit Géronte. Il se lève et la suit.
Dans le caveau d'abord, par manière d'acquit.
Du revers de l'index Géronte heurte la tonne.
Sous son doigt décharné la futaille résonne !...
Il s'arme du foret; ô dernier rabatjoie !
Le tonneau frappé rend un son
Tel que fit le cheval de Troie
Sous la pique de Laocon.
— - « Quoi ! mon vin s'est enfui ! Eh, de quelle façon ?
Et comment? Et par où? Monte un peu Margoton,
Sur le tonneau; regarde là du long;
Examine le fond tourné vers la muraille :
Quelque cerceau, peut-être, aura pu se lâcher. »
Voici Margot sur la futaille,
Tête bas, croupe haute, et feignant de chercher,
Lanterne en main, s'il n'est rien là qui baille,
Croyant bien Géronte abusé.
Géronte, à deux genoux, vers le fond opposé,
Dessus, dessous, promène sa lumière,
Le tout en vain. A la fin le barbon
Relevant en l'air le menton,
Fort à propos rencontre le derrière
De Margot, qui pour lors se penchait de manière
Qu'on voyait tout sous le jupon.
FÉLIX NOGARET 205
Au spectacle qui l'enchante,
Géronte, à demi consolé,
Dit : — « Bon ! Margot, je vois la... fente
Par où mon vin s'en est allé » (1).
(1) Cette pièce, dont on trouve une des premières versions dans
le Recueil de Poésies diverses du sieur D'" (Le Fausset), a été reprise
par bon nombre de conteurs, entr'autres par d'Aquin de Chateau-
Lyon, Legier, etc. Les quarts d'heures d'un joyeux solitaire (attribué
à L. Sabatier de Castres), en accueille en outre une leçon nouvelle
sous ce titre : La Servante excusée.
BEAUFORT D'AUBERVAL
« Le 22 avril 1764, je suis entré dans le monde par la porte
ordinaire, et je m'inquiète aujourd'hui fort peu par quelle
porte j'en sortirai. . . Ma naissance est un enfantillage, ma vie
un roman... Je suis le fils d'une actrice fameuse par sa
beauté, ses talens, et surtout la bonté de son cœur. Le pre-
mier théâtre de Paris, de l'Univers, l'ancienne Comédie fran-
çaise, fut son berceau, le mien, celui de sa gloire, de ses
plaisirs, de sa fortune et de ses malheurs... On jouait la tra-
gédie des Horaces; ma mère faisait le rôle de Camille : la
superbe imprécation de a Rome, l'unique objet de mon res-
sentiment! » pillée par Voltaire et tant d'autres, avança de
quelques jours ma naissance, et pronostiqua les malheurs
qui devaient la suivre. Après avoir porté la terreur et la
pitié dans l'âme des spectateurs, en prononçant avec force
les vers suivants :
Puissè-je
Voir le dernier Romain à son dernier soupir;
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir î
ma mère accouche et se roule dans le trou du souffleur.
« Le spectacle fut interrompu, comme on peut le croire.
Plusieurs spectatrices me voyant venir au monde d'une
manière aussi tragique, accouchèrent subito à force de rire.
La salle de comédie ressemblait à l'amphithéâtre de Saint-
Côme; le cours de morale fut fermé, celui des accouche-
ments fut ouvert, et je puis dire que jamais naissance de fils
BEAUFORT d'AUBERVAL 207
d'Empereur ou de Roi ne fit plus de bruit que la mienne. »
Ainsi débuta dans le monde, et même sur les planches,
Alphonse-Aimé de Beaufort d'Aubcrval, comédien, poète,
auteur dramatique et même directeur du théâtre de la Mon-
naie, à Bruxelles, en 1818, s'il faut en croire l'exorde de
VEnfant du Trou du Souffleur, sorte de roman autobiogra-
phique, où du reste le merveilleux abonde, publié à Paris,
chez Petit, Maradan et Pigereau, l'an xi, en 2 volumes in-12.
Le récit de cette naissance, cela va sans dire, est une fan-
taisie entre mille autres. Rien, que nous sachions, ne vient à
son appui dans la chronique de l'époque. Le nom même de
l'actrice à qui un accident si singulier serait arrivé est resté
inconnu jusqu'ici. Auguste Imbert, qui fut le dernier éditeur
de Beaufort, et qui lui consacra quelques lignes émues en
tête de cette œuvre posthume : Le Bâtard d'une haute et puis-
sante dame, laisse entendre que Beaufort « dut le jour à
M,le Con*", qui fut longtemps l'honneur de la scène fran-
çaise ». Si le biographe, ici, désigne M1^ Contât l'ainée, celle
dont Grimm prit plaisir à se railler et qui fut victime d'une
mystification restée célèbre, il ignore apparemment que celle
actrice, née le 17 juin 1760, avait quatre ans au moment que
naquit Beaufort. La mère de celui-ci semble plutôt être une
demoiselle D***,amie de mesdemoiselles Clairon et Dumesnil,
mais beaucoup plus jeune qu'elles, mademoiselle Dubois,
peut-être. Quant à son père, voici ce qu'en dit Imbert :
« Alphonse-Aimé de Beaufort d'Auberval était le filleul du
duc de *** et assurait même qu'il lui tenait de plus près. »
Ignorant si Beaufort, d'une aussi noble bâtardise, se vanta
jamais, nous ne voudrions pas, sur ce point, démentir le
respectable Imbert, mais nous observerons qu'à la première
ligne de VEnfant du Trou du Souffleur, le nouveau Figaro,
comme il s'intitule lui-même, emploie un tout autre langage :
« On est toujours V enfant de quelqu'un », dit-il, reprenant la
sentence mémorable de Bridoison, au troisième acte du
Mariage de Figaro. Parle de son père qui voudra, pour moi,
je n'en sonnerai mot, je n'ai jamais parlé des absens, encore
208 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
moins de ce que je ne connais point; j'ai fait dans nia vie
assez de bévues sans faire encore celle-ci.
Je suis trop fier de ma mère pour m'embarrasser ici du
collaborateur de ma naissance. Que ce soit Pierre, ou Paul
ou Jacques, ou Jean-Baptiste, ou Jean de Nivelle, je m'en
bats l'œil, c'est le cadet de mes soucis. Je suis l'enfant de
ma mère, cela répond à tout. »
Triste existence, au demeurant, que celle de Beaufort
d'Auberval, en dépit de « l'horoscope que tirèrent plusieurs
grands astrologues de ce temps-là... Je devais, à les entendre,
être un jour un Curiace, un Horace, un Le Kain, un grand
homme, que sais-je, un phénix... Hélas ! je ne fus pas même
le fils de mon père aux yeux des lois; et aux miens, je ne
suis que moi, c'est-à-dire un peu plus que rien. » D'abord
comédien en province, puis journaliste, auteur dramatique
applaudi, poète recherché, la fortune parut un temps lui
sourire, et V Enfant du Trou du Souffleur, roman plein d'es-
prit et d'originalité, nous fait voir qu'il en était bien digne.
Mais les mêmes qualités qui firent le succès de sa jeunesse,
le goût de l'esprit et de la volupté, furent, dit-on, ce qui le
perdit. Après avoir été directeur du Théâtre de la Monnaie,
à Bruxelles, en 1818, — c'est l'apogée de sa carrière, — on le
vit sombrer dans la crapule et dans la débauche. Sans souci
du lendemain, vivant de charité, sollicitant et empruntant
sans relâche, il fréquentait alors de méchants cabarets, et,
« pourvu qu'on lui payât à boire », récitait des contes gra-
veleux, des fables libertines, voire même des satires poli-
tiques, si bien que la police saisit et confisqua, dit-on, ses
manuscrits. Lui qui, ayant fait « son entrée dans le monde
par la porte ordinaire », mais dans un trou de souffleur,
s'inquiétait fort peu dans sa jeunesse « par quelle porte il
en sortirait », faillit bien finir, pour faire pendant avec sa nais-
sance, dans un trou de souffleur, et de quel théâtre, hélas!...
M. Comte (de Genève), « physico-magi-ventriloque, le plus
célèbre de nos jours », et pour tout dire le Robert-Houdin
d'alors, l'avait engagé comme souffleur dans son « Théâtre
BEAUFORT D'AUBERVAL 209
déjeunes élèves ». Victime de manœuvres policières, Beau-
fort perdit son emploi et dut errer de façon lamentable,
vieillard sexagénaire que les excès et les privations avaient
rendu tout à fait caduc, jusqu'à l'heure où, miné par le mal,
l'hôpital Beaujon le recueillit (1), le 19 août 1825. Il s'éteignit
quelques jours après, le 26 août, de « phtisie pulmonaire ».
Beaufort d'Auberval a laissé un certain nombre d'ouvrages
dont quelques-uns ont mérité d'être réimprimés dans ces
dernières années ; des romans : Elle et moi ou Folie et
Sagesse, Paris, Laurens jeune, 1800, 2 vol. in-12; L'Enfant du
Trou du Soujfleur, etc., Paris, Lepetit, Leprieur, etc., 1803,
2 vol. in-12 (1); Le Bâtard d'une haute et puissante dame, etc.,
Paris, Poulton, 1831, 2 vol. in-12; des poèmes : Epîires libé-
rales en vers ou satires (comme on voudra) à mes souliers, aux
arts, à rien, etc., Paris, chez tous les marchands de nou-
veautés, et chez l'auteur, rue Bourbon-Villeneuve, 1819, in 8°;
La France fière d'elle-même ou Hommage à ses Grands Hom-
mes depuis le gaulois Brennus jusqu'à l'immortel Cambronne,
Paris, Ponthieu, 1820, in-8<>, et Paris, A. Clérisse, 1820, in-8°;
UOpinion, poème (Chants i et n seuls), Paris, l'éditeur, 1821,
in-8° ; des comédies, des vaudevilles dont La Vérité dans un
puits ou la Comédie sans acteur sur la scène, vaudeville en
1 acte, Troyes, Gobelet, an vin (1800), in-8°; une fantaisie en
prose : Voyages et séances anecdotiques de M. Comte (de
Genève), physico-magi-ventriloque, le plus célèbre de nos jours,
publiés par un témoin auri- oculaire, etc.,Dentu, 1816, in-12, etc.
De toutes ces productions, nous ne retiendrons que ce
très curieux recueil : Contes Erotico philosophiques (Bruxelles,
Dcmanet, et Paris, Ferra, 1818, 2 vol. in-18), réimprimé à
Bruxelles, sur l'édition de 1818, avec illustrations d'Amédée
Lynen « cette présente année 1882, par Henri Kistemaeckers,
(1) Les registres de cet hôpital le désignent sous le nom de Beau-
fort d'Auberualle.
(1) Il existe une réimpression récente de cet ouvrage : L'Enfant du
Trou du Souffleur ou V Autre Figaro, Bruxelles, J.-.I. Gay, 1883, in-18.
14
210 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
éditeur », in-8°. Beaufort s'y montre un des derniers repré-
sentants de la poésie libre au xvme siècle, et comme une
épave de la littérature galante. Encore que ses vers n'aient
pas la qualité de sa prose, ils ne laissent pas d'avoir cette
naïveté savante qui convient au genre, et cette malice de bon
aloi sans laquelle le conte libertin tournerait vite à la sotte
grivoiserie.
LE PETIT VOYAGE
ou
LES URSULINES ET LES CARMES
Deux hirondelles de carême,
Deux Ursulines, c'est de même,
Qui sous la guimpe avaient gentil minois,
Un teint de rose et d'amour le carquois ;
Enfin ce talisman qui fait partout qu'on aime
Le bavolet, la guimpe et jusqu'au diadème,
S'en retournaient pédestrement,
Assez loin de la ville à leur triste couvent,
Triste de nom ; car c'était un asile
Fort gai, dit-on, où paillards de la ville
Venaient parfois tuer le tems .
« Avec le ciel il est des acommodemens »
(Comme dans son Tartuffe a fort bien dit Molière).
Nul ne savait tout ce qui s'y passait,
Non, nul ne le savait... mais chacun s'en doutait.
Cela ne fait rien à l'affaire.
Nos deux nonnains côte à côte trottaient,
Et du tiers et du quart en trottant médisaient :
Pour les punir survint un gros orage,
BEAUFORT D'AUBERVAL 211
Vent de souffler, grêle de faire rage,
On aurait dit que les cieux se fondaient,
Tonnerre de gronder, de faire grand tapage,
Et nonnains d'avoir peur... de gâter leur visage:
Que faire en pareil cas?... Force signes de croix
D'abord ; puis de hâter le pas. D'ici je vois
Leur allure timide, et tremblante, et pressée ;
Puis il leur vint soudain à la pensée
De retrousser la jupe, afin de garantir
De l'ouragan et de la pluie
Gorge de roc, mine jolie,
Et surtout de ne pas courir,
Pour ne pas attirer sur elles le tonnerre,
Pour éviter enfin du Très-Hant la colère,
Dont la foudre est le signe et certain et complet,
Trépas plus doux faisant mieux leur affaire.
Quand on a peur on ne sait pas ce qu'on fait.
Les éclairs, la foudre et la bise
Les troublaient tellement, qu'en leur esprit distrait
Avec la jupe ils prirent la chemise
Et mirent au grand jour les deux plus beaux fessiers
Qu'amour ait jamais vus, deux vrais fessiers d'albâtre,
Deux fessiers arrondis, que l'Amour idolâtre,
Recherchés des Robins, recherchés des guerriers,
Gibier rare et couru des chasseurs de Cythère !
Elles n'avaient pas vu deux carmes, par derrière,
Qui les suivaient de près à petits pas de loup,
Alléchés par l'aspect de ce divin ragoût,
Carmes deschaux, lurons au poil comme à la plume,
Propres dans tous les tems. Sous cape nos fripons
Priaient, en contemplant la rondeur de ces monts,
De ces eus-pomme et durs comme une enclume ;
Désir de les palper sous leur robe s'allume ;
De le manifester par un geste indécent,
Et de râper du Saint- Vincent,
Pour rendre hommage a tant de charmes.
212 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Quatre fesses à l'air ! Quels morceaux pour deux carmes :
Quatre fesses de nonnes encor qu'ils convoitaient,
A moins que d'être saint il faut rendre les armes :
Comme ils ne l'étaient pas, ils riaient et voulaient...
Et voulaient faire plus. Mais les nonnains trottaient
Toujours, derrière au vent : Carmes toujours de rire,
Et de rire aux éclats ; nonnains de regarder
De s'en plaindre tout haut, et surtout de gronder.
— « Pourquoi rire de nous? C'est une horreur, mes frères; »
— « Mes sœurs, apaisez-vous ; se fâcher fait du mal ;
Le tour, convenez-en, en est fort orignal :
Nous rions de plaisir en voyant vos derrières,
Ils sont fort beaux, fort blancs, ainsi que vos minois
Et nous rions encor de l'embarras du choix. »
Toutes honteuses et confuses,
En un clin d'œil, nos deux recluses,
De recouvrir chute de reins et eu :
C'était bien temps, tout avait été vu ;
Et d'ajouter : — « Pourquoi jouir d'une méprise
Involontaire ? Il arrive souvent
De faire plus grande sottise :
Nous avons pris jupe et chemise,
Pour nous garder de la pluie et du vent,
Sans le savoir. . . et charitablement
Vous ne vous avez pas, mes trères, averties ? »
— « Nous n'avions garde! » — « Allez, vous êtes des impies,
Ah ! Sainte-Vierge !» — « Oui, nous craignions, mes sœurs,
En vous avertissant, d'irriter vos clameurs. »
— « Comment cela! » — « Sans doute. Ecoutez notre excuse... »
— € En est-il? » — « Oui, vraiment.» - «Du démon, quelle ruse! »
— « Notre ordre étant d'aller nu-pieds, nous avions cru,
Chères sœurs, que le vôtre était d'aller eu nu. »
BEAUFORT D'AUBERVAL 213
L'ALTERNATIVE
ou
LA MAITRESSE CHARITABLE
Une soubrette à sa maîtresse
Cacha si longtemps qu'elle put,
Certaine preuve de grossesse,
Mais la grossesse enfin parut.
— « Eh bien! Marine?
Est-ce ainsi que l'on se conduit? »
— « Madame, un scélérat..., d'une humeur libertine,
Un jour me prit...
De force... et, malgré moi, me fit
Blessure là... (montrant du doigt la place).
Hélas ! je demandais grâce,
Et plus avant sa main allait
Sous mes jupons, dans mon corset :
Je me mis à crier... j'égratignai le traître,
Je le mordis...,
En pièce je faillis le mettre...,
Et tout ce qu'il faut faire... en ce cas je le fis
Il ne peut qu'y paraître
Vraiment !
En ce moment,
Madame, si vous m'aviez vue,
La cuisse en l'air, la gorge nue. . .
Me débattre en mon désespoir ! »
— « Chansons II suffisait de ne pas le vouloir
Regarde cet anneau que de mon doigt je tire :
Tâche, Marine, de pouvoir
Y faire entrer le tien. » L'Agnès se mit à rire ;
Puis, ajustant l'index, veut l'introduire,
Elle pousse, l'autre retire ;
214 CONTES ET CONTEURS QAILLARDS
Et l'anneau sans cesse agité
Dans un sens tout à fait contraire,
Allant venant en liberté,
Lasse la pauvre chambrière.
— t Eh! mais, comment
Est-il possible que j'enfile,
Si vous n'arrêtez un moment? »
— « A ce point-là, quoi ! tu fus imbécile ?
Malheureuse !... Précisément
C'est là ce qu'il taillait faire,
Et ta pudeur serait encore entière. »
— « Oui, mais le cas, madame, était embarrassant,
Car, c'est au dépens du devant
Que j'ai pu sauver le derrière. »
— « Que ne le disais-tu d'abord ? C'est différent. »
LA DRAGÉE D'ATTRAPE
ou
LA GOURMANDISE PUNIE (1)
Le diable nous tente à tout âge
Malice, pièges, tours, il met tout en usage
Pour en venir à son honneur :
Le diable est un grand séducteur ;
Jeunes et vieux en vain demandent grâce,
Petits et grands il faut que tout y passe.
Une dame, sur le retour,
Femme à tempérament, les uns disent comtesse,
(1) Traité par Vasselier {Contes, Londres, 1800) : Tout ce qui reluit
n'est pas or.
BEAUFORT D'AUBERVÀL 215
Autres, marquise, autres, duchesse,
Aimait beaucoup les experts en amour,
En amour ? Je me trompe ; en besogne amoureuse
Est bien mieux dit : elle aimait fort le droit,
Non pas le droit civil, point n'étant chicaneuse ;
Mais le droit naturel, droit d'une forme heureuse,
Et préférait Priape au triste jeu du doigt;
Enfin la dame était gourmande,
Et payant grassement la priapique offrande
Elle se signalait aux amoureux assauts ;
Son entier fut jadis un entier magnifique,
Et, malgré son humeur lubrique
Qui mit souvent son honneur en lambeaux,
Elle en avait ençor des restes assez beaux,
Dans un superbe hôtel la dame était logée,
En face d'un cadet du pays de l'Aunis,
C'était un petit Mars sous les traits d'Adonis ;
Elle voulait avec lui sucer la dragée
Plutôt la faire entrer à tel prix que ce fût,
Dans son antique bonbonnière,
Depuis longtemps mise au rebut ;
Enfin la vieille douairière
Etait en feu . . . plutôt en rut.
Mon officier voulait remonter ses afffaires
Par ce moyen permis, quoiqu'assez peu décent.
ka dame ne se gênant guères,
De son balcon lui lance un coup d'œil agaçant :
l\ y répond, en conquérant,
Par plusieurs gestes téméraires ;
Il la lorgnait, et, remarquant
Que la dame franche coquette,
Devant lui, faisant sa toilette,
Prenait un air tout aimable et riant
Il quitte aussitôt sa lorgnette,
Et lui fait voir son instrument
210 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Très propre à contenter un gros tempérament.
La nature avait été chiche
Envers lui d'un meuble brillant,
Et mon cadet le remplaçant
Par un bel instrument postiche,
De l'encolure la plus riche,
Râpe, au nez de la dame, un peu de Saint- Vincent ;
Et pour pousser ses affaires avant,
Pour arriver au but, prend des détours et triche.
La dame voit, admire, et dit : — « Voilà mon fait.
Oh ! le bel instrument 1 l'aimable flageolet !
Et mon affaire doit en jouer comme un ange. »
Elle écrit sur-le-champ un amoureux billet.
Assigne un rendez vous, y joint lettres de change
Payables au porteur. Ici-bas tout s'arrange :
La vieille est enchantée, elle a bon appétit,
Et croit se régaler. . . Mince fut la pitance ;
Elle est grande mangeuse, et le repas petit,
Rien n'est trompeur comme belle apparence
Le rendez-vous est pour minuit ;
L'officier est exact, et l'instrument en poche,
Il sonne, on ouvre, il entre,est introduit,
Et d'un air caressant de la dame s'approche :
La dame en veut pour son argent,
Et, l'œil au pont-levis, lorgne son instrument,
Mais ne devine pas quelle anguille est sous roche I
Souper choisi, très rares petits plats,
Vins et liqueurs, tous fins et délicats,
Bien échauffants, au combat tout prépare ;
La dame soupe vite, et plus vite est au lit ;
Et là du champ d'honneur, pour vaincre, elle s'empare ;
En un clin d'oeil notre officier la suit,
Sous l'oreiller fourrant la vraisemblable,
Autrement dit, le postiche instrument.
La dame est dans l'impatience,
BEAUPORT D'AUBERVAL 217
Et son tempérament croit bien faire bombance.
Elle s'attache au gentil officier,
Et, dans une attitude aimable et paresseuse,
Des jambes et des bras à lui veut se lier :
L'officier est déjà dans la vieille amoureuse,
Par trois fois engouffré, sans savoir trop par où :
— « C'est assez, lui dit-elle, aimable petit fou;
Ote ce doigt charmant léger comme la plume,
C'est assez m'amuser. Le feu qu'un doig allume
Ne s'éteint, tu le sais, que d'une autre façon :
De ton bel instrument fais entendre le son ;
Aimable ami, je meurs et me consume;
Prends-moi pour ta jument,et ferme sur l'arçon. »
— « Je ne tais que cela vraiment depuis une heure. »
« Comment donc? » — « Oui, madame, que je meure
Si je vous mens !» — « Cela ne se peut pas,
Je ne crois pas à cette ruse :
Me prends-tu donc pour une buse ?
Je suis stylée aux amoureux combats,
Et ne prends pas un doigt pour un priape. »
L'autre, aussitôt, montrant son gros bonbon d'attrape:
— « La nature m'ayant traité mesquinement,
Près des dames j'agis ainsi communément ;
Madame, excusez-moi, qu'il ne vous en déplaise,
J'amorce avec cet instrument :
Mais avec celui-là je baise. »
218 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LE BUISSON OU LA CURIOSITÉ PUNIE
Jeannot, joli garçon, et carré des épaules,
Parmi fillettes des plus drôles,
Avoit choisi Lucette, et lui poussa tout droit
Sa pointe, tout juste à l'endroit,
Par où fille devient d'abord femme.., et puis mère.
Lucette voulait bien être femme, et devint
Mère, sans ,1e vouloir. Certain jour qu'il avint
Qu'elle avait grand désir de besogne amoureuse,
Elle dit à Jeannot : — « Du fait je suis peureuse,
Il me plaît fort pourtant ; mais si tu m'aimes bien,
Dans l'endroit, que tu sais, entre et ne laisse rien. »
Par un beau clair de lune, ayant bien moins à dire.
Qu'à faire, mon Jeannot conduit Lucette au pré ;
Dans l'endroit qu'il sait bien, à peine est-il entré,
Qu'il va, qu'il vient, et vite se retire :
Lucette alors se pâme, et ramène à son trou
Gentil lapin d'amour qui s'y fourre en vrai fou,
Jeannot est galant homme, il ne perd pas la tête ;
En bon maître d'escrime, et tout à ses transports,
Il fait à point la retraite de corps.
Tout près de là, revenant de la quête,
Un capucin, passant droit au buisson,
Qui bordait justement l'amoureuse couchette,
Où Lucette et Jeannot besognaient en cachette.
Vit tout le jeu. Le moine rubicond
Râpe du Saint- Vincent, les guette,
De plus belle ; et voyant que de plus belle encor
Nos deux amans reprennent leur essor ;
Au moment où Jeannot se retire en arrière,
Il allonge sa main et retient le fuyard ;
Jeannot croit que Lucette à ce jeu-là prend part,
Il rentre au nid d'amour, et fournit sa carrière,
Sans s'arrêter... et tout entière,
BEAUFORT D'AUBERVAL 219
En amoureux et vigoureux gaillard.
Lucette alors le gronde, et Jeannot s'en étonne ;
— « Vraiment, dit-il, tu me la bailles bonne !
Pour te faire plaisir, au moment que ça vient,
J'allais me retirer, quand ta main me retient ;
Tu le veux, puisque je te l'ôte,
Moi, je te l'ai laissé ; ce n'est pas de ma faute. »
Le moine alors, riant tout haut,
Leur dit : — « Courage, enfans ! vous faites ce qu'il faut
Pour arriver au ciel : Dieu dit que pour lui plaire,
Il ne faut pas de membre inutile sur terre. »
A ces mots, nos amans de s'enfuir aussitôt.
Lucette devint grosse ; et Jeannot qu'elle accuse,
Nia le fait : puis citant le buisson,
Mit sur le dos du pénaillon,
(Qui fut la dupe de sa ruse)
De la grossesse la façon.
Le moine eut beau plaider, se plaindre et se défendre,
Preuve fut contre lui ; Jeannot se fit entendre
Comme témoin, jugement bon et beau,
Par lequel fut au moine enjoint l'ordre de prendre
Après l'accouchement, la vache avec le veau.
A cet arrêt, le moine dut se rendre,
Et pour que la prison ne lui devînt pas hoc,
Contre Lucette il échangea son froc.
Par cet arrêt, le frocard put apprendre
Qu'il vaut mieux d'un enfant parfaire la façon
Que d'aider à le faire au travers d'un buisson.
(Contes érolico-philosophiques, Bruxelles,
Demanet, et Paris, Ferra, 1818.)
APPENDICE
RECUEILS COLLECTIFS
OUVRAGES ANONYMES ET MANUSCRITS
RECLEILS COLLECTIFS El OUVRAGES JKONHIS
Nous ne prétendons point réunir ici tous les recueils de contes
anonymes publiés à la fin du XVIII* siècle et au commencement
du XIXe siècle. Leur nombre, ainsi que la matière qu'ils offrent,
déborderaient de notre cadre étroit. Nous nous contenterons de
signaler les plus connus et den détacher quelques pièces carac-
téristiques. Pour faciliter les recherches nous avons classé ces
recueils, ainsi que divers ouvrages douteux, par ordre chro-
nologique, rejetant à la fin du présent volume quelques-uns de
ceux-ci qui furent publiés sans date.
LES POESIES DIVERSES DU SIEUR D***
(mdccxviii)
Publié sans indication d'imprimeur, ce recueil, œuvre sans
aucun doute d'un unique auteur, n'a pu être identifié. Il con-
tient (outre des poésies diverses, des épigrarames, des contes
rapides, des paraphrases de psaumes, etc.), un supplément
de 12 p. (paginé de 1 à 12), où se trouvent quatre contes qui
furent assez souvent réimprimés dans d'autres ouvrages.
L' Urinai est un de ceux-là.
224 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
L'URINÀL (1)
Ruse, entregent, bons tours, habileté,
Matois Enfans de la nécessité,
Prirent naissance en celte part du monde
Que va mouillant, Garonne de son onde.
Maints babitans sortent d'iceux climats,
Petitement partagés de Ducats,
Pour ce qu'illec, par étrange Coutume ;
Les biens ne sont également partis,
Si que de dix de même tronc sortis
Un seul à l'Oye, et le reste à la plume.
Or à Paris abondent de toustems
Pauvres Cadets traînant mauvaise chance ;
Là font valoir les merveilleux talents
Qu'eurent du Ciel pour chasser indigence.
Des tours par eux à cette fin ourdis,
Je vais conter une galanterie,
Un des coups heureusement hardis,
Que le public appelle effronterie.
Un des madrés entre les Cadedis,
Ces héritiers de leur seule industrie,
Du tout privé des trésors de Plutou,
Ceux de Priape en revanche eut pour don.
Or il cherchoit avec gentes femelles,
A trafiquer contre un bon Coffre-fort,
De l'usufruit de son riche trésor.
Un tel appas offert aux plus cruelles
Les aprivoise autant que métal d'or
Jà ne feroit pour certain la première
A cettuy don femme qui se rendroit;
(1) Cette pièce se retrouve dans le Recueil de Poésies diverses, de
1723, ainsi que dans les Œuvres choisies d'Alexis Piron, publiées à
Londres en 1782 (Ed. Cazin. t. III).
APPENDICE 225
Aussi le gars du sien peu n'esperoit,
L'affaire étoit de le mettre en lumière.
A donc penser comme il s'y prendroit,
Es heureux tems du monde, en son enfance,
Lorsque régnant sur terre l'innocence,
L'homme n'avoit, honteux de se voir nud,
Fait de vergogne encore une vertu.
Embarrassé n'eut été le beau sire,
Tout son mérite au grand jour eut paru,
Ce tems n'est plus, j'ay regret de le dire.
Voiles épais étendus maintenant
Sur le petit, le moyen, réminent,
Les confond tous, si que n'osant paroitre,
Œil féminin n'y sçauroit rien connoître.
Que pouvoit donc notre Gascon tenter
En cettuy cas pour se manifester?
Dire par tout, je partage la gloire,
Qui de Lampsaque illustra le Héros
J'aurois pu même aux amoureux travaux
Luy disputer le prix et la victoire,
Chezmoyle sexe a sçu ce que je vaux,
Corner sans cesse aux femelles oreilles
De si beaux faits il aurait fait merveilles.
Tel homme n'est pour sûr leur ennemy,
Mais bons garants eut fallu de l'histoire,
Sur sa parole un Gascon ne faut croire,
Qui sur ce point est Gascon et demy.
Le nôtre donc revoit à cet ouvrage,
Profondément, cherchant quelque bon tour
Dans son cerveau, quand par le voisinage
Se promenant, il aperçut un jour
Non sans éraoy, certaine fayanciere,
Au regard tendre, au maintien gracieux,
Au teint vermeil, une bouche et des yeux,
Des libertés trebuchetordinaire,
Fermes tétons, et taille faite au tour,
15
226 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Vingt ans sans plus, bel âge pour l'amour.
Veuve pourtant, mais des veuves comme elle
Au gré de maints, et même délicats,
Sur ce chapitre ont pour eux plus d'apas,
Et valent mieux cent lois qu'une pucelle.
De ce goût là je sçay mainte raison ;
Mais pour n'avoir sur ce point de querelle,
Je n'entreray dans la comparaison.
Revenons donc au fait de nôtre belle.
Pour dernier lustre aux agrémens susdits,
Elle joignoit encore la richesse,
Notable point aux yeux du Cadedis.
Par ce trait seul c'étoit une Déesse.
Jà tel trésor dévorant en son cœur,
Son chaud désir pour fortune s'enflâme,
Puis il s'enquit de l'esprit, de l'honneur,
Du caractère, et du goût de la Dame.
Un sien voisin sur cela satisfit
De point en point à chacune demande.
Puis il apprend que c'est une friande,
Pour fait d'amour toujours en apetit,
Qu'en tel repas on ne fut plus gourmande,
Qu'au demeurant assés riche pour deux,
Et méditant un second Hymenée,
Le personne est seulement destinée
Pour un bon gars, bien taillé, vigoureux
A l'avenant. Qu'à ce trésor, bornée,
La belle veut du sien faire un heureux.
A ce récit ce Compagnon tressaille,
Puis dit tout bas, pardieu je suis son fait,
Pour telle femme on ne peut en effet
Mieux rencontrer, je suis une trouvaille,
Dans cet espoir qu'accroît sa vanité,
Tout pétillant du désir qui le pique,
De nôtre veuve il court à la boutiquel
Un garçon vient avec civilité,
APPENDICE 227
— « Monsieur veut-il quelque chose du nôtre?
One ne sçauroit mieux trouver chés un autre. »
— « Bien mon amy, voyons premièrement
Un Urinai, en as-tu de commode ? »
— « Oûy da, Monsieur, et des plus à la mode,
Dit le garçon, choisisses seulement.
Tous sont fort beaux et d'un verrre admirable. »
Nôtre Gascon à chacun repartit,
— « Non, trop petit. . . encore trop petit.
De tous ceux-là nul ne m'est convenable.
Cherche un tuyau qui soit d'autre largeur. »
Lors le garçon : — « Je vous jure Monsieur,
Que ce sont là les plus larges qu'on fasse
Pour le présent. Examinés de grâce. »
Le Cadedis sans daigner repartir,
Pour voir ailleurs fait mine de sortir,
Quand la Maîtresse avec douce maniàre,
— « Quoy donc ? Monsieur ne veut pas acheter ?
Au Magazin si vous vouliés monter,
On trouvera peut-être vôtre affaire. »
Le Verd galand ne demandoit pas mieux.
Il monte en haut avec nôtre marchande,
Maint Urinai elle parcourt des yeux,
Pour en trouver un tel qu'il le demande.
Lors le Matois vous l'arrête tout coy,
Puis brusquement il lui montre . . hé bien quoj'?
Pour ce quoy là détour m'est nécessaire.
Ne faut tout droit aller dans ce mystère,
Il est aisé pourtant si vous voulés,
De deviner le quoy de cette affaire.
C'est le mérite, et ces trésors voilés,
Voilés, je faux, et Dame Modestie
Pour cette fois ne fut de la partie.
On la bannit, que dans le Conte aussi
N'est-il permis de la bannir ainsi ?
Jà n'eut été Conteur à la torture.
228 CONTES ET CONTEURS GA1LLAHDS
— « N'allés plus loin chercher cet Urinai,
Dit le Gascon, en voicy le mesure,
Pour vous régler il n'en est de plus sure.
Sur ce modèle avés vous un canal? »
A cet objet, soudainement saisie,
Tant demeura nôtre Veuve ébahie,
Qu'un Urinai qu'elle avoit en sa main
En fut cassé. Pour n'augurer en vain,
Je ne diray si la Dame entreprise
Pâma plus d'aise encor que de surprise,
Lorsque tels cas se passent sans témoins.
Femmes, je crois, se révoltent bien moins.
Le public fait la meilleure partie
De la pudeur et de leur modestie.
Quoy qu'il en soit, nôtre belle passa
Légèrement sur une telle audace.
Puis le Galant pour la forme on tança,
Sans menacer, sans sauter à la face.
Conclusion, qu'après ee saint courroux,
L'heureux Gascon fut bientôt son Epoux.
Ainsi, tous deux, leurs désirs contentèrent
Diversement, chacun selon ses vœux ;
Ainsi tous deux leurs richesses achetèrent
L'une par l'autre et devinrent heureux.
RECUEILS DE POÉSIES DIVERSES
(mdccxxxiii)
Publié sans indication de lieu, sans nom d'éditeur, ce
recueil anonyme a longtemps été attribué à Bouret, qui fut,
au xvme siècle, Trésorier-général de France. Il contient, avec
divers poèmes : (Le Triomphe Melophilète, Les Progrès de la
Peinture, Les Progrès de la Navigation, Les Progrès de l'art
des Jardins) des poésies galantes, une série de cinq contes
qui eurent assez de succès pour être repris par divers édi-
teurs de gaillardises. Ajoutons que trois de ces pièces, dont
Le Truchement, que nous imprimons ici, avaient été insérées
déjà dans le supplément aux Poésies diverses du sieur D'*',
1718.
LE TRUCHEMENT
Chez certaine Françoise alerte et peu sauvage,
Fréquentoit certain Allemand,
Frais arrivé de Germanique plage :
Un jour le galant faisoit rage
De baragouiner son tourment
A la Dame de haut parage,
Qui ne l'entendoit nullement:
Le moyen qu'elle le soulage !
— « Montame I lui dit le Matois,
Ayant recours à plus prompte Recette,
230 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Moi ne parlir point pon François,
Mais moi l'havre un pon Interprète,
Et le voilà : faisant voir à l'instant
Ce que partout le Sexe entend,
Et ce qui parle toute langue ;
Besoin ne fut d'autre Harangue
Pour s'expliquer très clairement ;
De l'Orateur nouveau, le bon air, la prestance,
Ajoutaient à son Eloquence ;
Le langage du Truchement,
Mieux que l'Amant se fit entendre ;
La Belle le trouva si clair et si charmant,
Qu'incontinent elle voulut l'apprendre ;
Tant lui plaisoit un si joli patois,
Qu'elle le fit répéter maintes fois ;
Pourquoi cela I dira quelque Critique,
En tous Pais on voit ces Truchemens,
France en fournit sans chercher Allemans
Pour leur donner de la pratique ;
Ne croyez que je m'alambique
A réfuter cet argument ;
Du Sexe sur ce point voici le sentiment.
L'Allemand, sans parler, travaille
Au Jeu d'Amour, et fait bien son devoir ;
François babille, et ne fait rien qui vaille
Je m'en rapporte à qui doit le sçavoir.
RECUEIL DE PIECES CHOISIES PAR
LES SOINS DU COSMOPOLITE
(1735)
Désigné par les bibliophiles sous ce titre : Recueil du Cos-
mopolite, cel ouvrage peu commun porte une marque qui en dit
long sur son contenu : A Anconne, chez Uriel Bandant, à
renseigne de la Liberté, 1735. C'est, au demeurant, le premier
recueil collectif de contes galants publié au xvme siècle.
Bien qu'il accueille bon nombre de pièces dont le texte se
peut lire déjà dans les anthologies gaillardes du xviie siècle
(on y trouve des épigrammes empruntées au Cabinet et au
Parnasse satyrique, soit des vers de Régnier, Rapin, Isaac
du Ryer, Motin, etc.), il offre la matière d'un livre original.
La plupart des productions dues à la verve lâchée d'un
Grécourt, ainsi que les débauches d'esprit d'un Jean-Bap-
tiste Rousseau, y voisinentavecles essais juvéniles de Piron.
Il justifie de son titre de cosmopolite par un choix de poè-
mes italiens fort libres, tels Le Capitolo del Forno de Monsi-
gnor délia Casa et les sonnets priapiques de Pietro Aretino.
Notons, en passant,que toutes ces œuvres peu recommanda-
bles sont — saufLa Corona di Cazzi, de l'Aretin — anonymes;
aussi bien serait-ce un labeur peu facile de rechercher leurs
auteurs si quelques-unes de celles-ci, les plus caractéristi-
ques, ne se retrouvaient, postérieurement reproduites, dans
les éditions de Grécourt, de Vergier et d'autres conteurs
notoires.
232 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
On nous saura gré, nous l'espérons, d'avoir extrait de cet
ouvrage méconnu deux contes que nous n'avons point
retrouvés jusqu'ici — tout au moins en leur version primi-
tive — dans les réimpressions de la fin du xvme siècle.
Puissent-ils servir à fixer dans l'esprit du lecteur le titre
d'un recueil à la fois rare et singulier.
La Bibliothèque Nationale conserve un exemplaire du
Recueil du Cosmopolite sous cette cote : Enfer 923.
LES PELOTONS, OU LE COUSEUR DE PUCELAGE
Certain tendron, qu'Isabeau Ton nommoit,
Après quinze ans ayant son pucelage ;
(Cas singulier) dans un Bal se trou voit :
Chacun illec de danses faisoit rage,
Fors Isabeau ; la pauvre fille étoit
Seule en un coin, faisant triste figure,
Les yeux baissez, et tenant sa ceinture
De ses deux mains, que point ne remuoit,
Si qu'eussiez dit que c'étoit une Idole.
Un sien ami, que j'appelle Damon,
Vient l'acoster, lui fait cette leçon :
— « Tandis qu'ici l'on rit, l'on cabriolle,
Etre ainsi triste, à vous n'est pas fort beau,
Chacun s'en moque : allons belle Isabeau,
Venez danser, souffrez que je vous mène
Ça votre main.... » — « Bon, ce n'est pas la peine,
Dit Isabeau, monsieur, laissez ma main,
Bien grand merci ; pourtant ne croyez mie
Que tel refus provienne de dédain,
Et de danser aurois assez d'envie :
Mais on m'a dit que quand je danserois,
Mon Pucelage aussitôt je perdrois,
APPENDICE 233
Qu'il tomberoit devant les gens ; et dame,
Maman après me chanteroit ma gamme,
Bien la connois, elle m'affoleroit
— « Ah ! dit Damon, qui sous cape rioit,
Je vous entens ; or que ce point ne tienne,
Que ne preniez votre part de plaisir,
Dans un moment, tout ù votre loisir,
Pourrez danser, sans craindre qu'il advienne
Ce que si fort me semblez redouter,
Pour ce, ne faut à votre pucelage,
Qu'un point d'aiguille, et vais sans différer,
Si le voulez, vaquer à cet ouvrage.
Je ne ferois pour tout autre que vous,
Besogne telle ; or sus dépêchons-nous,
Puis danserons après tout à notre aise. »
Aussitôt dit, notre belle niaise
Suivit notre galant, et tout alla si bien,
Que de l'éclipsé on ne soupçonna rien.
Voilà Damon qui prend en main l'Eguille,
Vous fait un point, puis un autre, et la fille
D'y prendre goîït et de dire : — « Ho I vrayment,
Je cous fort mal, à ce que dit maman,
Elle m'en gronde ; hé ! bien qu'elle m'achette
Pareille Eguille, elle verra beau jeu,
Les vend-on cher ? Cousez encore un peu. »
L'on coud un point, puis Damon fait retraite.
— « Belle, dit-il, c'est bien assez cousu
Pour cette fois et votre Pucelage
N'a désormais à craindre aucun dommage ;
Venez danser. La friponne eût voulu
Ne pas si-tôt abandonner l'ouvrage,
Elle alléguoit bien de si, bien de mais,
— « Rien que trois points ? Il ne tiendra jamais,
One ne fut robe trop bien cousue. »
Mais le galant s'eloignant de sa vue,
Elle rentra dans le Bal à l'instant.
234 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Quelqu'un la prend, elle danse,
On admira sa noble contenance,
Son air, ses traits, son teint vif et brillant,
Le tout étoit l'ouvrage d'un moment,
Un moment seul, d'Isabeau imbécille
Avoit sçu faire Isabeau la gentille :
— « Comment cela ? demandez-le aux Docteurs :
Docteurs es Loix ? ou bien en Médecine ?
Nenny dea, non : au diable leur doctrine,
Ce sont pédans que Dieu fit ; c'est ailleurs
Que trouverez solution certaine
De cettui cas, chez Jean le Florentin, (1)
Ou mon patron, le gentil la Fontaine,
Gens qui d'amour tiennent tout leur latin.
Or, reprenons notre conte. La belle
Ayant dansé pendant assez longtemps ;
Vint à Damon : — « Je crains fort, lui dit-elle,
Qu'après maints sauts, et maints trémoussements,
Ce qu'avez fait ne soit peine perdue,
Partout allons coudre tout de nouveau
Mon Pucelage, il ne seroit pas beau
Que tout à coup il tomba à la vue
De tout le monde, et pouvant l'empêcher,
Vous y auriez autant que moi de blâme
Venez donc tôt. » Damon repart : — « Ha I dame
Plus n'ai de fil; d'un autre Couturier.
Pourvoyez-vous. » — « C'est méchanceté pure,
Dit Isabeau ; de fil vous n'avez plus ! »
— « Ah ! dites moi, que sont donc devenus
Deux Pelotons qu'aviez à la Ceinture. » (2)
(1) Jean Boccace.
(2) On trouve une nouvelle version de ce conte dans les Œuvres
badines de Robbé de Beauveset sous ce titre : Les Pelotons.
APPENDICE 235
L'OISEAU REVEILLE
Un gros brutal faisoit froid à sa femme,
Je ne sçais pas qu'elle étoit sa raison,
Ce que je sçais c'est que la bonne Dame
Aimoit assez la paix de la Maison :
Vint une nuit où la chaleur extrême
Fit qu'en dormant elle étendit la main
Qui, par hasard, tomba sur l'endroit même
Dont la servoit son époux inhumain
Dans le moment vous juger bien peut-être
Que cet oisel la belle réveilla,
— « Pauvre animal ! s'écria-t-elle, il a
Du naturel, beaucoup plus que son maître.
LES QUARTS D'HEURES D'UN
JOYEUX SOLITAIRE OU CONTES DE M'*'
(MDCCLXVI)
Attribué succcessiveraent à l'Abbé de la Marre,poète famé-
lique auquel on doit l'Ennui d'un quart d'heure (Paris, Rollin
1736, in-8°), et, sur l'opinion de Viollet le Duc, à Félix Noga-
ret, ce recueil qui s'ouvre sur une pièce de L. Sabalier de
Castres : Conte qui n'en est pas un (1), n'en demeure pas
moins anonyme. C'est une débauche, comme l'on disait
naguère, qui semble refuser toute paternité poétique. Publié
pour la première fois à La Haye, en 1766, petit in-12, cet
ouvrage fut réimprimé de nos jours, à Bruxelles, pour Henry
Kistemaeckers (1882, in-8°). Il contient uue quinzaine de con-
tes dont le ton libertin nargue et désarme toute pudeur. La
Bibliothèque nationale conserve à l'Enfer, sous la côte 498,
un exemplaire de l'édition originale.
(1) C'est l'attribution de cette pièce, réimprimée sous la signature
de Sabatier de Castres dans les Etrennes du Parnasse (Paris, Fetil,
1782) et ensuite, anonymement, dans les Contes Théologiques, qui
permit sans doute à certains bibliographes d'affirmer que L. Saba-
tier de Castres est l'auteur des Quarts d'heures d'un Joyeux soli-
taire.
APPENDICE 237
LE MECOMPTE OU L'EPOUSE NOVICE
Du fou, de même que du sage,
Le vœu le plus commun et le moins exaucé
Est, en se mariant, d'avoir un pucelage ;
Mais l'Amant d'ordinaire en fait son apanage
Avant que le Notaire en ait au fiancé
Passé le bail, selon l'usage.
L'Abbé furtivement,
Le guerrier brusquement,
Le Moine, quand il peut, aux maris escamote
Ce peu de chose, ou rien, qui, je ne sçais comment,
Du genre humain fait la marote.
Il fut cependant un Robin,
Qui, le même désir dans l'àme,
Forma le singulier dessein,
De prendre ce phénix dans le lit de sa femme.
Il fit si bien qu'il réussit,
Et la belle Novice, à la première nuit,
Sentit qu'au fond de sa retraite
Cet oiseau, vivement par un autre assailli,
Cedoit la place à l'ennemi,
Qui chanta huit fois sa défaite.
Le matin à regret, pour juger un procès,
Le Magistrat monte au Palais ;
Sans doute il crût laisser la Dame satisfaite ;
Mais il ignorait le complot
D'une troupe femelle, aguerrie, et jalouse
Qu'un pucelage échut au mari pour son lot :
On vouloitdans l'esprit de l'innocente épouse
Mettre le Robin en défaut.
Adonc plusieurs de ses amies,
Pour cet effet, vinrent la voir,
CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Et de plus, brûlant de savoir
Le secret de la nuit et des saintes Orgies,
Et toutes à l'instant de demander Combien f
Ce Combien est tort énergique,
Et le sexe l'entend sans que mieux on l'explique,
Huit fois, répond la Dame, et je compte fort bien,
Hélas ! quelle est notre surprise,
Dirent-elles alors ; quoi, ce n'est que cela ?
Quoi, ce n'est que huit fois qu'il vous l'a planté là !
Jusqu'à ce point il vous méprise !
Mais non, vous êtes belle, il est donc un vaurien.
Ah ! quel mari, quel pauvre Sire !
Pour votre honneur, et pour le sien
Gardez-vous jamais d'en rien dire.
Que votre époux, dit l'une, est du mien différent
Il parfait, quand je veux, la douzaine et demie,
Et le nombre de huit est le compte courant
Qu'il augmente à ma fantaisie.
Deux douzaines, dit l'autre, à la première nuit,
M'annoncèrent du mien quel est le sçavoir faire,
La nature depuis prompte à le satisfaire,
Lui prodigue ses dons qu'il tourne à mon profit.
Une troisième renchérit,
Et les autres encor de douzaine en douzaine,
Allèrent presque à la centaine
Le trait ainsi lancé, la troupe disparut,
Et laissa la Novice en rut,
Car l'eau lui venoit à la bouche
De tant de douzaines d'exploits
Qu'à d'autres a produit la nuptiale couche.
Une première nuit, huit misérables fois !
Disoit-elle, est-ce ainsi qu'on traite un pucelage ?
APPENDICE 230
Avec assez d'attraits, au printemps de mon âge,
D'un tel époux, pour moi, falloit-il faire choix »
Non, il n'est pas le mien ; selon toutes les loix
Son impuissance me dégage.
A ces mots, elle fit couler des pleurs de rage,
Quand sa Mère survint, et lui dit : — « Pleures-tu
Du mal que ton époux dans une ardeur trop vive,
T'a fait en dégageant la volupté captive
De l'étroite prison où la mit ta vertu ? »
— «Ah! non, ma Mère, non; c'est un mal que j'ignore,
Mes pleurs ont un motif plus noble et plus puissant
C'est que je tiens de vous un mari que j'abhorre,
En un mot, il est impuissant. »
A ce mot d'impuissant, la douleur, la colère,
Dans le cœur de la tendre Mère,
Se succèdent tour à tour,
Et de son cœur parvinrent sur sa bouche ;
De ce funeste hymen elle maudit le jour ;
La rage sur le front et le regard farouche,
Elle insultoit dans son courroux,
Le destin, elle-même, et plus encor l'Epoux ;
Lorsque parut, sortant de l'audience,
Le Robin glorieux d'avoir en conscience,
Fait le devoir du Sacrement,
Et ne se doutant nullement,
D'être coupable d'impuissance.
— « Ah ! traitre, lui dit-elle, oses-tu voir le jour
Qui suit la nuit qui t'humilie ?
Va cacher dans les bois ton inutile amour,
Ta foiblesse et ton infamie,
Hélas t ta physionomie,
Annonçoit à ma fille une extrême vigueur ;
Ce nez long, ce teint brun, cette robuste allure,
M'étoient garants de son bonheur :
l240 CONTES ET CONTEURS UAILLAHhs
Tout cela n'est donc qu'imposture,
Qu'un jeu trompeur de la nature,
Qui ne t'a que de l'homme accordé la couleur,
Tu sçavois bien cela : tu sçavois que ma fille
Etoit le seul espoir qui reste à ma famille,
Cruel ! à toutes deux que tu nous fais grand lort !
A ma postérité tu vas donner la morl,
Et grâce à ta langueur mortelle,
Après toute une nuit d'une attente cruelle,
Ma fille, quel malheureux sort !
Ma fille, le dirai-je ? est encore pucelle. »
— « Pucelle ? dit le mari qui sourit,
Si votre fille l'est, il faut donc qu'en son nid,
L'inaccessible pucelage
Soit si fortement attaché,
Que par le plus ferme courage,
Il ne puisse être déniché
Ou, que par grâce singulière,
Elle en eut tout au moins à perdre plus de huit
Car, Madame la nuit dernière
Apprenez que j'aurois détruit
Huit pucelages de bon compte.
S'ils se fussent trouvés dans le même réduit,
Et quand on a dans une nuit,
Accompli huit fois le déduit ;
Je pense que l'on peut se dire homme sans honte. *
— « Huit fois, si j'ai su bien compter,
Dit la fille, il est vrai, vous avez pris la peine,
De me payer le droit d'aubaine,
Voilà bien de quoi vous vanter !
Demandez à Cloris, à Flore, à Célimène>
Leurs trois maris, à moins dune double douzaine,
N'ont jamais cru les contenter ;
Je les vaux bien, ne vous déplaise,
Et ne suis pas assez niaise,
Pour croire suffisant un nombre si chétif ;
''. -^êi
fj&ls*.
APPENDICE 241
On ne vient pas, Monsieur, à bout d'un pucelage,
Avec aussi peu de courage,
Il faut, pour le dompter, un vainqueur plus actif. »
— « Par S. Jean, qu'est ceci, dit la mère ébaubie,
A quel prix mets-tu tes appas ?
Tu crois avoir encor... La plaisante folie !
Ta fleur que par huit fois ton mari t'a ravie ?
Deux Carmes ne suffiroient pas,
A satisfaire ton envie.. .
Sans doute quelque esprit badin,
Te fait du pouvoir masculin
Une hyperbole magnifique
Il te faudra bien décompter,
Tu l'apprendras bientôt par la pratique ;
Bientôt tu te verras réduite à souhaiter
L'insipide unité par grâce spécifique.
Ne te plains pas de ton destin,
Car, pour toi, peut-il être aujourd'hui plus bénin ?
Huit fois dans une nuit ? L'offrande est fort honnête,
Surtout de la, part d'un Robin ;
N'est pas qui veut en telle fête.
Novice encor, c'est bien à toi
De te plaindre du choix que je t'ai voulu faire,
Hélas ! avec ton pauvre père,
Le fit-on aussi bon pour moi. »
16
242 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LES DEUX ROBES (1)
Un jeune cordelier, revenant de Condom,
Et non instruit des droits de son cordon,
Rendoit compte au gardien des frais de son voyage.
Le vieux moine ayant lu le revers de la page,
Etonné s'écria : -- « Qu'est-ce donc que ceci?
Frère, par quel malheur ne vois-je point ici
Nul article de culetage ?
Notre froc sur le corps d'un moine de ton âge
Auroit-il perdu sa vertu ?
A cette robe enfin dont on t'a revêtu
Aurois-tu fait l'affront de manquer de courage? »
Ah 1 père Révérend, dit notre voyageur,
C'est cette robe-là qui m'a porté malheur ;
J'avois d'une jeune innocente
Adroitement séduit le cœur,
Et trompé d'une vieille tante
L'opportunité vigilante ;
J'avois contre le mur adossé mon agnès ;
Mon sang rapidement coulant de veine en veine
Clairement me disait : Allons, frèrey cognez.
Je veux lever sa robe et veux lever la mienne,
Mais la sienne m'échappe et couvre son devant;
De nouveau, je lève la sienne,
Mais la mienne aussitôt m'échappe également.
Enfin, alternativement,
Levant et relevant ou l'une ou l'autre robe,
Je perds le fortuné moment,
Et d'un bruit qui survint la belle s'effrayant,
A tous mes efforts se dérobe. »
— « Butor 1 dit le pater, les yeux de rage ardents,
Et que ne prenois-tu ta robe avec les dents ! »
(1) Ce conte a été réimprimé, on ne sait pourquoi, parmi les piè-
ces du Parnasse satyrique du XIXe siècle.
CONTES THEOLOGIQUES
(mdcclxxxiii)
Publié pour la première fois sous ce titre : Contes Ihéolo-
giques suivis des litanies des catholiques du XVHIe siècle et de
poésies er... philosophiques. A Paris, de l'imprimerie de la
Sorbonne, 1783, in-18, ce recueil fut réimprimé récemment à
Bruxelles pour Gay et Douce « et se vend à Paris, aux Char-
treux, chez le Portier », 1879, in-18. C'est un livre rare et
recherché bien que la matière en soit et confuse et peu diver-
tissante. Les Contes qui, justifiant d'un tel titre, forment
la partie originale de cet ouvrage sont au nombre de huit,
mais d'une telle longueur que nous avons dû renoncer à en
transcrire aucun. C'est dans les Poésies erotico-philosophi-
ques, qui, avec les Litanies des Catholiques, complètent l'ou-
vrage que nous avons tiré le choix que nous offrons plus
loin. Choix très restreint et qui suffit à peine, avouons le, à
faire connaître un tel recueil que le bibliographe feint de ne
point ignorer mais que le lettré prise peu. Les meilleures
pièces des Contes Théologiques, etc., où le nom de Boufflers
revient sans cesse, sont des plus connues et se peuvent re-
trouver souvent dans la plupart des ouvrages collectifs, en
vers, de l'avant-dernier siècle.
211 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LA VERTU DES PELERINAGES
Que le pouvoir des saints ne soit pas la risée
De ces hommes pervers appelés esprits forts !
Peuples, écoutez-moi. Sur la jeune épousée
Pieuflbt multipliant ses amoureux transports
Espérait en avoir enfants sages et forts.
La vigne était en vain cultivée, arrosée,
Pieuftbt a sans succès redoublé ses efforts.
Eclairé par la foi, du sein de sa patrie
Aux monts de la Galice, aux plaines d'Italie,
De la marche d'Ancône, aux champs Iduméens,
Traversant les déserts de l'aride Arabie,
Il court invoquer Dieu, ses saintes et ses saints,
Et Jacques, et Pierre et Paul, Catherine et Marie.
Revenu chez sa femme, enfin après trois ans,
Pour fruits de tant de vœux il trouva trois enfants.
— « Grand Dieu ! s'écria-t-il, que ta bonté m'est chère !
Je demandais trois fils, par tes soins bienfaisants
On m'a même épargné jusqu'au soin de les faire I »
(Gassendi)
LA TABLE DES MENUISIERS
Sur les genoux de Perrette, sa femme,
Un menuisier mangeait sa soupe un jour ;
Un sien ami l'aperçoit et l'en blâme ;
— « Eh I qui pourrait s'attendre à pareil tour !
Comment chez toi point de table, compère?
Un menuisier... » — « Eh! pourquoi t'étonner,
APPENDICE 245
Dit l'artisan? voilà tout le im-stcre :
Dès que j'ai fini le dîner,
Je n'ai que la nappe à lever,
Et je f... la table par terre (1^.
LE MAITRE ITALIEN
Une agréable Présidente,
Bien coquette, folle à l'excès,
Idolâtrant tout par accès ;
Enfin, une femme charmante
Conçut le bizarre désir
D'apprendre en peu de jours la langue italienne,
Un maître italien, qu'on le cherche, qu'il vienne ;
Tel fut son ordre : on courut obéir.
Bientôt à ses yeux se présente
Un pédant sec, au teint blafard,
Sourcils touffus et l'œil hagard,
Attitude basse et rampante.
Courbant son dos en arc, adoucissant son ton.
Il dit : — « Dame illoustrissima,
La siqnora mi donne onna marque de slîma,
PouisqiCelle m'a choisi per vi donner leçon. »
La belle à ce discours part d'un éclat de rire.
L'Italien n'en est pas démonté.
— « Signora, poursuit-il, zo commence à vi dire
Otine importante et (jrande vérité,
Ce n'est point l'intérêt qui près de vous m'attire,
Zo le dis à vos yeux, zo le répète encor,
Zo travaille ici per l'onor.
(1) Ce conte se retrouve, avec des vnrinnts, dans les Poésies de
Vatsetier (Conte», Ed. de Londres, 1800): La Table.
246 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
lai qui montra per lo salaire,
Montre souper fidèlement.
Questa façon zamals ne pou bien faire,
Quest s'oublie et passe promptemerït.
Ma, ma leçon se grave per la vie
Elle entre bien profondement.
Zo ne m'occoupe pas délia souperficie,
Z'enseigne per il fondement. »
La belle fit la mine, et lui dit froidement :
— « Comment dit-on vous aimer, je vous prie ? »
— « Madame, on prononce amar vi ;
Amer, aimer; vi, vous. » — « Par quelle fantaisie
Transposez-vous le verbe ainsi ?
Vi amar est plus doux. » — « Madam* en Italie
Nous conjougons différamant.
Saque pais, saque manière ;
Sto vi se met en France par devant,
En Italie on le met par derrière. »
— « Fi! votre italien ne me plaît point du tout.
Holà ! je ne veux plus que ce monsieur revienne.
La belle prit ainsi son parti tout d'un coup ;
Car l'usage français était trop de son goût,
Pour qu'elle prît jamais la mode italienne.
Patrat.
ETRENNES GAILLARDES
(mdcclxxxii)
Voici pour les curieux le titre exact de cet ouvrage fort
rare, bien que médiocre comme impression : Étrennes gail-
lardes dédiées à ma Commère, recueil nouveau de contes en
vers, de chansons, d'épigrammes, etc. A Lampsaque, De l'Im-
primerie du Dieu des Jardins, MDCCLXXXII, petit in-8° carré.
Recueil spirituel, mais fort galant, ce petit livre où se
retrouvent sous le voile de l'anonymat bon nombre de pro-
ductions empruntées aux petits poète du temps, avait paru
d'abord en 1781 à « Gibraltar, chez les moines » sous ce
titre : Le Petit neveu de Grécourt.
Il offre un certain nombre de pièces originales, couplets,
épigrammes et contes, où nous avons dû borner notre choix.
Assez récemment un libraire connu par la beauté de ses
éditions, le réimprima à 150 exemplaires ; savoir : Le Petit
neveu de Grécourt ou Etrennes gaillardes, recueil des contes
en vers sur l'édition de 1782, Paris, Lisieux 1883, in-8°.
LA CONFIDENCE
— « Babet vous avez du chagrin. »
— « Oui vraiment, je suis désolée : »
— « Et de quoi ?» - « De ce que Martin,
— Cet hiver-ci ma violée. »
248 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
— « Ciel !. . . Conlcz-raoi vite cela. »
— « Ah ! Monsieur, c'étoit un Dimanche.
J'avois mis, ce Dimanche-là
Une jupe de Perse blanche ;
Martin me vit et m'appelle,
Le traître était dans une grange,
J'y fus sans trop savoir pourquoi :
Rabot . me dit-il, sur ma foi,
Vous êtes belle comme un ange !
Lors, il me mena dans un coin,
Et là, près d'un grand tas de foin,
De beaux compliments il me berce ;
Je riois : il me saute au cou,
Me fait tomber à la renverse
Et puis, prenant je ne sais où
Un.... un chose roide comme un clou :
Lève, me dit-il, ou je perce ;
Je levai ma jupe de Perse,
De crainte qu'il n'y fît un trou. »
DIALOGUE ENTRE DEUX SERVANTES
— Eh bien ! notre nouveau curé ? »
— « Ah ! palsangué c'est un brave homme ;
Le premier étoit bon, mais je veux qu'on m'assomme
Si le second n'est meilleur à mon gré. »
— « Gomment cela ?» — « Gomment ? Tiens juges-en Commère
Il me donne par an quarante bons écus :
Voire quelque chose de plus :
J'ai la clef de la cave et je n'ai rien à faire. »
— « Et la nuit ?. . . » — « Oh I la nuit nous faisons lit à part ;
Messire Arlot est un saint Prêtre,
Qui ne ressemble en rien à Messire Ghouart. »
APPENDICE 249
— « Dieu me garde d'un pareil maître !
Il me feroit mourir d'ennui :
Je n'ai que dix écus et je fais maigre chère,
Mais au moins on couche avec lui. »
LA METAMORPHOSE
Gertrude à vingt ans fut jolie :
Elle avait deux petits tétons
Qu'Ariste aimoit à la folie,
Et nommoit ses petits frippons.
Ariste fit un long voyage,
Et revint après vingt-cinq ans.
Sur les fripons, par habitude,
Ariste jeta ses regards,
— « Ah ! mes petits frippons, Gertrude,
Sont devenus de grands pendards (1). »
L'EXCUSE INGENIEUSE (2)
Dans un endroit obscur, trouvant une Duchesse,
Un jeune mousquetaire osa porter la main
Sous le jupon de son Altesse
Elle jette un cri, c'est en vain ;
Mon étourdi, qu'un vif aiguillon presse,
Jusque au bout allant son train,
(1) On sait que ce trait est attribué à Voltaire.
(2) Traité par Pelluchon-Destouches Le Petit Neveu de Boccace,
(Amsterdam, 1787) : La Croupe touchée ou In Réparation gasconne,
250 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Glaquoit et reclaquoit sans cesse.
— « Finirez-vous donc, libertin ?
A moi quelqu'un ! la Fleur, Champagne, la Jeunesse.. ! »
Ces messieurs, qui buvoient au cabaret voisin,
N'entendoient pas la voix de leur maîtresse.
Mon polisson lâche prise à la lin.
— « Ah ! malheureux tu paîras demain
Ce trait d'audace et de scélératesse :
Crois que ton trépas est certain I »
— « Pardonnez un moment d'ivresse,
Reprit le mousquetaire avec un air serein ;
J'ai fait sans doute une sottise,
Et vous m'en voyez confondu :
Que voulez-vous que je vous dise ?
Las, je suis un homme f . . .
Si vous avez le cœur aussi dur que le c...
LE CURÉ COMPLAISANT
« Lisez tout bas ce guid'âne,
Monsieur, vous m'épouvantez,
Ah! Quels grands mots Libertés !...
De l'Eglise gallicane !
Comment î Je crois, Dieu me damne I
Que je les ai répétés. »
— « Venez sur cette Ottomane,
Prendre place à mes côtés.
Or, maintenant écoutez,
Levez ce jupon de panne,
Et sur le dos vous mettez ;
Les deux cuisses écartez,
Moi, j'entr'ouvre ma soutane... »
APPENDICE 251
— « Je crois que vous me... »
— « Non, c'est pour vous montrer, Jeanne,
Ce qu'on nomme libertés
De l'Eglise Gallicane. »
ANECDOTES EUROPÉENNES
(1785)
Cet ouvrage singulier qui parut sans indication de lieu et
sans nom d'imprimeur, cn2 volumes in-12, n'est pas àpropre-
mentparler un recueil decontes ; c'est un deces livres comme
il s'en brochait beaucoup au xvme siècle, où la malignité de
certains auteurs s'exerçait impunément. On y trouve tout à
la fois des nouvelles à la main, des anecdotes tantôt morales,
tantôt libres, des portraits et jusqu'à des essais de critique
où la critique le cède à la raillerie et aux propos imper-
tinents.
Les épigrammes y fourmillent et les historiettes en vers y
tiennent lieu parfois de propos pour rappeler les scandales
du jour.
Il nous a semblé qu'un tel recueil méritait d'être sauvé de
l'oubli où le tiennent injustement les historiens des mœurs.
Les contes que nous en avons extrait ne valent sans doute
pas par le mérite que nous y attachons, mais on ne saurait
oublier qu'ils sont placés ici pour fixer le titre d'un iivre
rare.
APPENDICE 253
LA COMPARAISON NAÏVE
Certain guerrier, noble soutien du trône,
Privé d'un bras, au champ de Philipsbourg,
S'en console dans le sein de l'amour.
Tout bon Français quand son prince l'ordonne,
Vole aux combats : mais la paix de retour
Rend à Vénus ces enfans de Bellone,
Et le laurier cède au myrte a son tour.
Notre Invalide, époux d'une pucelle
Aux yeux baissés, au modeste minois,
La nuit première, en vertu de ses droits,
Prétend fêter sa conquête nouvelle.
Un bras lui manque, et mon lecteur, je crois,
Devine assez son embarras près d'elle.
Pour s'en tirer, il harangue la Belle :
— « Dans la piscine, il falloit autrefois
Etre poussé par une main propice ;
L'amour aveugle a besoin que l'hymen
Le mène aussi quelquefois par la main.
J'attens de vous ce généreux service.
Nous nous devons un mutuel support. »
— « Que faut-il donc, dit la Belle novice? »
— « Madame, il faut mettre ma barque au port. »
— « Quoi! vous croyez...» — « C'est un mal sans remède.
Il est écrit que la femme aidera
Dans ses besoins, le mari quelle aura... »
Elle refuse, il insiste, l'obsède.
La gagne enfin. — « Eh bien ! Monsieur, je cède,
Je l'y mettrai mais l'ôte qui voudra ! »
(1; On trouve dans les Anecdoctes Européennes deux versions de ce
conte. Nous avons choisi la plus rapide. Rappelons que ce même
sujet fut traité par Robbé de Heauveset L'Epoux manchot, et par
Andréa de Nerciat dans ses Contes Nouveaux.
254 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LE BRÉVIAIRE
La veuve d'un libraire habitait à ltuelle
Pendant le temps de la belle saison ;
Etant pleine d'amour pour la religion,
A tout ministre saint elle marquait du zèle.
Un matin elle alla chez le curé de lieu,
Le pria pour diner et retourna chez elle.
A sa parole, exact, le serviteur de Pieu,
Vers le midi vient à paraître ;
Mais pressé par certain besoin
Sans réfléchir, sans s'écarter plus loin
Il s'arrêta tout juste au bas de la fenêtre.
La dévote s'en apperçut ;
Elle ne traita point cette affaire de crime,
Même on dit que pour lui dès lors elle conçut
Des sentiments établis sur l'estime.
Le bon pasteur à peine fût entré,
Qu'on servit le dîner. Soudain d'un air affable
Notre veuve luy dit en se mettant à table,
— « Lavez vos mains, mon cher curé. »
— « Madame, assurément, rien n'est moins nécessaire ;
Répond-il : je n'ay touché que mon bréviaire. »
— « Qu'il est beau, cria t-elle : il fait du bien aux yeux ;
J'en aime fort l'office, unissons nous tous deux
Nous en aurons bien plus de goût pour la prière. »
LES HEURES DE PAPHOS
(1787)
Publié sans indication de lieu, sans nom d'imprimeur, sous
ce titre peu édifiant : Les Heures de Paphos par un sacrifica-
teur de Vénus, ce livre ne retiendrait guère l'attention s'il
n'offrait un texte entièrement gravé et enrichi — est-ce le
mot ? — d'un frontispice et de XI figures fort libres. C'est,
avouons-le, l'ouvrage d'un anonyme où l'obscénité tient lieu
d'esprit. Des XI contes qu'il renferme et dont les titres mé-
ritent peu d'être cités, nous avons extrait la page la moins
mauvaise ; nous la donnons à titre de spécimen d'une œuvre
que rien ne recommande, point même sa rareté (1).
La Bibliothèque nationale, possède un exemplaire des
Heures de Paphos.
L'ECREVISSE
Certain abbé des plus coquets,
Grand fabricateur de poulets,
Fameux papillon de ruelles,
En contant à toutes les belles :
Contre l'esprit de son état
Voulait jouir avec éclat ;
Et loin de garder le mystère
Sur les faveurs qu'il recevait,
(1) Il existe une réimpression assez récente de cet ouvrage : Les
Heures de Paphos, contes moraux par un sacrificateur de Vénus,
S. 1., 1787, in-12, figures. Exécutée à Bruxelles, elle est due,
croyons-nous, au libraire Poulet-Malassls.
256 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Plus fanfaron qu'un militaire
A tout venant les racontait.
< '/est mal faire sa cour aux dames.
Sur son compte avoir un amant
N'est point un crime chés les femmes ;
On double même assez souvent ;
Mais, outre que la bienséance
Exige d'eux plus de prudence,
Un Abbé n'est pas un galant
Qu'on puisse avouer décemment,
Il est des choses d'étiquette,
Et la femme la plus coquette
Se targuera d'un officier,
Ou, pour l'argent, d'un financier,
Qui se croirait deshonorée
D'être la maîtresse avouée
D'un robin, ou bien d'un abbé.
Ce n'est pas que leur accointance
Soit moins dangereuse à l'époux ;
Mais ce sont comme des joujoux,
Qu'on a chés soi sans conséquence;
Des hors-d'œuvre de jouissance.
Celui dont je vous ai parlé
Tout plein de son petit mérite,
Le premier jour qu'il voit Mélite.
Se persuade en être aimé.
Mélite était de ces coquettes
Qui n'aiment rien précisément,
Qui se font un amusement
De multiplier leurs conquêtes
Moins encor par tempérament,
Que pour faire tourner des têtes.
C'était, à parler nettement,
Une folle des plus complettes.
Elle apprend donc le lendemain
Que l'indiscret Abbé Poupin
APPENDICE £)7
S'était vanté d'être aimé d'elle ;
Sondain la maligne femelle
Résout de venger son honneur
Et de corriger le hâbleur.
En fait de ruse et de malice,
Jamais femme ne fut novice.
Mélite en tenait un magazin ;
C'était un démon féminin.
Elle écrit donc au petit maître
Que du moment qu'elle l'a vu,
Dans son âme elle a senti naître
Un feu subit ; et que pourvu
Qu'il promette d'être fidèle,
Il pourra tout obtenir d'elle ;
Lui donnant même rendés-vous
Le lendemain sur les neuf heures
L'Abbé reçoit le billet doux ;
Le serre dans son livre d'heures
Et ne manque pas tout le soir
De le lire à qui veut le voir.
Le lendemain, l'heure arrivée,
Plus ajusté qu'une épousée,
Il vient, on ouvre, on l'introduit
Chés Madame, qui sur son lit
Langoureusement étendue,
L'œil agaçant, à demi-nuë,
Joua d'abord la retenue
Et puis, feignant de succomber,
Laissa le galant approcher
De la fontaine de Jouvence ;
C'est là qu'une cruelle chance
Attend son misérable engin.
A l'orifice du Vagin,
Mélite avait eu la malice
De mettre une grosse Ecrevisse
Qu'entre ses doigts elle tenait ;
17
258 CONTBS ET CONTEURS GAILLARDS
Et, sitôt que le Prestolet
Fut près d'entrer au sanctuaire,
La diablesse lâche une serre
Puis l'autre ; si bien que l'Abbé
Sous l'instant se trouve pincé
D'une vigoureuse manière.
Il pousse des cris douloureux,
Se sauve, court, jure, s'agite.
— « Bon dieu! dit en rien Mélite,
J'ai peur; cet homme est furieux;
Accoures, mes bonnes amies. »
Déjà cinq ou six dégourdies,
Qui, dans le prochain Cabinet,
N'attendoient que le mot du guet,
Sont à l'entour du pauvre drille,
Qui demande d'un air penaut
Qu'on ait pitié de sa guenille ;
Enfin avec de bons Ciseaux.
On coupa les pattes du Cancre ;
Et l'Abbé cachant sa fureur,
Et son penil noir comme l'encre
Leur fit serment de très grand cœur,
(Et sans leur demander son reste),
D'être à l'avenir plus modeste,
De tenir ses amours secrettes
Et, surtout, de n'aller jamais
Vaquer au galant exercice
Sous le signe de l'Ecrevisse.
CONTES ET POESIES
DU COMMANDANT COLLIER
(mdccxcii)
C'est un recueil original et divertissant. Il parut en 1792 :
Contes et poésies du C. Collier, commandant-général des Croi-
sades du Bas-Bhin, A. Saverne, 1792, 2 vol. in- 16 carré. Ce
titre, on le devine, et ce pseudonyme, sont une allusion un
peu vive au Cardinal de Rohan et à la trop fameuse affaire
du Collier. Rien jusqu'à ce jour n'a trahi l'auteur de ce cu-
rieux ouvrage où l'esprit abonde et où les histoires galantes
ne le cèdent en rien aux folies du temps. Quelques biogra-
phes supposent que c'est là l'œuvre de Nicolas François
Jacquemart, libraire et homme de lettres, né à Sedan, le 2octobre
1735, mort à Paris, à l'hôpital de la Charité, le 2 avril 1799,
et que cette édition originale n'est qu'une contrefaçon d'un
recueil publié en 1779, sous ce titre : Contes à rire d'un nou-
veau genre et des plus amusants, Saverne, 1779,2 vol. in-12.
Quoi qu'il en soit et de cette opinion et du problème qu'elle
soulève, c'est un livre qu'on ne saurait passer sous silence
et qui mérite la réputation qu'il s'est acquise près des biblio-
philes. En partie reproduit par Jacquemart dans \esEtrennes
aux Emigrés, ou les Emigrants, dialogues, contes et poésies,
Paris, Imprim. bibliograph. de la rue des Menestriers, l'an I
delà République (1793;, in-12, il fut réimprimé intégralement
ces dernières années sous cette rubrique : Contes à rire d'un
nouveau genre et des plus amusants par te citoyen Collier,
260 CONTES ET CONTEUKS GAILLARDS
commandant des Croisades du Bas-Rhin, Nouvelle édition
augmentée d'une notice bibliographique par le chevalier de
Katrix et d'un frontispice gravé à l'eau forte, Bruxelles, Gay
et Douce, 1881, in 8°.
LE MARI DÉSOSSÉ.
Après le grand ego vos conjungo,
Damon chez lui, vous conduit sa Nicette;
Puis sans témoin sur sa couchette,
Ils vont s'en donner à gogo.
L'époux est frais, gentille sa poulette.
Si que toujours ferme et dispos
Il fut vainqueur dans trois assauts,
Puis s'endormit. Après un court repos,
Voulant refaire la chôsette,
De la petite il prend la main blanchette,
Et la place... Il n'est à propos
De dire où, suffit que la pauvrette
En le touchant s'écria stupéfaite :
— « Ciel ! qu'avez-vous donc fait des os. »
LE MOINE
On se sert, dans quelques pays,
Des moines pour chauffer les lits.
C'est le nom de certains châssis
Où l'on met une chaufferette;
On le conduit de couchette en couchette,
Et, de cette façon
APPENDICE 201
Un seul suffit pour toute la maison.
Dans un castel de Picardie,
Certaine dame assez jolie,
Sans bruit et sans faste vivait,
Pendant qu'au régiment son mari commandait
Des soldats une compagnie.
Une voisine, son amie,
Souvent avec elle restait.
Les samedis, au soir, un cordelier venait;
Le lendemain, la messe lui disait,
Recevait un écu pour prix de l'œuvre pie,
Puis au couvent s'en retournait.
Un samedi d'hiver, arrive le bon père.
Le jour d'avant, la dame avec colère,
Avait chassé sa servante Manon,
Et, pour la remplacer, pris la jeune Suzon,
Fille simple, docile et très neuve en affaire.
Le cordelier, après maints compliments,
De la part du gardien et du père vicaire,
Se met à table, boit et mange largement.
Et se retire prudemment
Dans sa chambre, pour dire un bout de bréviaire
Et pour dormir tranquillement,
Ne sachant rien de mieux à faire.
Les dames rentrent au salon,
Se mettent à jouer ou causer, peu m'importe;
Puis, onze heures frappant, on appelle Suzon,
Qui vient et, par respect, attend l'ordre à la porte,
En baissant les yeux humblement.
Sa maîtresse lui dit : — « Suzon, diligemment,
Dans le lit de madame, allez mettre !e moine. »
Suzon va chez le cordelier
Qu'elle trouve déjà ronflant comme un chanoine.
— « Père, dit-elle au besacier,
On s'est mépris, et je viens pour vous dire
Que vous devez changer de lit. »
262 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
A ce propos, le pauvre sire,
Frottant ses yeux et n'osant contredire,
Se lève, reprend son habit,
Suit la fille et se met dans le lit de l'amie.
Quart d'heure après on sonne, et Suzon court au bruit.
— « Mettez le moine à présent dans mon lit, »
Dit la maîtresse à la jeune suivante.
Suzon retourne au bon père et lui dit :
— « Pardonnez; à regret, père, je vous tourmente;
Mais dans une autre chambre il faut aller coucher. »
— « Vous vous moquez. » — « Non, non, il faut vous dépêcher;
Quand madame s'impatiente,
Il y fait chaud; je crains de la fâcher. »
— « Je crois, ma foi, que c'est une gageure, »
Dit le frappart, se levante regret;
Mais l'aspect d'un lit de duvet
Fit cesser bientôt son murmure.
Minuit arrive : on sonne encore Suzon.
— « Bonsoir, mon cœur. » — « Bonsoir, ma reine. »
On se sépare sans façon.
Et c'est bien fait; car à quoi sert la gêne ?
La maîtresse de la maison
Se décoiffe, se déshabille,
Sans que se réveille le drille;
Et sa toilette faite dit :
— « Otez le moine de mon lit. »
— « Où le mettrai-je après, madame ? »
— « Dans le vôtre, si vous voulez
Cela vous tiendra chaud. » — « Oh ! dame
Savoir s'il le voudra. » — a Toujours vous babillez,
Au lieu de m'obéir... » — « Allons vite mon père,
Il faut encore que vous vous releviez,
C'est avec moi qu'on veut que vous couchiez. »
— « Vous vous moquez, dit le moine en colère :
Toute la nuit veut-on me tourmenter?
Puisqu'on m'a mis ici, je prétends y rester. »
APPENDICE 263
— « Dans mon lit, dit la dame. . . O ciel quelle insolence. »
— « Vous aurez beau crier, pester,
A bout on a poussé ma patience... »
— * Par quel hasard? » — « Trois fois on m'est venu chercher. »
— « Pourquoi ?» — « Je n'en sais rien. » — « Mais je veux me coucher. »
— « A vous permis. .. » — « Ah ! quel excès d'audace! »
— « Le lit est grand, et je vous ferai place :
Sans en sortir, je m'y ferai hacher. »
— « Mais vous, Suzon, expliquez ce mystère. »
— « C'est aisé, madame m'a dit :
Mettez le moine dans mon lit.
Tout aussitôt j'ai réveillé le père,
El l'ai conduit ici; voilà toute l'affaire. »
A ce trait de simplicité,
La dame, malgré sa colère,
Ne peut garder sa gravité.
Femme qui rit est à moitié vaincue
Et notre habile cordelier,
Mettant à profit la bévue.
Parla si plaisamment de sa déconvenue,
Que de son cœur il amollit l'acier.
Elle envoya dormir sa servante ingénue...
Bon; mais que devint l'aumônier?
CONTES ET EPIGRAMMES EN VERS,
SUIVIS DU VOYAGE DU PAPE PAR L. N. G.
(mdcccii)
L'ouvrage publié à Paris, chez Dablin, an X (1802), porte
cette mention : seconde édition, et offre cette épigraphe de
Parny : « Nous en rirons, et le rire est si bon » (Guerre des
Dieux, Chant Ier)- Nous n'avons pu retrouver l'auteur de ce
recueil assez rare, mais nous supposons que c'est un sieur
Guillemard, qui publia quelques-unes de ses productions
dans YAlmanach des Muses.
LE PICARD
Un petit maître expert de la ville d'Amiens,
(On retrouve partout cette agréable engeance)
Etourdissait un cercle, en débitant des riens.
Mais bientôt, pour se mettre en plus haute évidence,
Ce joli sapajou s'empare du foyer ;
Retrousse son habit avec impertinence,
Et chauffe son derrière, à l'aide du brasier.
Une dame d'esprit que je nommerai Baudet
Lui dit : — « J'avais appris, dans plus d'un bon endroit,
Que messieurs les Picards avaient la tête chaude,
Mais je ne savais pas qu'ils eussent le cul froid. »
APPENDICE 265
LE PROVENÇAL
Un marin Provençal, convoitant une dame,
A tout propos lui faisait le défi.
Le drôle parlait d'or, mais toujours celle-ci,
Par pure honte, éludait cette gamme.
A la fin, il prend son parti,
Et, sans plus marchander, il saute à l'abordage ;
Mais le tendron, pour tromper son courage,
Se prêtait peu, ne s'offrait qu'à demi,
Si qu'il errait en son hommage.
— « Ah ! Monsieur, vous vous égarez ;
Ce n'est pas là le but que vous aviez en tête. »
— « Madame, une autre fois, dit-il, j'y ferai fête ;
S'il le faut, vous m'y conduirez,
Mais, dans ce moment ci, pour mes sens enivrés
Tout port est bon dans la tempête. »
MH« TOUTE A TOUS
Une nymphe du soir agaçait un vieillard,
Qui résistait sans peine à pareil badinage.
D'abord il allégua son âge,
Puis il avait affaire, et puis il était tard ;
A la fin, excédé de son papillonage,
Il répondit, pour abréger :
Je n'ai qu'un nez pour tout hommage.
— « Eh bien ! dit-elle, il faut s'en arranger :
Monte chez moi : c'est au troisième étage,
Et tu verras la place où je peux le loger. »
266 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LE FROMAGE
0 vous, qui possédez le vrai parapilla,
Déplorez avec moi le sort d'une fillette,
Qui, n'osant pas encore en venir là,
De lait tiède, injecté, composait sa recette.
Puis, admirons les jeux de la fécondité,
Dans le laboratoire où l'on pétrit la vie,
Quand la belle eut acquis pleine rotondité,
Il en provint un fromage à la pie.
ARETIN FRANÇAIS, PAR UN MEMBRE DE
L'ACADÉMIE DES DAMES
(mdccciii)
Recueil obscène, dont le titre gravé — selon un prudhommes-
que bibliothécaire — est un défi à la décence. L' Aretin français
parut à Londres en 1803 (petit in-12), avec l'épigraphe sui-
vante, extraite de Nicolas Boileau : « J'appelle un chat un
chat. » Au demeurant, c'est un ouvrage des plus hardis du
xvme siècle. Il se divise en deux parties assez distinctes, la
première consacrée à la publication de dix-sept figures gra-
vées d'après « les précieux dessins de Jules Romain » et
enrichie de huitains leur servant de commentaires ; la
seconde offrant sous ce titre : Les Epices de Vénus ou pièces
diverses du même académicien, un mélange de facéties et
d'épigrammes priapiques qui laisse loin derrière lui les
menus propos de nos beaux conteurs. Le tout est ^précédé
d'un avertissement au lecteur, d'un frontispice, d'un quar-
train et d'un dizain imagé, ce dernier en manière d'appen-
dice. Nous avons extrait de ce livre une des pièces qu'une
morale très épicurienne nous autorisait à mettre sous les
yeux du lecteur. On ne saurait après une telle réserve nous
accuser de libertinage
268 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LE JEU NE VAUT PAS LA CHANDELLE (1)
Alix, novice en l'amoureux mystère,
Un soir dans un grenier allant f. .. Nanon
(Jeune et gentille chambrière)
Afin d'y mieux voir, ce dit-on
S'était muni d'une lumière.
Trop faible était le gars pour si bonne ouvrière;
Car au lieu d'avancer, il restait en chemin.
Aussi, d'un coup de culdéprisonnant l'engin :
— « Au diable soit le sot, dit-elle,
Le Jeu ne vaut pas la chandelle. »
(1) Ce conte dont le sujet est emprunté à une vieille épigramme
du genre marotique a été traité différemment dans Contes et Epi-
grammes en vers, suivis du Voyage du Pape, par L. N. G, 1802.
RECUEIL DE NOUVELLES POÉSIES GALANTES,
CRITIQUES, LATINES ET FRANÇOISES
(sans date)
Un des plus curieux, aussi le plus copieux des ouvrages de
ce genre publiés au xvm" siècle. Il parut sous la rubrique
« Londres», sans date, sans lieu ni nom d'imprimeur. C'est
un livre rarissime. On y voit avec la fleur de tous les contes,
réimprimés dans maints ouvrages et attribués tantôt à Gré-
court, tantôt à Piron ou à Jean-Baptiste Rousseau, une foule
d'anecdotes, de menus propos et d'épigrammes fort vives
que l'on ne retrouverait pas dans les sottisiers et les manus-
crits du temps. Les pièces que nous en extrayons sont peu con-
nues, mais elles sont insuffisantes à montrer tout l'intérêt de
ce recueil, lequel s'achève sur des pièces en patois Bourgui-
gnon faussement attribué, selon Viollet le Duc, au père de
Piron .
L'HEUREUSE SURPRISE DE LA S'
ACTRICE DE L'OPÉRA
La souveraine de la danse
Lassée de recueillir en France
Les lauriers des Assistants,
En passant dans une autre Terre
270 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Trouve encore plus en Angleterre
D'admirateurs et de Galants.
A ces Galants de toute espèce
Tout fut promis, rien accordé
Car de la Musc de la Grèce
Elle avoit le goût décidé !
L'Anglois qui voit que la Sapho moderne
Le rançonne et ensuite le berne
Ne veut plus payer ses mépris.
La Nymphe revient à Paris ;
Mais un jeune Milord en étoit idolâtre,
Il n'avoit pas déclaré ses amours ;
Seulement alloit au Théâtre
A Londres, la voir chaque jour.
Il suivit de près son retour,
Adolescent au teint d'albâtre,
Pour parvenir à lui faire sa cour
Se servit de ce plaisant tour.
Il sçavoit l'allure secrète
Et qu'il n'obtiendroit jamais rien
Que sous l'habit d'une Fillette
Il se déguise et fait si bien
Qu'il se faufile chez sa belle
Se disant une Demoiselle
Qui vient de Londres depuis peu ;
Que n'ayant jamais rien vu de si parfait qu'elle
Son seul désir étoit de trouver lien,
A contracter ensemble une estime éternelle.
Du compliment on fut ravi
Et on promit sa bienveillance ;
Le double serment fut suivi
D'un doux baiser qui scella l'alliance.
Pour la première fois, c'étoit déjà beaucoup,
Le Milord crut que pour faire son coup
Il ne falloit qu'une nuit favorable.
Quand la trouver, c'étoit le diable
APPENDICE 271
De la clarté du jour il craignoit le danger
[Et] cherchoit donc à s'arranger
Pour mettre à bonne fin l'espérance affermie ;
Quand chez une commune amie
On se rencontre sur le soir;
Lorsqu'on veut s'en aller il se met à pleuvoir.
Un petit souper se propose,
De pluie une plus forte dose
Vers le minuit vient à tomber,
Eh ! comment ne pas succomber
Aux instances de leur hôtesse,
Qui les engage et les presse
D'accepter un bon et grand lit ?
Il étoit tard, après un court colloque
Dedans les draps notre couple se bloque ;
La fausse Jouvencelle a peur
D'incommoder sa camarade,
Qui par une prompte accolade
A l'instant dissipa sa crainte et sa pudeur ;
Et comme plus grande et plus robuste
Elle attira le tendron sur son sein,
Et sçut se l'appliquer si juste
Que tout sembloit quadrerà son dessein.
Que de vivaciié, que d'ardeur, que de flammes !
Des termes expressifs quels torrents répandus,
Dans l'effusion de leurs âmes
Rien n'est donné que pour être rendu :
Leurs deux langues bientôt par un désir extrême
S'entrelacèrent tendrement ;
On s'attendoit qu'incessamment
Cette caresse ailleurs seroit la même
Mais lorsqu'il alloit le tentant
Sapho dit : — « Je croyois folette,
Eprouver de Cloris la petite houlette,
Mais c'est le sceptre du Dieu Pan. »
272 CONTES ET CONTEUKS GAILLARDS
LE LAICT DU JÉSUITE
De la Fillon, une élève madrée,
De beaux habits tout de neuf accoutrée,
Chemin faisant trouve une de ses sœurs,
Là de ces sœurs, ce mot s'entend de reste,
Qui la voyant si contente et si leste,
Dit : — « Est-ce là le prix de tes faveurs ? »
— « Et vrayment : je suis entretenue. »
— « Et par qui donc ?» — « Par un Ignacien,
Un gros bonnet, qui band... comme un chien
Incessamment en eût perdu la vue,
Mais des Gitons pour quelque temps sevré,
L'ordre a jugé qu'il étoit nécessaire
Que le malade à mes soins fût livré,
Et qu'on le mît au c... pour le refaire. »
LE JESUITE ET LE TABLEAU
Un Jésuite attentivement
Considéroit une femme en peinture ;
Peinte elle étoit divinement,
Mais immobile en était la posture :
Elle étoit nue, et du bout de son doigt,
Grattoit tout ce que bon Jésuite
Ne peut voir en peinture quand il a le cœur droit,
A cet aspect le bon père s'irrite ;
Maudit le peintre et le pinceau,
Qui fit cet impudique tableau :
— « Il est vrai, dit un Janséniste,
Qui se trouva là par hasard,
APPENDICE 273
Ce tableau, pieux Moliniste,
Mérite pour le moins la hart.
Mais si cette Vénus, mon très Révérend Père,
Tournoit un peu plus le derrière,
Et cachoit son Jansénius;
Blâmeriez-vous alors, le Peintre et la Vénus ? »
CONTE
Un Florentin avait fait son giton
Et s'ébattait d'un suisse du Saint-Père.
Le Barigel, par sentence sévère,
Le condamna d'aumôner un teston :
Le condamné criait : — « Ah tyrannie,
Payer vingt sols pour péché si mignon,
Beau justicier sommes en Italie,
Un lieu Papal. » — « Paye sans repartie,
Lui dit Dandin, tu l'as bien mérité;
Ton cas n'est point honnête Sodomie,
Mais bien péché de Bestialité. »
L'AUTEL AUX SACRIFICES
Un jeune Amant se confessait naguères,
D'avoir, pensant à fille trop sévère,
Avec sa main soulagé son ardeur,
Dont le Pater lui dit avec fureur :
— « Serpent maudit! mieux valait pour ton âme
Avoir baisé pucelle ou jeune femme :
Trésor pareil t'a-t-il été donné
Pour le répandre à la première envie ?
18
274 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Quand par ta tête il passe une folie,
Jà ne sera ton crime pardonné. »
— « Mais, dit le gars, toujours elle refuse
Et ne veut pas... » — « Mais, dit le Confesseur,
Peut on donner une si pauvre excuse ?
Grand imbécile ! homme de peu de cœur 1
Imite-moi, quand je vois une belle
Qui fait venir en moi désir charnel,
Et qu'à mes vœux je la trouve cruelle,
J'offre, il est vrai, sacrifice pour elle,
Mais chez La Croix (1) je vas chercher l'Autel. »
(1) La La Croix était une des fameuses « Commodes » de Paris
MOMUS REDIVIVUS
ou
LES SATURNALES FRANÇAISES
Cet ouvrage publié à la fin du xvme siècle par Mercier de
Gompiègne (l'auteur d'ouvrages burlesques et satyriques
assez médiocres) n'est point à proprement parler un livre
original, mais plutôt selon le sens de la préface, un recueil
de pièces très difficiles à rassembler. Voici son titre exact,
accompagné d'une épigraphe singulière : Momus redivivas
ou les Saturnales françaises. Biblia jovialis ad usum compa-
gnouorum adhuc ridentium. Editio modernissima Grandissimis
soinis collecta, excusa et emendata, à minimo grandissimi
Merlini Cocaii filio, sumptibus achelantium utriusque sexus.
A Lutipolis, de V Imprimerie du Libraire auteur, 2496 ( Un ex.
à la Bibliothèque Nationale : Enfer, 714). Broché en deux
volumes et formant près de trois cents pages, il contient,
entr'autres pièces libres et curieuses les opuscules suivants :
Tome I. — La Reclusiere de Venus, poème allégorique; les
Sultans nocturnes contre les Réverbères ; Complainte des filles
auxquelles on vient d'interdire Ventrée des Tuileries à la
Brune ; La Vanité bonne à quelque chose, ou les mots pas
moins employés utilement ; Longchamp, poème ; Épitre à
Louise, par M. Marchant, avocat, etc.. — Tome II: A Raucourt,
Épîlre à la Lesbienne; Sermon joyeux d'un dépuceleur de
nourrices ; La mort de VOpèra comique, élégie pour rire et
pour pleurer , Confession générale d'un homme exécuté au
276 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Caveau du Palais-Royal ; Lettre de 3f««e Delaunay, appareil-
leuse à M. Suard, de l'Académie française, Epitre à la Reine
(attribuée à Camille Desmoulins), etc..
On trouve en outre dans le Momus redivivus, six contes
originaux parmi lesquels s'est fixé notre choix.
L'ENFANT FAIT EN MUSIQUE
CONTE QUI N'EN EST PAS UN
L'industrie est parfois l'ouvrage de l'amour
Et lui servit souvent à jouer plus d'un tour :
Je m'en vais le prouver dans cette courte histoire
Je suis très véridique et chacun peut m'en croire.
Damon, tel est le nom du charmant égrillard
Qui sut, comme on verra, faire gentil poupart
Aux sons d'un violon : mais entrons en matière,
Et sans tant discourir, éclaircissons l'affaire.
Un honnête marchand du faubourg Saint-Martin,
Par caprice ou par goût, enfin un beau matin,
Avait fait la folie, au moins si c'en est une,
De lier son destin à celui d'une brune
Assez fraîche, à l'œil noir, au regard agaçant,
Présage bien certain d'un grand tempérament.
Aussi n'en manquait point notre aimable donzelle.
Dans les premiers moments qu'on jouit d'une belle
Le cœur est tout en feu ; lorsque je dis le cœur,
C'est le cœur de Boufflers (1). Or donc, notre épouseur
A qui le jeu d'amour plaisait à la folie,
Le faisait partager à sa moitié chérie
Qui ne s'opposait point aux vœux de son époux.
Je puis en sûreté l'affirmer entre nous,
Jamais à ce jeu-là, femme ne fut rebelle.
(1) Allusion à une pièce de Boufflers, portant ce titre.
APPENDICE 277
Si bien qu'au bout d'un an notre couple fidèle
Reçut du dieu d'hymen un joli rejeton,
Une charmante fille et qu'on nomma Goton
On répète souvent que l'on tient de son père
Alors qu'on le connaît : mais c'était de sa mère
Que la gente Goton tenait ses agrémens ;
Elle était vive, leste, et dès ses jeunes ans
Témoignait du penchant pour l'aimable luxure.
Chez le sexe, on le sait, hâtive est la nature.
Si quelquefois aux yeux de la jeune Goton
S'offrait ou le Portier ou Thérèse ou Sinon,
A les lire soudain, elle était très habile,
Et sa main, dans ce cas, ne restait pas tranquille.
C'est ainsi que seulette, et dans ses doux loisirs,
Goton se préparait a de plus grands plaisirs.
Du matin jusqu'au soir la belle rit et chante :
On assure aux parents qu'elle a la voix charmante ;
Qu'il la faut cultiver, qu'il serait malheureux
Que l'art n'embellît point un chant si gracieux !
Sa mère en est d'accord ; le père en vain réplique ;
On donne a ma Goton un maître de musique.
Pendant quelques leçons, le tout allait au mieux,
La petite en chantant n'osait lever les yeux ;
Mais le maître était jeune, ainsi que l'écolière;
La jeunesse à l'amour sourit pour l'ordinaire.
Vous voyez, comme moi, que pour un jouvenceau
Ma foi, Goton était un très friand morceau.
Damon, en indiquant une vive cadence,
Trouve qu'on la fait mal, pour qu'on la recommence :
Goton donne à sa langue un mouvement plus vif,
Qui présente à Damon l'attrait le plus lascif,
278 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
La fait-il respirer pour compter une pause,
Il voit un sein charmant où le plaisir repose
S'élever, s'abaisser et sembler désirer
De s'échapper des lacs qui savent le serrer;
Damon porte sa main en batlant la mesure
Sur une cuisse ferme et d'un charmant augure ;
En faut-il plus lecteurs pour émouvoir les sens,
Et se voir consumer par des désirs pressants ?
Cependant nions Damon n'osait rien entreprendre,
Quoiqu'il eût remarqué qu'on savait bien l'entendre.
L'occasion naquit : un jour où par hasard,
Pour donner sa leçon il arrivait fort tard,
Goton, qui près du feu n'attendait plus son maître,
Relisait sa Suzon, lorsqu'il vint à paraître ;
Surprise, elle voudrait cacher ce qu'elle tient,
Et fuir, mais c'est en vain, le maître la retient,
S'empare du livre décoré de gravures
Offrant aux yeux éclaircis de lascives peintures.
Damon, dès cet instant, croit pouvoir tout oser ;
Il sourit à Goton, et lui prend un baiser.
La belle se défend, mais d'un air si tranquille,
Qu'au lieu d'un doux baiser notre amant en prit mille.
Et non pas seulement sur la bouche et les yeux,
Mais sur un sein parfait : tandis, qu'en d'autres lieux,
Sa main va fourrager la toison agréable.
Ombrage fortuné d'un séjour délectable 1
Un doigt furtif se glisse au centre des désirs,
Et procure à Goton un torrent de plaisirs.
Pendant ce tendre jeu, dans la main de la belle
Damon avait placé sa brûlante allumelle.
Ce joyau plaisait fort à la chère Goton,
Qui de ses jolis doigts le caressait, dit-on.
Sur son lit à l'instant la belle est étendue...
— « Arrête, cria t-elle alors tout éperdue 1
Que fais-tu ? Si quelqu'un ici nous surprenait,
APPENDICE 279
Ce serait fait de nous. » Toujours sa mère était
Avec son cher époux à garder la boutique,
Tandis que leur Goton apprenait la musique.
Mais les sons de la voix unis à l'instrument,
Qu'ils entendaient tous deux de moment en moment,
Bannissaient tout le doute et leur faisaient connaître
A quoi passaient le temps et l'élève et le maître.
L'industrieux Damon imagine à l'instant
Le moyen d'être heureux sans craindre d'accident.
Goton consent à tout ; alors fermant la porte,
Damon lui dit : — « Viens çà, mets-toi de cette sorte
Sur le pied de ce lit ; fort bien, chère Goton. »
Puis il lève avec feu le plus léger jupon,
Voit l'ébène et le lys, qu'il baise, baise, baise !
Et mettant son priape alors plus à son aise,
Il prend son violon, et quand plein de vigueur,
D'accord avec Goton, il cherche le bonheur,
Appuyant son archet sur la corde sonore,
Il mêle l'harmonie au feu qui le dévore.
Et les parents disaient, charmés de leur Goton :
Qu'elle prend ce matin une bonne leçon !
On sent que dans cet art notre jeune écolière
Fit bientôt des progrès de la belle manière ;
Même ils furent si prompts que grâces à l'amour*
Le lacet de Goton raccourcit chaque jour :
Elle conte à Damon sa funeste disgrâce,
Qui jugea très prudent d'abandonner la place.
Goton d'abord pleura ; puis, prenant son parti,
Sut fort adroitement obtenir un mari,
Qui se chargea de tout, et crut que cette belle,
La nuit de leur hymen, était encor pucelle.
Femme, comme on le sait, dans ce cas fait si bien,
Que le plus fin matois n'y verrait jamais rien.
D'ailleurs, dans tous les temps, une rose nouvelle
Auprès de son bouton n'en paraît pas moins belle.
2*0 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LES AMOURS DE CHARLOT ET TOINETTE (1)
Scilicet is superis labor est, ea
cuta quiestos Sollicitât .
(Virg. Œneid.)
Une reine jeune et fringante,
Dont l'époux très auguste était mauvais f...
Faisait de temps en temps, en femme très prudente,
Diversion à sa douleur,
Et mettant à profit la petite industrie
D'un esprit las d'attendre et d'un c... mal f...
Dans une douce rêverie
Son joli corps ramassé, nu, tout nu,
Tantôt sur le duvet d'une molle bergère,
Avec un certain doigt, (le portier de l'amour),
Se délassait la nuit des contraintes du jour ;
Et brûlait son encens pour le Dieu de Cythère.
Tantôt mourant d'ennuis au milieu d'un beau jour,
Elle se trémoussait toute seule en sa couche :
Ses tétons palpitants, ses beaux yeux, et sa bouche
Doucement haletante, entr'ouverte à demi,
Semblaient d'un fier f... inviter le défi.
Dans ses lubriques attitudes,
Antoinette aurait bien voulu
N'en pas demeurer au préludes,
Et que Lamb... eût mieux f...
Mais à cela que peut-on dire?
On sait bien que le pauvre Sire,
(1) Cette pièce parut pour la première fois « sous le manteau » en
1789. Nous la reproduisons à titre de document sur l'esprit public
à la fin du xvnie siècle. On ne saurait voir là qu'une satire, et des
plus grossières, sur la cour de Marie-Antoinette à la veille de la
Révolution.
APPENDICE 281
Trois ou quatre fois condamné
Par la salubre faculté,
Pour impuissance très complette,
Ne peut satisfaire Antoinette.
De ce malheur bien convaincu,
Attendu que son allumette
N'est pas plus grosse qu'un fétu ;
Que toujours molle et toujours croche,
Il n'a de v... que dans la poche ;
Qu'au lieu de f... il est f...
Comme le feu prélat d'Antioche.
D'Artois sentant un jour la grâce triomphante,
Du f... et du désir la grâce renaissante,
Vint aux pieds de la reine espérer et trembler ;
Il perd soudain la voix en voulant lui parler,
Presse ses belles mains d'une main caressante,
Laisse parfois briller sa flamme impatiente,
Il montre un peu de trouble, il en donne à son tour;
Plaire à Toinette enfin fut l'affaire d'un jour.
Les princes et les rois vont très vite en amour.
Dans une belle alcôve artistement dorée
Qui n'était point obscure et pas trop éclairée,
Sur des coussins mollets, de velours revêtus ;
De l'auguste beauté les charmes sont reçus.
Le prince présenta son à la déesse :
Moment délicieux de f... et de tendresse !
Le cœur lui bat, l'amour et la pudeur
Peignent cette beauté d'une aimable rougeur ;
Mais la pudeur se passe, et l'amour seul demeure :
La reine se défend faiblement, elle pleure...
Les yeux du fier d Artois éblouis, enchantés,
Animés d'un beau feu parcourent ses beautés :
Ah ! qui n'en serait pas idolâtre !
Sous un cou bien tourné (qui fait honte à TalbAtre)
Sous deux jolis tétons, séparés, faits au tour,
Palpitant doucement, arrondis par l'amour ;
282 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Sur chacun d'eux s'élève une petite rose.
Téton, téton charmant, qui jamais ne repose,
Vous semblez inviter la main à vous presser,
L'œil à vous contempler, la bouche à vous sucer.
Antoinette est divine et tout charme en elle :
La douce volupté dont elle prend sa part,
Semble encor lui donner une grâce nouvelle :
Le plaisir l'embellit, l'amour est un grand fard.
D'Artois le sait par cœur, et par tout il la baise.
Son membre est un tison, son cœur une fournaise;
Il baise ses beaux bras, son joli petit
Et tantôt une fesse, et tantôt un téton :
Il claque doucement sa fesse rebondie
Cuisse, ventre, nombril, le centre de tout bien ;
Le prince baise tout dans sa douce folie ;
Et, sans s'apercevoir qu'il a l'air d'un vaurien,
Tout transporté qu'il est dans son ardeur extrême,
Il veut tirer tout droit au but de l'amitié.
Antoinette feignant d'éviter ce qu'elle aime
Redoute une surprise, et se prête à moitié.
D'Artois saisit l'instant, et Toinette vaincue
Sent enfin qu'il est doux d'être aussi bien f...
Pendant que tendrement l'amour les entrelace,
Que Charles la serrant lui fait demander grâce ;
Antoinette palpite, et déjà dans ses yeux
Se peignent les plaisirs des Dieux :
Ils touchent au bonheur, mais le sort est un traître,
On entend la sonnette... un page vigilant
Trop pressé d'obéir, les dérange en entrant...
Ouvrir et se montrer... tout voir et disparaître,
Est l'affaire d'un seul instant.
Stupéfié de sa disgrâce
D'Artois avait quitté la place.
La belle reine gémissait
Sans proférer une parole :
Par un nouveau baiser le prince la console,
APPENDICE 283
— « Oubliez, chère reine, oubliez ce malheur,
Si cet importun trop alerte
A retardé notre bonheur
Souvent l'infortune soufferte
Donne au plaisir plus de vigueur.
Sus, dit le beau d'Artois, réparons cette perte. »
Chemin faisant, il essayait
Une plus grande chance,
A quoi la reine n'opposait
Qu'une piquante résistance
Qui rendait plus charmants leurs amoureux transports,
Et n'étalait que mieux tous ses petits trésors.
Tant et tant, cher lecteur, nos amants se f ..irent,
Qu'à leurs coups redoublés monte encor sieur Gervais !
— «Que veut sa majesté?... » — « Ah! parbleu, c'est exprès,
Dit d'Artois en colère
Je n'entends rien à ce mystère,
Voilà de cruels surveillants !
A tous moments ici, que veulent donc ces gens ? »
La reine n'entend plus... Enfin de leur surprise
A peine leur âme est remise,
Qu'ils fouillent avec un grand soin
Jusques au plus petit recoin,
Pour découvrir quelle est la cause
D'un si perfide événement ;
Mais ils ne trouvent rien, l'amour pleure sa faute,
La reine se désole et pousse des sanglots,
Puis se laisse tomber comme une lourde masse,
Sur une pile de carreaux,
Muets témoins de sa disgrâce.
Le charme cesse alors, et son joli corps casse
L'obstacle de leurs feux... C'est le maudit ruban
De la sonnette, dont le gland,
Source maudite, emprisonnée
Entre doux coussins était pris....
A chaque élan de leur tendresse
284 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Des douceurs qu'on goûle à Cypris,
Un grand coup de sonnette ébruitait l'ivresse.
Ah ! que de ribauds seraient pris
Si dans l'accès de leurs goguettes,
Ils rencontraient ainsi des cordons de sonnettes.
Nos amants rassurés fêtent encor l'amour
Deux ou trois bonnes fois avant la fin du jour,
Et plongés tous les deux dans le sein des délices,
Ils semblent savourer leurs précieux prémices.
Chaque jour, plus heureux, devenus plus ardents
Ils offrent à Vénus leurs feux toujours fidèles,
Ils se f... souvent ; et l'amour et le temps,
Pour ces heureux amants semblent n'avoir plus d'ailes.
Quant à moi si l'on m'asservit
A jouir de grands biens, sans rire, f... et plaire ;
J'aime mieux me couper le ....
Quand on nous parle de vertu,
C'est souvent par envie ;
Car enfin serions-nous en vie,
Si nos pères n'eussent f...
PARNASSE SATYRIQUE
XVIIIe SIÈCLE
Voici le titre exact de ce curieux ouvrage : Parnasse
satyrique, xvme siècle. Pièces trop libres échappées dans des
débauches d'esprit à quelques gens de lettres connus et incon-
nus. Imprimé par tes presses de la société des Bibliophiles
Cosmopolites. A Neuchâiel, 1874. Au demeurant, c'est un livre
douteux, édité en Belgique. L'avertissement de l'éditeur sent
la supercherie. On y lit : « Un honorable membre de la
société des Bibliophiles françois, mort récemment, voyageait,
il y a une dizaine d'années, dans un pays du Nord. Admis
dans une bibliothèque princière, il y découvrit un manuscrit
renfermant nombre de poésies inédites du xvin» siècle. Il
obtint d'en prendre copie et choisit ce qui lui parut le plus
piquant et le moins connu. Malheureusement à ces pièces il
en choisit de Bovie et de Gantel qui sont du siècle actuel.
Nous avons été prêts aies supprimer dans notre réimpression,
ainsi que trois ou quatre anciennes chansons déjà connues ;
mais, tout bien considéré, nous transmettons au public
bibliophile ce petit manuscrit textuellement dans l'état où il
nous a été remis à nous-mêmes, ce public étant parfaitement
capable de distinguer ce qui est plus ou moins digne de son
attention. »
Veut-on désigner ici par bibliothèque princière les collec-
tions provenant du prince de Ligne et conservées à Belœil ?
Nous pencherions vers cette hypothèse si l'introduction,
dans ce recueil, de textes quasi-contemporains ne nous
286 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
mettait en garde contre certain goût du postiche trop facile
à reconnaître chez les éditeurs belges.
Quoi qu'il en soit, ce livre contient, avec des couplets
alertes et des épigrammes acérées, des contes fort spirituels
attribués à Dorât, à Imbert, à La Chabeaussière, à Cubières,
à Willemain d'Abancourt, à Baculard d'Arnaud, etc., et qui
ne se retrouvent pas dans les oeuvres de ces auteurs. On y
peut voit encore des pièces inédites de l'abbé Charbonnet,
de Billardon, de Sauvigny, de Marie des Ursins, de Monvel
« acteur de la Comédie Française », de RegnaultdeChaource,
et, sous la signature de RobbédeBeauveset, quelques menues
historiettes du bon Vasselier. Le ton plus que léger de ces
productions, où l'esprit étincelle, suffit à leur assurer une
place dans notre galerie.
Apocryphe ou non, ce recueil est le premier essai d'un
Parnasse satyrique de xvme siècle.
LES INFATIGABLES
— c Mettons en jeu les aimables peintures
De l'Arétin, dit à son amoureux,
Fille de bien, très experte aux postures
Que nous décrit cet auteur vigoureux. »
— « Donc commençons, répond l'amant heureux,
Tant il est vrai qu'on peut tout quand on aime I »
Après vingt tours que sait exécuter
Le couple ardent et flexible à l'extrême,
La belle dit : — « Il faut nous arrêter. »
— « Pourquoi? tait l'autre. On peut encor lutter.
Serais-tu donc à la fin de ton thème ?... »
APPENDICE 287
— « Oh ! que nenni ; tiens, nouveau stratagème ! »
Et ces mots dits, la belle va sauter
Au cou du gars et s'enfile d'elle-même. »
La Ghabeaussière (1).
LES DEPECHES
Bontemps, courrier de cabinet,
Arrive en une hôtellerie,
Et trouve l'hôtesse Marie.
Lâchant son petit robinet
Au fond de la grande écurie.
La gaillarde, bien aguerrie,
Reconnaissant le cavalier,
Ne se dérange... Au râtelier
Il met son bidet... Puis la pousse...
Accroupie et troussée ainsi,
Inutile qu'il la retrousse,
Et fasse un grand effort; aussi
Sur elle il tombe sans secousse ;
Et son manteau, qui se rabat
Les couvre tous deux... Le combat
Fort leur plaisait, on le devine,
Et trois fois la belle mutine
Rallumait le flambeau d'amour,
Quand l'hôte sort de sa cuisine,
En hâte traverse la cour,
Et, sifflotant, vient aussi faire
En cet endroit son petit tour,
(1) La Chabeaussiêre. auteur dramatique, administrateur de
l'Opéra, né à Paris en 1762, mort en la même ville le 10 septembre
1820 (Note de l'éd.)
288 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Mais à l'entrée. A leur allairc
Tout entiers, nos chauds amoureux
N'entendent rien... Lui, moins sourd qu'eux,
Se retourne et se prend à dire
Au manteau, reconnu d'abord :
— « A qui donc en avez, messirc ?
Que vous vous trémoussez si fort ? »
— « Eh ! ne vois-tu pas bien, butor,
Que je cherche ici mes dépêches.
Allons, cours vite, et te dépêches
De revenir, lanterne en main,
Pour me chercher jusqu'à demain
Mon satané de portefeuille
Qui s'est échappé de mon sac... »
L'hôte court... et l'hôtesse crac !
Fuit, en tremblant comme la feuille,
Et rouge comme nacarat.
De crainte ? non, mais d'une aubaine
Qu'elle espérait encor plus pleine.
Quant à Bontemps, le scélérat,
A l'hôte apportant la chandelle,
D'un air câlin dit : « Mon très cher,
Inutile de plus chercher :
Tout est rentré dans l'escarcelle. »
Regnault de Chaource.
LE CALCUL DIFFICILE
(dialogue)
— « Dis moi, sans me tromper, combien, belle petite,
Dans ton gentil conin furent de v... admis
Depuis que du premier il reçut la visite? »
— « Ma foi, je ne saurais te calculer si vite
APPENDICE 289
Le nombre assez restreint de ces pauvres amis ;
Mais avec ton secours j'y serai plus habile,
Essayons. J'ai vingt ans. Quand je devins nubile
Et que le premier trait entra dans mon carquois,
J'en avais douze; ainsi c'est huit ans d'exercice.
Combien ces huit ans-là nous donnent-ils de mois?
Tu dis quatre-vingt-seize ; eh bien ! c'est là, je crois,
Le petit contingent qui me rendit service,
Auquel il faut pourtant ajouter au moins trois,
Car il en fut des plus zélés à leur service
Qui ne purent fournir les trente jours voulus;
Et j'ai dû remplacer trois ou quatre perclus.
C'est bien peu, n'est-ce pas ?» — Pour une jeune actrice,
Ce n'est pas même assez. — « Las ! j'étais si novice î
Mais j'espère à présent en user un peu plus. . . »
Et la belle a tenu sa gentille promesse.
Le hochet qui durait trente jours autrefois
Se trouve remplacé par trente chaque mois;
Et la petite actrice est maintenant duchesse.
NOGARET,
LA FILLE AUX GARDES FRANÇAISES
« O que ma vie au régiment
« Dans la joie est vite écoulée !
« J'y prends la Heur du sentiment,
« Et les plaisirs à la volée !... »
Or il arrive qu'un beau jour,
La Tulipe faisait l'amour
Dans la chambre de la caserne
Avec la petite Laverne.
La farceuse, sur son amant,
Juchée, était bien enfilée
1!»
CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Et s'y donnait un tremblement
Dont la couche était ébranlée.
Mais, dans ce précieux moment,
Un garde accourt etourdiment.
— « Qui va là? » demande le groupe.
L'autre répond: — « Amour parfait... »
(C'était du garde un sobriquet).
« L'amour I. . . Qu'il entre et monte en croupe, »
Dit la fille avec un hoquet.
La Tulipe, dessous, dit « Houppe !
Monte... » L'Amour monte en effet
Et plante si bien le piquet
Que chacun redit : — « Houppe ! houppe ! »
Et vous mouille ainsi qu'une soupe
La cavalière et le bidet.
O qu'on est heureux dans la troupe!
La Tulipe et l'Amour parfait
A bout de jeu, notre éveillée
Rechantait son refrain charmant :
« O que ma vie au régiment,
« Dans la joie est vite écoulée,
« J'y prends la fleur du sentiment
« Et les plaisirs à la volée I »
La Chabeaussière.
LE GODEMICHE
Un libertin de qualité,
Ministre à Versailles, cité
Pour sa passion protectrice
Des talents et de la beauté,
Protégeait une jeune actrice.
Chez elle, du matin au soir
APPENDICE 291
(La nuit n'était de son office),
Il avait pu surprendre et voir
Les mille secrets, l'artifice
De la toilette et du boudoir,
Du théâtre et de la coulisse :
Faux cheveux, faux teint, faux joyaux,
Beaux masques pour tous les défauts,
Postiches de toute nature.
De cet arsenal si complet,
Il avait fait, dans maint couplet,
La piquante nomenclature,
Quand il s'aperçut, à la fin,
Qu'il y manquait certain engin,
Dont le solitaire exercice
Peut soulager mainte nonnain,
Mainte veuve et mainte novice.
Donc, il s'en vient un beau matin
Présenter à sa demoiselle
Un parapilla, grand modèle,
Par Vaucanson même inventé,
En lui disant : — « Ma toute belle,
A l'image de la beauté
J'offre, pour orner sa chapelle,
Limage de la volupté. »
Il croyait, par cette épigramme,
Interloquer la jeune femme,
Qui, le prenant au sérieux,
Sur le charmant joujou s'élance,
En fait l'essai délicieux,
S'agite et se pâme à ses yeux...
Puis, enfin, rompant le silence,
S'écrie avec naïveté :
— « Je rends grâce à Votre Excellence,
En effet, cette ressemblance
Vaut mieux que la réalité. »
Qui fut penaud? Mon gentilhomme.
292 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
S'en làcha-t-il? Oh! que non pas.
Au contraire, et c'était le cas,
Il mit l'histoire en couplets, comme
Sait les faire de Maurepas.
Imbekt.
MANUSCRITS
Nous avons hésité longtemps avant de consacrer une rubrique
aux manuscrits de Contes du XVIIIe siècle. Ce n'est point
qu'une telle sorte de recueils, naguère fort en vogue, fasse
défaut dans les fonds publics ou les collections particulières,
mais nous craignions de ne pouvoir mentionner toutes les
pièces qui auraient droit de cité dans le présent ouvrage. Il
faut le dire, nos recherches dans un tel domaine n'ont pas
donné les résultats que nous étions en droit d'attendre, les ori-
ginaux consultés ne renfermant guère de pièces susceptibles
d'être reproduites. D'autre part, les éditeurs de l'avant-dernier
siècle qui exploitèrent à leur profit le fonds d'anecdotes com-
munes, ont laissé peu de choses à glaner dans les sottisiers
du temps. Loin de vouloir éclairer le lecteur sur l'indigence
de nos découvertes, nous nous contenterons de signaler les docu-
ments dignes de son attention. Trois recueils, parmi cent autres,
que nous avons consultés, offrent encore des ressources pour
les bibliophiles avides d'inédit. Le premier n'est autre qu'un
des fameux manuscrits de la comtesse de Verrue. Cette pièce
unique, dont on trouvera plus loin une description sommaire,
fait partie aujourd'hui du riche fonds de M. Pierre Louijs.
Quoiqu'il renferme des conte fort connus, édités maintes fois,
il fournit des variantes curieuses aux œuvres des Grécourt.
des Jean-Baptiste Rousseau, des Vcrgicr, etc. C'est, sans
aucun doute, la plus ancienne leçon que nous possédions dans
ce genre littéraire. Les deux autres manuscrits sont des choix
de pièces provenant du fonds "\ Us sont conservés à la biblio-
thèque Nationale, sons ces cotes : Fr. 935Î et 935'?.
294 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Nous avons extrait de ces recueils une série de contes qui,
sfils ne valent point uniquement par le mérite verbal, se recom-
mandent par leur rareté.
Au lecteur de juger si notre zèle est à la hauteur de son goût
ou de son impatience.
HISTORIETTE
Un certain homme dont j'ignore
Le pays ainsi que le nom,
Poussé d'une inspiration,
Se leva quant et quant l'aurore
Pour aller en confession.
Il estoit fort enclin au péché de luxure
De l'une et de l'autre créature.
Le père qui le confessoit
Estoit un éveillé qui poussoit bien nature
Et qui je pense pratiquoit
Ce qu'à confesse on luy disoit.
Le pénitent, après avoir fîny sa prière,
Dit qu'il avoit séduit une jeune bergère.
— « C'est enseigner les innocens, »
Répondit le Révérend père.
Ensuite, il dit que par soins ménagez
D'une veuve il avoit mis l'honneur au pillage.
— « C'est consoler les affligés, »
Répond ce dernier personnage.
— « De plus, dit le gaillard, d'un cœur humble et soumis,
J'ay couché maintes fois avec une huguenotte... »
« — C'est faire, dit le père, une action dévotte
Que d'envahir ainsi le bien des ennemis. »
— « Item, j'ai couché avec une nonne,
Belle, jeune, drue et mignonne. »
APPENDICE 295
— « Ah ! dit en colère ce moine,
C'est voler notre patrimoine.
Soudain d'icy retirez-vous.
Des plus affreux péchez, c'est le pire de tous. »
LES JUIVES
Avec des juives certain moine
Prenoit sa recréation.
Un jour, son amy le chanoine
Luy disoit par compassion :
— « Amy, vous courrés risque d'être
Brûlé comme un porc vif ou mort. »
— « Nenny, nenny, se dit le prêtre,
Car je les baptise d'abord » (1).
L'ARGENT FAIT TOUT
(conte allégorique)
Avec de l'argent on fait tout,
Soit aux champs ou à la ville.
De la plus prude on vient à bout
(1) Ces deux derniers contes sont extrait d'un manuscrit provenant
delà comtesse de Verrue, et appartenant à l'aimable auteur d'Aphro-
dite, M. Pierre Louys. 11 porte comme titre : Contes de divers au-
teurs, 1706, et renferme bien près de 120 pièces, presque toutes de
Grécourt, de J.-B. Rousseau, de Vergier, de Saint-Gilles, de La Mon-
noie, etc. (non signées). La reliure de ce curieux manuscrit de 531 pp.,
est de veau fauve et porte les armes de la comtesse de Verrue —
d'argent à la croix de sable cantonnée de quatre losanges de même
— accolées à celles d'Albert de Luy nés, et ècartelées de Rohan.
Quoique toutes les pièces qu'il contient soient à l'état de copie,
c'est, répétons-le, un livre original et le premier recueil collectif de
contes en vers du xvur siècle.
2% CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
Avec cent louis ou bien mille
Il n'est point de fidélité
A l'épreuve de cette pluie
Soit en France, soit en Turquie,
L'argent fait tout en vérité.
Pour en donner preuve certaine
Il suffit de ce conte-cy
Qui vous le prouve en racourcy
Autant ou plus qu'une douzaine.
Dans une ville, capitale
D'un royaume près du Pérou,
Rcstoit jadis un certain fou
Qui passoit pour un très beau mâle.
S'il étoit bon, je n'en sais rien
Non plus que s'il avait du bien.
Chose pourtant très nécessaire.
Bref ce Tirsis (1) s'amouracha
D'une très belle printanière (2).
De savoir s'il la chevaucha
Ou par devant ou par derrière.
Ou bien de quelque autre manière,
C'est ce qu'avec soin il cacha
Mais tout ce que l'on en peut dire
C'est qu'ils s'aimèrent tendrement
Même jusqu'à l'emportement,
Ce qui fût su de certain sire (3)
Sire à c... de Maroquin,
C'est-à-dire drôle très riche
Qui de donner n'estoit pas chiche
Autant le soir que le matin,
Et qui pour foutre une donzelle
Offroit jusqu'à cent mille écus.
(1) Le marquis d'Alencourt (sic).
(2) Madame d'Averne.
(3) Le Régent.
APPENDICE 2i)7
Aussi faisoit-il de cocus
Une prodigieuse séquelle.
Un matin, à ce que l'on m'a dit,
Ce maître paillard entrevit
Non sans secours de sa lorgnette (1)
Nos amans qui faisoient goguette
Qui se baisoient, se rigoloient,
Si vous voulez, qui se f.... toient
Et qui, très contents l'un de l'autre,
Ne disoient pas la patenôtre.
Aussi n'estoient-ils pas en lieu
A s'amuser à prier Dieu.
Qui l'eût fait, étant à leur place,
N'eût pas été de bonne race
Finissons la digression
Notre paillard avec raison
Convoitoit fort d'une prunelle
Cette gentille tourterelle
Kt maudissoit le tourtereau
Qui croquoit un morceau si beau.
Il jure qu'il veut qu'on l'empale
S'il est longteins comme Tantale.
En effet, ce Maître Frapart
Dans son palais tire à l'écart
Maître Jean et Dame Isabelle
L'un, très excellent macquereau,
L'autre, très fine macqucrelle,
Et leur dit ceci bien et beau
Sans chercher midy à une heure,
— « Chers amys, croyés, ou je meure
Que si ne me prestes secours,
Je suis tondu dans peu de jours. »
— « Qu'avez-vous, dit aussitost Jean,
Qui puisse vous chagriner tant. »
(1) 11 étoit borgne et ne voyoit de l'autre œil qu'avec une lorgnette.
298 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
— « Amy, quand tu dcvrois me battre,
Je suis amoureux comme quatre,
Voire comme cinq, dit le paillard
Et je jure par saint Médard
Qu'oncques ne vit si belle chrétienne. »
— « En est-il quelqu'un qui tienne,
Dirent les deux consolateurs,
Vous avés le chemin des cœurs
Et quel mortel, comme vous donne
A toutes celles qu'il enc... ne
Argent, perles et diamants.
Où en trouverez-vous une encore
Qui résiste à tous ces presens.
Sans doute, parce qu'elle adore
Un jeune champion rablu
Qui la f...t mieux, que je mente,
Dans moins d'un jour, que moi dans trente.
Que nous importe, ventrebleu
De sçavoir combien il la baise
Si c'est dix coups ou si c'est treize
Monsieur, je vous le dis tout net
Band...t-il beaucoup mieux qu'Hercule,
Je veux morbleu que l'on m'en.... le
Avec un gros v... de mulet
Si dès demain, ne lui déplaise
Il n'est débusqué comme un biaise. »
— i Débusqué demain et comment? »
Je vous dis qu'avec de l'argent
On f ... tout, soit garçon, soit femme,
Je m'en vais trouver votre Dame
Vous n'avez plus qu'à m'ordonner
Ce vous voulez que je dise
A cette charmante Artémise
Et ce que vous voulez donner
Pour en faire votre monture. »
— « Mon cher Jean, cours-y tout à l'heure,
APPENDICE 299
Fais tout comme tu l'entendras,
Donne tout ce qu'elle voudra.
Je m'en ...s, car, quoi qu'il m'en coûte,
Il faut, morbleu, que je la f....te. »
— « Vous la foutrez assurément,
Dit Jean, ou je veux qu'on me berne. »
Il dit et court dès le moment
A l'hôtel de Dame d'Averne.
G'estoit ainsy que s'appeloit
La Dame que fort convoitoit
Messire Philippe de Beauce
Qui, pour son âge, n'étoitrosse
Quoyqu'il fût majeur etdemy
Et qu'il eût f...tu de son v...
Trois cents dames de bon compte.
(Le paillard n'en a-t-il pas honte)
Sans compter même par dépit
Maintes autres femmes et maintes filles
Et mêmement ce qu'il f....tit
Par cy par là de sa famille.
Revenons à Jean de Clermont
(C'estoit le nom et le surnom
De celuy qui dans un bel âge
Fit tout ce beau macquerellage
Et qui aima tant ce métié
Que si Jupiter, par pitié,
Ne l'eût écarté du Tonnerre,
Il eût fait f...tre toute la terre. (1)
Comme la Dame en question
A qui il parla sur ce ton :
— « Que vous estes, belle, Madame,
Quel est le cœur qui ne s'enflamme
(1) Allusion à la maison de Clermont-Tonnerre, dont il se dit et
dont il n'est pas.
.il»!! CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
En voyant briller tant d'attraits
Mais qu'ils scroient bien plus parfaits
Si vous n'estiez pas si cruelle.
Sire Philippe meurt pour vous
D'un amour très doux et très tendre.
Hélas ! pourquoy ne pas vous rendre
A des feux qui scroient bien doux.
Si vous voulez recevoir l'offre
Qu'il vous fait faire de son cœur
Avec la clef de son coffre
Qui pour vous est un grand bonheur
11 offre quarante mil' livres... »
Mais la Dame point ne se livre.
Il en offre cent, elle tope.
Comme elle, Dame Caliope
A tant d'argent n'eut reculé
Quand on eût voulu 1' er.
Mais revenons à notre affaire
Que Jean fut si content de faire
Ou si voulés d'avoir tait.
Un si bon marché pour son sire
Dieu veuille nous garder de pire
Je dis de pire avec raison.
Cependant Jean court vite, vole
Tout droit à la belle maison
Ou son bon maître se désole,
Craignant que Jean ne réussît
Mais tout aussy tost qu'il le vit
Il devint aussy froid que glace
Et maudits soit desjà le v...
Qui luy causoit tant de disgrâce
— « Monsieur, vous n'avés pas raison
Luy dit lors Jean d'une voix forte,
De vous plaindre de cette sorte
Croyés-moy par là, ventrebleu,
Que vous allés jouer beau jeu
APPENDICE 301
Votre affaire est faite... » — « J'en doute. »
— « Cent mil' francs il vous en coûte
Vous n'avés plus qu'à les compter ;
Dès ce soir vous serés monté. »
— « Ce soir? » — « Oui, ce soir ou je meure. »
— « Qu'on l'aille chercher tout à l'heure. »
Isabelle aussy tost partit ;
Dans ses mains vite l'on remit
La belle, afin qu'elle f. ..lit
Ce qu'elle fit de bonne grâce,
Après avoir fait la grimace
Que fait toute femme d'esprit
Auparavant d'être f...tue.
Si elle le fut mal ou bien
Pour cela, je n'en diray rien,
Mais elle le fut, chose seure,
[Pour] beaucoup d'argent ou je meure.
(Bibliothèque Nationale : Ms. Fr. 9351).
DIALOGUE ENTRE LE C. ET LE C. (1)
LE C.
Oh ! mon voisin, un mot. Peut-on parler
Sans crainte?
LE C.
Volontiers.
le c.
J'ai fort à me plaindre.
(1) On trouve une version sommaire et incomplète de ce conte dans
le Ms. de la comtesse de Verrue.
CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
LE C.
Quoy! de moy, mon voisin?
le c.
Ouy, depuis fort longtems
Vous m'enlevés tous mes chalans
le c.
Bondieu, vous mocqués-vous du monde,
Mon voisin ? Vous vous trompés, fort.
Une petite porte ronde
Peut-elle vous faire aucun tort ?
Je n'occupe sur le derrière
Qu'un très petit appartement,
Tandis qu'en porte très cochefe
Vous étalés sur le devant.
le c.
Oh ! ne me vantés pas ce funeste avantage,
Vous allés irriter une vive douleur.
Ce magnifique abord, ce pompeux étalage
Est la source de mon malheur.
le c.
Mais que voulez-vous que j'y fasse ?
le c.
Si vous pouviés vous élargir ;
le c.
Ah ! mon voisin c'est votre grâce
C'est à vous à vous rétrécir.
le c.
Mettes un peu plus d'espace
Entre votre étal et le mien.
le c.
Mais vous n'y songes pas, tout le monde sait bien.
Pour nous approcher l'un de l'autre,
APPENDICE i
Que très visiblement vous rognez le pilier
Qui doit mettre en particulier
Ma boutique d'avec la vôtre .
le c.
Voulés-vous nous associer ?
le c.
Serviteur, chacun son métier.
Le plus adroit apothicaire
Est, pour me donner un clistère,
En risque de faire un faux pas.
Ah! ma foy, je n'y puis que faire,
Si l'amour ne s'y trompe pas.
Le C. d'humeur fort babillarde
Eût répliqué, mais il n'eut garde
Car son voisin qui lui fit paix
Fit qu'il ne dit plus mot après.
(Bibliothèque Nationale, Ms. Fi\, 9352.)
CONTE
Un jour un beau congréganiste
Sollicité d'un jésuite,
Préfet de congrégation,
D'amortir sa tentation.
Par un plaisir philosophique
Lui dit : — « Père, vous nous preschés
Que la Vierge sage et pudique
Hait par-dessus tout péché
L'enc... sodomistique. »
— « Mon fit, dit-il, toute action
Reçoit son explication,
MM CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
C'est-à-dire que Notre-Dame
Déteste comme un B...gre infâme
Celui qui pouvant f...tre un c...
Va chercher à foutre un garçon,
Mais à gens de notre soutane
Que tout le public condamne,
Quand femmes il nous voit approcher,
Il est permis de chevaucher
Un garçon sans craindre fâcher
Ny Dieu, ni son fils, ni sa mère ;
Car ce n'est que pour empescher
Foiblesse humaine d'éclatter
(Et le scandale en cette affaire
Est le seul mal à redouter.)
C'est pourquoy saint Ignace ordonne
Qu'à jamais tous les descendants
Nef...tent que de jeunes gens
Assurant que, non seulement,
La Sainte Vierge leur pardonne
Mais que c'est un signe évident
Du salut d'un semblable enfant
Quand il se laisse, vers quinze ans,
Sollicité par un saint homme,
Caresser comme on fait à Rome.
(Bibliothèque nationale, Ms. Fr. , 9352;.
LE DOUTE RESOLU
Autrefois en terre papale
Colin d'humeur fort joviale,
Rencontrant un jeune tendron,
Sentit allumer son brandon
APPENDICE 305
Et lui proposa cette affaire.
Mais la pucelle, de colère,
Envoya paître ce mignon.
De quoy irrité, ce dit-on,
Il la saisit et vous la trousse,
Mais la belle, qui se trémousse,
Pour empescher l'opération
Fait que Colin finit l'action
Sans savoir dans quelle contrée
Priape avoit fait son entrée,
Ce qui, pendant un très long tems,
Tint l'esprit du gars en suspens
Car jubilé venu de Rome,
Pour effacer péché de l'homme,
Fit que Colin, très repentant,
S'alla confesser à l'instant
A un franciscain très severe.
Il lui conta tout le mystère
Et vous lui dit tout bonnement
Qu'il ne savoit pas où, et partant
Qu'il ne peut déduire l'affaire.
Le Pater luy dit de se taire.
Le moine éloit fin et adroit.
Il lui demande: — « La mignonne
Avoit-clle l'endroit chaud ou froid ?... »
— « Très froid, repartit le bonhomme. »
A ces mots, le frapart en rut :
— « Par saint François, dit-il, vous laf.. . en cl.
(Bibliothèque Nationale, Ms. Fi\, 9352).
20
306 CONTES ET CONTEURS GAILLARDS
CONVERSATION DES DUCHESSES
ET DES BOURGEOISES AUX THUILLERIES
Trois bourgeoises étant assises sur un banc,
Six duchesses, de front, viennent, avec audace,
Pour leur faire quitter place,
Contant que l'on doit tout à leur superbe rang.
Pardonnés-moi, le trio demeura,
Mais seulement il se serra.
Par la Duchesse courroucée,
La Bourgeoise se sent poussée.
Alors, c'est à qui poussera
Pour voir à qui le poste restera.
On juge bien que tout ne se passa
Entre ces neuf femelles là,
Sans que l'on combattît encore de la langue.
Une duchesse fit la première harangue,
Et voicy comme elle parla :
— « Mes bonnes, il est tard, votre bœuf à la mode
Ou bien votre gigot sera froid ou gâté.
La bourgeoise, d'ailleurs, doit-elle être incommode
A des femmes de qualité ?
Allés voir vos enfans, votre petit ménage,
Eplucher la salade avec vos maris.
C'est ainsi qu'en la rue aux Ours ou Saint-Denis,
En use une Bourgeoise honnête, instruite et sage. »
— « Je ne say pas comment vous l'entendes,
Répondent en chœur les bourgeoises altières,
Nous étions icy les premières,
C'est vous qui nous incommodés.
Il est pourtant fâcheux qu'on vous déplaise,
Ajoute une des trois, sur l'ironique ton,
Mais, sur un tabouret, à Versailles, est-on
Beaucoup plus à son aise. »
APPENDICE 307
— « Oh ! oh ! vous plaisantes, vrayment il vous sied bien
De faire les spirituelles ;
Encore un coup, allés, songes, mesdemoiselles,
Qu'un gigot réchauffé ne valut jamais rien. »
— « Bourgeoises du second étage
Vous nous croies apparemment ;
Nous sommes du premier et nous avons la rage
De vivre, comme vous, irrégulièrement.
Loin de nous retirer à huit heures sonnées,
Pour ne pas faire attendre nos époux,
Nous attendons la nuit, pour aller, comme vous,
Raccrocher quelques-uns, dans les sombres allées.
Quand, au jeu, nous perdons notre petit argent,
Nous ne payons après que de notre personne.
Mais c'est à qui de vous sera la plus friponne ;
Pour n'avoir pas recours à cet expédient,
A nos époux nous faussons compagnie,
Comme vous, la nuit et le jour,
Et comme vous, nous passons notre vie
A bien nous enyvrer et de vin et d'amour.
Lorsque la bonne chère excite la tendresse,
Si nos amans en chef nous manquent, au besoin,
De les bien remplacer nos laquais prennent soin,
Et nous vivons, enfin, à la Duchesse. »
(Bibliothèque Nationale. Ms. Fr. 9352.)
FIN
TABLE
Pages
PnÉFACE |
Jacques Vergier :
Notice 1
Le Procurateur de Saint-Marc 5
Le Cordelier et le Feuillant 7
Jean-Baptiste Rousseau :
Notice 13
Le Clou 20
Les deux trous qui n'en font qu'un 23
Le faux Carme 24
G récourt :
Notice 28
Les deux pucelages 34
Attrapez-moi toujours de même 35
La Suivante modeste 35
L'Origine du petit bout des tétons 36
Le chanoine et la servante 37
Le cavalier présomptueux 37
La sage remontrance 39
Le fidèle italien 39
Le pupitre 40
Les Bonnets 40
Nabuchodonosor 42
Voltaire :
Notice 43
L'Apothéose du roi Petaut 44
Alexis Piron :
Notice 4H
La Puce 53
Le Nez et les pincettes 57
Les Deux rats 62
310 TABLE
Pages
La Perruque du curé 64
Les Belles jambes 64
Les Cantarides 65
La Vierge et le Chantre. 66
Des Biefs :
Notice 67
Les Deux commères 70
Le Carme 70
Le Joueur à coup sûr 71
La famille à talents 72
Pajon :
Notice 73
Le Déménagement 74
Les Mauvais discours 75
Il n'est rien de tel que de tenir 76
L'Œil et le pucelage 76
Le Regret 77
Le bon latin 78
Robbé de Beausevet :
Notice 79
Extase quiétiste 85
Réponse à tout 86
La Vive 87
L'Ave Maria 89
Le Quiproquo 91
La Gageure perdue et gagnée ou le Carnaval de Venise , 95
Le Déménagement inutile. 98
L'Heureuse fraude 101
Joseph Vasselier :
Notice 102
La Revanche 108
La leçon 109
L'honnêteté • 110
La diète 110
La bagarre 111
L'incorrigible 111
Le bidet 112
Les Demi-dupes 112
Gasconnade 114
Le Rêve Il4
TABLE 311
Pages
Guichard :
Notice 115
La Pommade de Myrte 120
La Dame, l'Abbé et le Peintre 121
L'Eclaircissement 122
La Duchesse et son cocher 123
Le langage de l'innocence 123
Le tour d'un page 124
Le Bailli et la villageoise 125
Dorât :
Notice 127
Conte. • 131
Louis d'Aquin de Chateau-Lyon :
Notice 135
La Parure 137
Le Procureur à confesse 138
Le Gosier étroit • 139
Mérard de Saint-Just :
Notice 141
La Clef propre à toute serrure 143
La mesure de Saint-Denis 144
Le Haut-de-Chausse 145
Le don mutuel 146
Manière d'aimer qui ne se trouve pas dans l'Aretin 146
Gudin :
Notice 148
Les quatre pieds 154
Avantage de la Confession 158
Augustin de Piis :
Notice 159
A deux de jeu 165
La Balançoire • 166
La Mauvaise devineresse 167
La certitude fâcheuse . . 168
Le mauvais imprimeur. 168
ThéiH :
Notice 170
Les Habits changés. 172
Les Poires payées 175
313 TABLE
Pages
L'abbé Bretin :
Notice 177
Plus qu'on ne demande ■ 178
L'Enfant modeste 180
La Jarretière 181
Pelluchon Destouches :
Notice 183
Le trou de souris 185
La Méprise 18<>
Le cas de conscience 187
La poivrière 188
L'époux nourrice 189
Félix Nogaret :
Notice 190
L'Abbesse et un voleur 197
Turcaret 198
L'eau des Carmes 198
Roule toujours 199
La Bague perdue et retrouvée 201
Géronte et sa servante 203
Beaufort d'Auberval :
Notice.. 20(i
Le petit voyage ou les Ursulines et les Carmes 2 lu
L'Alternative ou la Maîtresse charitable 213
La Dragée d'attrape ou la Gourmandise punie 214
Le Buisson ou la Curiosité punie. . • 218
APPENDICE
I. — RECUEILS COLLECTIFS ET OUVRAGES ANONYMES
Les poésies du sieur D'** :
Notice 223
L'Urinai ■ 223
Recueils de poésies diverses (1663) :
Notice 229
Le Truchement 229
Recueil de pièces choisies par les soins du Cosmopolite :
Notice 231
Les Pelotons ou le Couseur de pucelage 232
L'Oiseau réveillé 235
TABLE 313
Les quarts d'heure d'un joyeux solitaire :
Notice 236
Le Mécompte ou l'épouse novice 237
Les deux Robes 242
Contes théologiques :
Notice 243
La Vertu des pèlerinages (Gassendi i 244
La Table des menuisiers 244
Le Maître italien (Satrat) 245
Etrennes gaillardes :
Notice 247
La Confidence 247
Dialogue entre deux servantes 248
La métamorphose 24(.)
L'excuse ingénieuse 249
Le Curé complaisant 250
Anecdotes Européennes :
Notice 25;;
La comparaison naïve 254
Le Bréviaire 254
Las Heures de Paphos :
Notice 255
L'Ecrevisse 255
Contes et poésies du commandant Collier :
Notice 259
Le mari désossé 260
Le Moine 260
Contes et Epigrammes en vers :
Notice 264
Le Picard 264
Le Provençal 265
M"« Toute à tous 265
Aretin français par un membre de l'Académie des Oames :
Notice • 267
Le jeu ne vaut pas la chandelle . . 2«K
Kecueil de nouvelles poésies galantes :
Notice. . 269
L'heureuse surprise de la S'" 268
Le lalct du Jésuite 272
314 TABLE
Pages
Le Jésuite et le tableau 272
Contes 273
L'autel aux sacrifices 273
Momus Redlvivus ou Les Saturnales françaises :
Notice 275
L'enfant fait en musique 276
Les amours de Chariot et Toinette 280
Parnasse Satyrique :
Notice 285
Les infatigables 286
Les dépêches 287
La filles aux gardes françaises 288
Le calcul difficile 289
Le Godmiché 290
Manuscrits :
Notice 292
Historiette 294
Les juives * 295
L'argent fait tout 295
Dialogue entre le c. . . et le c 301
Conte 303
Le doute résolu 304
Conversation des duchesses et des bourgeoises aux Thuilleries. 306
Alençon. — Imprimerie Veuve Félix GUY et Cie
'•■«fc/«*W^5 w «— w » .
S ttft*
PQ Bever, Adolphe van
1177 Jontes v conteurs
B49 gaillard3 au XVIIIe siècle
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY